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L’Herbe qui rendit les Femmes Muettes

image IL était une fois, il y a de cela bien des années, un village reculé de la campagne où toutes les femmes étaient muettes. Oui, vous avez bien entendu, toutes les femmes y étaient muettes : qu’elles soient grands-mères, mères ou filles, nulle n’ouvrait la bouche ou ne prenait la parole pour exprimer quoi que ce fût ; et durant la journée, lorsque les hommes étaient aux champs, le village était curieusement emprisonné dans une chape de silence, au point que pendant très longtemps il était resté ignoré du reste du monde.
Il n’en avait pas toujours été ainsi : Barjacas avait été autrefois un hameau plein de vie, où, dès le lever du soleil, la place, les rues, le lavoir résonnaient du babil incessant des ménagères ; il n’était jusqu’à l’église où Monsieur le Curé lui même n’arrivait à obtenir le silence. Car, par malheur, dans ce village, les femmes naissaient naturellement bavardes : dès qu’elles venaient au monde elles émettaient un flot de paroles qui ne tarissait plus de toute leur vie ; à peine si la nuit apaisait leur bavardage, car beaucoup parlaient en dormant !
Et les hommes, dans tout cela, me direz vous ? Ils s’étaient par force habitués à ce bruissement incessant, et avaient même fini par en tirer parti, car ils n’étaient jamais contraints de raconter par le menu détail ce qu’ils avaient fait de la journée, et pouvaient se contenter d’émettre de simples interjections, comme :  « Oh !…. Ah !… Bon !… Vrai ?… Aie !… » laissant croire à leurs épouses qu’ils les avaient religieusement écoutées ; de plus, leurs occupations les appelant à travailler hors du village la plupart du temps, ils se rassasiaient du langage silencieux de la nature dans laquelle ils trouvaient compréhension et paix.
Et pourtant il advint un jour où tout fut changé.

***

Tout avait commencé lorsque le moulin de la rivière s’était brusquement arrêté de marcher.
Etait-ce que le mécanisme s’était grippé, ou que l’eau de la résurgence, après une grande période de sécheresse, n’eût plus apporté le débit nécessaire pour actionner les meules, mais le moulin, un beau matin avait cessé de broyer le grain.
Vous imaginez aisément les conséquences : plus de moulin, plus de farine, et par là, plus de bon pain.
Le village ainsi privé dépérissait.
Le meunier se désespérait .

Soupçonnant je ne sais quel mauvais génie de lui avoir jeté un mauvais sort, il s’en vint se plaindre à sa femme. Cette dernière, lancée dans une grande conversation avec la voisine sur une jupe qui devait être à plis ou froncée, entendit à peine ses doléances, mais l’envoya néanmoins prendre conseil auprès d’Eulalie la bien nommée.
Eulalie, outre le fait qu’elle était notoirement connue pour un débit de paroles, souvent acerbes, que seul, la prise de respiration nécessaire à toute vie avait le pouvoir d’interrompre momentanément, avait, vu son grand âge, de sérieuses connaissances sur les phénomènes naturels et surnaturels.
Elle savait, que des pétales de fleur de lys macérés au soleil dans de l’huile d’olive, étaient un vulnéraire puissant ; que prendre au printemps pendant huit jours, tous les matins une infusion de petit chêne, donnait au corps une nouvelle jeunesse .
De même, connaissait-elle parfaitement la signification climatologique des nuages et des escargots .
Mais son savoir allait plus loin : le chat-huant criait-il deux soirs consécutifs ? Il mourrait quelqu’un au village, et pour empêcher ce malheur, sa science était capable de fournir drogues ou incantations adéquates. Aussi, l’envoyait-on quérir pour assister un accouchement ou un agnelage difficiles . Bref, vous aurez sans doute compris qu’elle était la guérisseuse, d’autres diraient la sorcière, à qui l’on faisait appel quand quelque chose ne tournait pas rond.

