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Les Aventuriers de la Sauvageonne.

II. La Baume Sourcilleuse


II. La Baume Sourcilleuse





Chapitre 1

Les fêtes de Noël, cette année-là, mirent un frein momentané aux projets de nos aventuriers.
En effet, cette période possédait à elle seule, un lot d'émois et de surprises qui suffirent pour un temps à leur bonheur.
Que trouveraient-ils dans leurs sabots ou galoches le matin de Noël ?
Outre l'orange et le chocolat, sur lesquels ils savaient pouvoir tous compter, Janou aurait-il enfin ce couteau de berger qui le confirmerait dans la profession ? Marinette, ces ciseaux à broder en forme de cigogne, et dont elle rêvait depuis longtemps ?
Tistou, lui, n'osait espérer un livre: Albanie, ne roulait pas sur l'or.
Quand à Tonin, aîné d'une famille bien trop nombreuse et bien trop pauvre, il n'osait souhaiter un repas dans lequel, pour une fois, le navet serait absent.
Aucun d'entre les trois garnements n'avait cependant failli à la tradition d'aller, dans les bois du Cagnas, chercher cette bûche qui tiendrait le feu toute la nuit de Noël, et autour de laquelle la veillée verrait évoquer bien des souvenirs, et bien des histoires, peuplées de fées, sorcières et revenants.
Marinette, quand à elle, s'était chargée de décorer la maison de branches de houx prélevées sur celui qui, seul de son espèce, poussait dans les Cagnas, et au sommet duquel, l'année de ses douze ans, lui était apparue cette fée de la Prunarède, que tous ici appelaient la Dame Blanche, sans vouloir jamais trop y croire.
Au vert du feuillage et rouge des baies, elle avait mêlé quelques rameaux de l'arbre aux feuilles d'or qui, cette année là, on ne sait trop pourquoi, avait gardé sa parure intacte jusqu'à Noël.
L'effet produit était des plus réussis !
Car la veillée verrait, se rassembler leurs trois familles chez Janou et Marinette. On y grillerait des marrons pour se donner le courage d'aller parcourir, dans le froid vif, la distance qui séparait leur hameau de la chapelle de Saint Géniès, dans laquelle Monsieur le curé dirait les trois messes consécutives de Noël.
Le Père de Janou, y chanterait, comme à l’accoutumée, de sa belle voix de ténor, le Minuit Chrétien.
Puis, on affronterait à nouveau l'air vivifiant du plateau, pour retrouver la maison et le réveillon préparé par les femmes, et que Mamé Noémie, trop âgée pour se déplacer, aurait maintenu au chaud.
Et tout cela, sans redouter une rencontre inopinée avec cette redoutable Tréva Esternudaire (fantôme éternueur), qui paraissait avoir, pour toujours, déserté la route de Saint Michel.
Momo n'avait pas été mécontent de retrouver un peu de calme, et en avait profité pour prolonger ses repos diurnes, au delà du temps raisonnable.
Pichounet Longues Oreilles, privé de ses nouveaux amis, avait trouvé un peu trop monotone sa vie d'ermite, et s'en était allé folâtrer, avec la gent lapin, sur une Sauvageonne baignée de lune.
On raconte même qu'il y aurait rencontré une amoureuse… Mais surtout, que cela ne se répète pas !
Quand à nos deux Effrits, enterrés à nouveau sous la pierre à sel de la lande du Roc Traucat, en compagnie de Rose des Sables gardienne de l'anneau, ils rongeaient leur frein, n'attendant que le moment de prendre, derechef, leur envol.
Grand Rocher Gris, lui, comme il fallait s'y attendre, s'était enfoncé dans la brume des songes !
Marquise, de son côté, avait eu fort à faire avec les antenaises qui allaient agneler pour la première fois, et qu'il fallait préparer à leur état de future mère.
Bref, Noël passé, avec ses promesses tenues, notre clan d'ermites, augmenté de Marinette, ne songea plus qu'à une chose, délivrer les Effrits pour repartir à l'aventure.
Ils continuèrent cependant, bien que ce fût les vacances, à programmer leur réunion le jeudi soir, en fin de journée, dans la grande salle, sise sous le grand rocher de La Sauvageonne.