***

Quand Jean-Loup, le meunier, arriva chez la vieille femme, elle et sa pie, Margot, se chamaillaient au sujet de la disparition d’une cuillère. Car, vivant à l’écart du hameau, et n’aimant pas converser toute seule, elle avait appris le langage à sa pie , qui du reste, était vite devenue une interlocutrice au débit de paroles aussi impressionnant que le sien.
L’homme toussa plusieurs fois pour faire remarquer sa présence, sans que cela mît fin à l’altercation. Aussi :
« Eulalie, cria-t-il à plein poumons, c’est moi , Jean-Loup, le meunier.
. - Mais tu n’es pas fou de faire peur aux gens de la sorte ? Qu’as-tu donc à crier  malappris ? Ne vois-tu pas que je cause avec quelqu’un.. ?
- Ah, parce que cette voleuse de pie, c’est quelqu’un ! répliqua le meunier.
- En tous les cas elle n’est pas mal élevée comme toi, elle dit bonjour, elle au moins, quand elle arrive quelque part ! Elle ne se contente pas de crier dans les oreilles des gens à leur faire tourner les sangs ! Et d’abord, qu’est-ce que tu lui veux à Eulalie, que tu viennes la déranger jusque chez elle ?
- C’est pour le moulin, bredouilla l’homme confus. Il ne marche plus.
- Et que veux-tu que j’y fasse ?
- Ma femme m’a dit que vous auriez peut être une prière qui le remettrait en marche.
- Non, mais vous l’entendez, une prière pour faire marcher les moulins ! As- tu d’abord songé à vérifier les mécanismes ?
- Tout à l’air de bien fonctionner. - As-tu seulement regardé le niveau d’eau de la rivière ? Il a fait sec ces derniers temps.
- Il est très bas.
- Alors il faut te plaindre à la montagne, c’est elle qui lui donne l’eau !
- Et qu’est-ce que je vais dire à la montagne moi ? Demanda notre Jean-Loup éberlué .
- Tu lui diras que c’est Eulalie de Barjacas qui t’envoie pour savoir si cet hiver, lors de la fonte des neiges, elle n’aurait pas favorisé le versant nord aux dépens de celui du sud. Tu n’as qu’à prendre cette draille qui monte, elle te mènera droit à la ligne de partage des eaux, et là, tu verras bien ! »
Et sans plus s’occuper du meunier, Eulalie entra chez elle.

***

Le meunier, qui depuis toujours avait l’habitude d’obéir à sa femme sans trop se poser de questions, entreprit sur le champ ce que lui avait recommandé de faire la guérisseuse.
La draille fortement pentue l’emmena en deux jours à l’endroit indiqué. Là, il eut beau suivre la ligne de partage des eaux sur un bon kilomètre, l’explication du phénomène ne lui vint pas ; alors, découragé, il se résolut à interroger la montagne :
« - Hum ! Hum ! Fit-il en affirmant la voix, je vous demande pardon madame la montagne…..
-  Qui ose me réveiller pendant ma sieste ?  Dit une énorme voix qui avait l’air de venir de partout et de nulle part à la fois.
- C’.. c’est moi , Jean Loup, le meunier, bredouilla l’infortuné missionnaire.
- Ne sais-tu pas que je me repose pendant la belle saison, des travaux que m’ont demandés l’hiver et surtout le printemps ? Qui t’a dit qu’on pouvait impunément interrompre mon somme ?
- C’est Eulalie, de Barjacas, elle …
- Eulalie de Barjacas ? Ah oui, la guérisseuse, qui vient pour la Saint Jean cueillir des simples sur mes flancs ! Et que me veut-elle cette Eulalie ?
- Elle demande, si par hasard, à la fonte des neiges, vous n’auriez pas un peu oublié de verser de l’eau dans les rivières du versant sud !
- Dis-moi tout de suite que je perds la tête tant que tu y es ! Se mit à gronder l’énorme voix.
- Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit l’homme effrayé, mais, vous savez, les rivières sont gourmandes, peut-être que celles du versant nord ont bu plus que les autres.
- Ce que tu dis est ma foi vrai, reprit la montagne calmée, mais je veille scrupuleusement à ce que le partage soit équitable : et cette année, je peux vérifier sur mes tablettes si tu le désires, les rivières ont toutes eu le même nombre de mètres cubes d’eau.
- Alors, d’où vient que mon moulin ne marche plus ?
- Tu devrais demander à la rivière ; c’est une résurgence, je crois bien ? Peut- être n’a-t-elle pas fait rejaillir toute l’eau qui lui avait été donnée ? Et la montagne ajouta en baillant :  «VA aaaah ! Va donc voir la rivière, moi je ne peux rien pour toi aaaaaaaah ! »
Après s’être confondu en remerciements, Jean loup s’en redescendit vers la rivière.

***

La descente ne lui prit qu’un jour, et le lendemain soir il était près de cette dernière.
 - Je vous demande pardon madame la rivière de venir ainsi vous déranger, mais est-ce que vous auriez la bonté de me dire si cela ne vous ennuie pas trop….. »
L’accueil un peu brutal de la montagne avait produit, chez cet homme d’ordinaire bougon, cette accumulation de formules de politesse.
« Tlllève de balivelllnes l’interrompit la Rivière d’une voix modulant de drôles d’r liquides, si tu en venais au fait .
- Eh bien voilà : c’est la montagne qui m’envoie pour vous demander si votre résurgence a bien eu droit à toute l’eau qu’elle-même vous avait donnée à la fonte des neiges.
- Evidemment que j’ai tout donné ! Que veux-tu que je fasse d’autre ? Pendant mon trajet souterrain je ne dispose que d’un espace assez réduit, c’est pourquoi c’est avec un grand soulagement que je me déverse dans la cascade de ma résurgence. Non, non, ton moulin a bien disposé de toute l’eau qu’il lui fallait pour actionner ses meules.
- Mais alors pourquoi ne marche-t-il pas ?
- Je ne sais pas ; le lui as-tu seulement demandé à lui ?
- Non, je n’y ai pas pensé.
- Eh bien tu sais ce qu’il te llleste à faillle, dit la rivière en reprenant son doux gazouillis. »
Force fut donc à Jean-Loup d’aller interroger le moulin.

***

Plongé dans une torpeur d’autant plus épaisse que le silence qui régnait dans ses bâtiments était pesant, le moulin fit tout d’abord semblant de ne rien entendre, ce qui contraint le meunier à poser trois fois la même question :
- Moulin, peux-tu me dire pourquoi tu ne marches plus ? »
- «  Ce n’est pas moi. » fut la première réponse obtenue. Elle fut suivie de : « Laisse moi, j’ai sommeil. » et de « D’abord, je n’ai rien à dire » qui paraissait vouloir clore définitivement la discussion.
Autant le meunier avait du mal à comprendre la mentalité féminine, autant vit-il tout de suite que son moulin tentait de lui cacher quelque chose. Aussi se fit-il plus amical :
« Allez, mon beau moulin, tu peux bien me le confier à moi , ce qui te tracasse. Cela restera entre nous. Je suis ton ami, tu le sais… »
Il ne fallut pas moins d’une heure de câlineries verbales pour que le moulin avoue enfin les raisons qui l’avaient poussé à s’arrêter.
De fait, notre moulin était tout ce qu’il y a de plus dépressif : en effet, comme à ses moments perdus, il se piquait d’être un peu philosophe, s’interrogeant sur le pourquoi de la vie et de la destinée, il s’était aperçu avec horreur, que les femmes de Barjacas étaient de véritables moulins à paroles au débit beaucoup plus performant que le sien : cela lui avait donné un choc, et depuis il demeurait prostré, n’ayant plus aucun goût, ni pour la vie, ni encore moins pour le travail.
Jean-Loup eut beau lui assurer, de toutes les manières possibles, qu’il avait un débit incomparable, capable de moudre en un temps record  la farine la plus blanche et la plus fine qui lui eût été donné de connaître, rien n’y fit ; il ne put obtenir de lui qu’un :  « Qu’on me laisse mourir en paix » prononcé d’une voix défaillante !

***

Devant ce refus, le meunier s’en fut, la tête basse, rendre compte à Eulalie de l’échec de sa mission.
- Eulalie, si tu savais, ce n’est la faute ni de la montagne, ni de la rivière ; c’est mon moulin qui ne veut plus marcher .
- Ton moulin, et pour quelle raison mon Dieu ?
- Il dit comme ça que les femmes d’ici parlent beaucoup plus vite qu’il ne moud.
- Mais il n’est pas un peu malade ton moulin ?
- Si, et tellement qu’il préfère mourir ! Qu’est ce que nous allons devenir, Eulalie ? Qu’est ce que nous allons devenir ? »
Touchée par la détresse du pauvre homme, la vieille femme, pour une fois, ne sut que dire.
Son silence, aussi curieux que cela puisse paraître, dura un bon moment après que le meunier se fût tu. Elle réfléchissait.
Depuis longtemps déjà, elle s’était rendu compte que le bavardage incessant des femmes de Barjacas faisait du tort au village : les commerçants ambulants, lassés de se faire prendre à partie par certaines matrones acariâtres, ne le comptaient plus dans leur tournée ; les filles y restaient célibataires : les jeunes gens du village préféraient rester vieux garçons plutôt que de vivre avec une épouse ayant toujours le dernier mot, ou bien alors, allaient se marier et vivre ailleurs ; quant aux jeunes des villages voisins, ils ne venaient même plus pour les fêtes. Le village peu à peu vieillissait. Et maintenant le moulin qui, vexé, ne voulait plus marcher ! Il était vraiment temps de faire quelque chose !

***

Comme elle ne pouvait agir sur le moulin - ses philtres étaient impuissants sur les machines – elle se résolut à agir sur les femmes. Ses pérégrinations dans la montagne, à la recherche de simples nécessaires à sa pharmacopée, lui avaient fait découvrir une herbe, rare pour nos régions, dont sa grand mère lui avait vanté les effets apaisants : le père exorciste du diocèse la disait même capable de faire taire les démons des malheureux possédés. Elle décida d’en distiller un élixir qu’elle projeta de mélanger à du thé des campagnes dont les dames de Barjacas faisaient leurs délices.
Seulement voilà, comme son grand âge avait affaibli sa vue, ou parce qu’elle craignait, devant l’ancienneté de la maladie, que le remède ne fût pas assez efficace, on ne sait lequel, sa main fut un peu trop généreuse avec le distillat de la plante. Et c’est au cours d’un goûter auquel toute la gent féminine du village avait été conviée que le funeste événement se produisit.

***

Comme toujours, la réunion bourdonnait des conversations échangées, quand tout à coup il y eut comme un decrescendo dans le brouhaha, qui très vite, fut lui même remplacé par un silence stupéfiant.
Les femmes ne se rendirent pas tout de suite compte que le son était parti, habituées qu’elles étaient à ne faire aucun cas de ce que disait leur interlocuteur ; et pendant cinq bonnes minutes on put assister à ce spectacle étonnant de voir une assemblée de femmes engagées dans une conversation animée sans qu’on en entendît le moindre mot !
Toutes les femmes, de la plus jeune à la plus vieille, étaient devenues muettes !
Quand enfin elles réalisèrent ce qui leur était arrivé, on vit se succéder sur leurs visages toutes sortes d’expressions : à la stupeur succéda la colère, puis l’horreur, la crainte et enfin le désespoir bientôt suivi d’un abattement indicible.
Finalement elles rentrèrent chez elles afin de pouvoir pleurer tout leur saoul leur langage perdu.

Quand les hommes revinrent des champs, et qu’ils furent accueillis par cet énorme silence, ils comprirent tout de suite qu’il était arrivé malheur, mais personne ne put leur expliquer ce qui s’était réellement passé, car même la pie, Margot, qui avait bu dans la tasse d’Eulalie, ne parlait plus !
Les hommes, que le chagrin de leurs femmes avaient émus, s’ils compatirent les premiers jours, s’accommodèrent ensuite de cette nouvelle situation. Pensez donc, ils étaient seuls le soir sous les tilleuls de la place à discuter ! D’autres, qui aimaient raconter, trouvèrent fort agréable de pouvoir parler sans être interrompus ; d’autres enfin, sortirent flûtes et pipeaux des tiroirs où ils avaient été relégués. Mais ce plaisir fut de courte durée . Antoine, qui aimait bien faire la sieste, bercé par le bavardage de sa femme et de ses filles, privé de cette musique, ne trouvait plus aucun goût pour ce repos méridien ; Baptiste souffrait d’être privé de tous les petits mots doux que sa gentille Marinette lui chantonnait à longueur de journée ; Auguste, lui, à la fin trouva lassant, de ne jamais être contredit. Enfin tous s’accordèrent pour dire que, privée du bavardage des femmes, la vie à Barjacas n’avaient pas grand attrait.
Et le moulin me direz vous ? Le moulin ? Débarrassé de toute concurrence, il s’était remis à fonctionner, et à produire en abondance la belle et odorante farine de froment.
On aurait pu penser qu’avec lui tout reprendrait au village.
Hélas ! ce ne fut pas le cas !

***

On ne put obtenir des femmes qu’elles se remettent à faire le pain : soit que l’apathie dans laquelle les avait plongées leur état les en empêchât, soit qu’elles eussent du ressentiment envers le moulin au point de refuser de toucher à sa farine, mais les fours du village demeurèrent éteints et stériles ! Et comme les hommes ignoraient tout de l’art de la boulange, le village fut toujours privé de pain. De plus, on ne pouvait compter sur le savoir d’Eulalie, car en même temps que sa langue, elle semblait avoir perdu toutes ses connaissances.
On s’en alla trouver Monsieur le curé, qui suggéra qu’on dise des messes ; mais, à Barjacas, comme dans beaucoup d’autres villages, les hommes n’allaient à l’église que pour Noël et Pâques ; ce ne furent que de simples messes basses dont on ne put savoir si elles avaient fini par atteindre les oreilles de Notre Seigneur, d’autant que de longs mois passèrent sans que l’on constatât la moindre amélioration : les femmes étaient toujours muettes, le pain était toujours manquant.
On désespérait donc, lorsque survint un drôle de colporteur.

***

Il arriva dans le hameau, un après midi de Juin où les hommes étaient tous à la fenaison. Or, il y avait belle lurette qu’un étranger n’était venu à Barjacas ; de plus, celui là était jeune, bien fait de sa personne, et portait en bandoulière une grande boîte de bois verni et sculpté, qui laissait supposer qu’elle renfermait de fabuleux trésors.
image Le jeune homme s’en fut jusqu’à la place ; là, tirant une trompe de sa poche il lança plusieurs appels brefs, puis se mit à annoncer d’une voix chantante et bien timbrée :
« Colifichets, colifichets : on vend dentelles rubans et boutons, peignes, barrettes et épingles à chignon, tout pour les plus belles des belles : colifichets, colifichets. »
Au premier coup de trompe, les femmes, intriguées, mirent le nez à la fenêtre, au second, elles sortirent sur le seuil, à la fin de l’annonce toute la gent féminine que comptait le village, entourait le colporteur.

***

Alors, il ouvrit la boite !
image Après l’avoir fait passer du côté sur l’avant de sa personne, il souleva le couvercle, et la boite se déplia offrant au regard cinq présentoirs garnis de merveilles !
Sur le côté gauche on pouvait voir, piquées dans un satin blanc, toute une collection d’aiguilles et d’épingles de toutes formes et pour tous usages, et un assortiment de dés de métal ouvragés .
Le revers du couvercle, en haut, proposait, fil chinois, en bobines ou turbinots, cotons à broder multicolores, en écheveaux .
Dans le côté droit, on pouvait voir une variété incroyable de boutons cousus sur des cartons, et rangés par taille et par coloris : on y reconnaissait le petit bouton blanc nacré pour les corsages, les chemises et les jupons, le noir à quatre trous destiné aux pantalons, et d'autres où la fantaisie rimait avec la couleur, et qui agrémenteraient joliment les tricots auxquels toute bonne ménagère occupe des doigts qui ne doivent jamais rester inactifs.
Au centre avaient été placés les ciseaux : les petits à broder en forme de cigogne, ceux à bout rond pour les petites filles, et les grands que la mère porte attachés à la ceinture.
Mais c’est surtout ce que le présentoir avant exposait qui était propre à exciter la convoitise ! Sur un coussin de velours rouge étaient rangés peignes et piques en écaille et en corne, capables de relever la plus banale des coiffures ; se trouvaient également des barrettes dorées ou décorées de fleurs et de papillons de couleur ; et puis des flots de rubans et de dentelles qui, s’échappant, formaient une cascade aux multiples coloris.
Devant cet étalage de merveilles, les yeux s’écarquillaient, les bouches s’arrondissaient, formant sur toutes les lèvres le même « oh ! » inaudible.
Le marchand, qui avait bien ressenti l’intérêt de la clientèle pour sa marchandise, commença à faire l’article :
- Pour qui ce joli ruban cramoisi ? Je ne le vends pas six sous, pas quatre sous, pas deux sous c’est à un sou que je le laisse ! » et puis : - Et ces jolis ciseaux en forme de cigogne, qui me les veut ? Je lui ferai un bon prix » et encore :  « Regardez ma dentelle de Calais, en avez –vous déjà vu d’aussi belle ? »
Mais l’auditoire demeurait désespérément muet. Alors, mettant la main dans sa poche il en sortit un écrin qu’il ouvrit doucement devant trente paires d’yeux médusés.
Et là, sur du coton rose, reposait une broche ronde d’argent filigrané ornée en son milieu d’une ravissante améthyste entourée de brillants ! Puis il eut ces incroyables paroles :
« Celle là, je ne la vends pas, je la donne à celle qui me la demandera. »
Le silence était impressionnant !

***

C’est alors qu’on entendit une toute petite voix :
- Moi, Monsieur, s’il vous plaît, je la veux bien . » et la petite Catherine tendit la main .
- Ce n’est pas pour ton âge » lui dit sa mère d’un ton sec, et elle ajouta : « Elle est pour moi ! »
Alors de toutes parts, fusèrent des «  non moi » « pour moi » « à moi » qui montraient bien que les femmes avaient retrouvé leur langue !
C’est à ce moment là que le vieux Firmin sortit de derrière le tilleul où il s’était tenu caché. Et, se plaçant derrière le colporteur, il passa sa tête au-dessus de son épaule et s’écria de la voix de fausset dont l’avaient affublé les ans :
- Alors, comme ça, il semble qu’on aurait retrouvé sa langue ! »
La foudre tombant au milieu de l’assemblée n’aurait pas produit plus grand effet ! Les femmes s’arrêtèrent brusquement, se regardèrent, puis réalisant soudain ce qui venait de leur arriver, tombèrent dans les bras les unes des autres en riant et pleurant à la fois , avec des « je parle ! je parle ! » qui disaient leur joie d’avoir retrouvé leur langage perdu !
Firmin, alors frappa dans ses mains pour obtenir le silence :
- Vous voulez peut être savoir pourquoi votre langue vous est revenue ? Demanda-t-il à un auditoire devenu très attentif. Eh bien voilà ……. » Et le vieil homme, dont le grand âge avait permis une meilleure compréhension de l’âme féminine, leur expliqua que c’était lui qui avait fait venir le colporteur, pensant, avec juste raison, qu’un choc émotif, et la convoitise en avait été un, pourrait leur faire retrouver la parole perdue. Seulement, à l’avenir, il leur faudrait modérer un peu leurs propos, car elles s’étaient bien rendu compte que trop était forcément l’ennemi du bien.

***

Les femmes, que leur mésaventure avait fait réfléchir, prirent en compte les sages conseils de Firmin.
Le village reprit goût à la vie.
Les fours cuisirent à nouveau les belles miches de froment, auxquelles vinrent s’ajouter de savoureuses pognes qui firent bientôt la réputation de Barjacas. Ces gâteaux furent très vite connus sous l’appellation de «  langues de femmes », d’autant que les femmes de Barjacas étaient partout citées pour la sagesse et la modération de leurs propos.

***

Et le moulin me direz vous ? Il continua de profiter de l’eau de la montagne que lui apportait la rivière pour moudre sans discontinuer de la belle et odorante farine de froment.
Et le colporteur ?
Il continua, sa vie durant, à venir à Barjacas proposer aux ménagères le contenu de sa boite à merveilles.
Et la broche demanderont certaines ?
Elle revint à Catherine qui l’avait si joliment demandée la première.
Elle n’était pas de grande valeur, le vieux Firmin qui n’était pas riche, l’avait payée de ses deniers, et les pierres en étaient fausses ; néanmoins, elle fut un bijou de famille si précieux que la petite fille de la fille de Catherine voulut la porter pour ses noces . D’ailleurs, c’est d’elle que je tiens l’histoire, puisqu’il se trouve que c’est moi qui l’ai épousée, et que, de ma vie, je ne l’ai regretté.
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Michèle Puel Benoit

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Pour ceux qui ont lu ce conte à partir de la partie "Soirée/Femmes dites vous" et qui veulent y retourner:
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