Après le rituel de reconnaissance indispensable à l'élimination d'un éventuel intrus, auquel Marinette, définitivement admise, avait souscrit, la séance débuta.
- Moi, Janou, dit Sitting Bull, en tant que chef du clan du grand rocher de la Sauvageonne déclare la séance ouverte. Hugh ! j'ai dit !
- Hugh ! lui fut-il répondu.
- Ne faudrait-il pas attendre Momo et Pichounet? suggéra Marinette.
- Tu as raison. Où sont-ils donc passés ces deux là ? Puis, Momo tu es là haut sur la colonne ?
-…
- Momo ? Tu m'entends ?
RRRRR! PCHHHHH ! - Cresi que dormis.
(Je crois qu'il dort.)
- MOMO !!! crièrent quatre voix.
- RRR … pschhh ! Que… que... che pache-t-il ? Ah ! Ch'est vous ? Vous chêtes revenus ? Bouchez pas, ch'arrive.
D'un rapide vol plané, il fut au milieu d'eux.
- Vous n'auriez pas vu Pichounet s’inquiéta Janou ? D'habitude je le rencontre aux abords du village, mais là, cela fait quelques jours que je ne l'ai pas vu. J'espère qu'il ne lui est rien arrivé.
- Ne chois pas chi souchieux ! Ch'est la pleine lune !
- La pleine lune ?
- Ils chont des dichaines à ch'echbaudir chous ches rayons, et notre ami n'est pas le dernier ! Il me chemble avoir reconnu ches longues oreilles.
- Ça voudrait dire qu'il nous aurait oublié? demanda Tistou un peu chagriné.
- Che n'est pas pochible, voyons! Il vouch aime trop. Mais il aura eu un autre chentre d'intérêt. Tenez, che crois bien que che l'entends qui arrive.
A peine avait-il fini sa phrase, qu'on vit débouler du tunnel glissant, un Pichounet tout guilleret, à l’œil brillant.
- Excusez mon retard, mais je n'ai pas vu passer l'heure. - Le rituel.
- Mais...
- Le rituel d'abord, fit Janou haussant le ton.
- Mercé, mercé , mercé, moi Pichounet, dit Longues Oreilles, du clan du rocher de la Sauvageonne, je vous salue, dit-il, en accompagnant ses paroles des signes cabalistiques convenus.
- Pichounet Longues Oreilles, membre reconnu du clan du rocher de la Sauvageonne, tu peux prendre place parmi nous . Hugh ! J'ai dit.
- Hugh ! firent cinq voix.
- Bien. La séance est ouverte. Vous avez la parole.
- Aquo's plan polit, mas de que anam parlar?
(C'est bien joli, mais de quoi allons nous parler?)
- Ben, raconter notre veillée de Noël à nos amis.
- Aquela empèga ! Y eran toutes !
(Quelle idée, on y était tous !)
- Sauf Momo et Pichounet.
- Momo ? Era quilhat sul fraisse e aguichaba tot pel la fenèstra. Pichounet tanben, ai vist sas aurelhas despassar !
(Momo ? Il était perché sur le frêne et regardait tout par la fenêtre, de même que Pichounet dont j'ai vu dépasser les oreilles !)
- Bon ! Alors de quoi voulez-vous qu'on parle?
- Et si nous parlions de nos projets de voyage, proposa Tistou.
- Ça c'est une idée. Janou siffle les Effrits s'il te plaît, demanda Pichounet.
- Ne vaudrait-il pas mieux décider avant, entre nous, ce que l'on va leur demander ? avança Marinette.
- Ch'est tout à fait chenché che que tu dis Marinette.
- Tu as une idée soeurette ?
- Oui ! Je voudrais savoir s'il peuvent nous emmener voyager dans le temps, car j'aimerais bien rencontrer la Reine de Saba.
- ?????
- Moi, j'aimerais mieux descendre à toute vitesse les gorges de la Vis lui répondit son frère.
- Ieù aimariai mai espiar los de Sant miquel ambe ma fleù:Pshiou ! Flac !
(Moi, je préférerais espionner ceux de Saint Michel avec ma fronde.)
- Tonin ! On a fait la paix avec eux !
- Aquò, es tu que o ditz.
(Ça, c'est toi qui le dis.)
- Moi, ça m'est égal, je vous suivrai partout: tout, sauf les garennes ! ajouta Pichounet.
- Moi, je voudrais voir à nouveau des spectacles féeriques, dit d'un air rêveur Tistou.
- Et toi, Momo ? Tu ne dis plus rien.
- Ch'est que, voyez-vous, che crains de ne pouvoir chuivre dans des aventures trop périlleuches ou trop diurnes. Les dernières m'ont épuiché. Che ne chuis plus de la première cheuneche.
- Allons donc ! Ce qu'il vous faut, c'est vous installer sur le tapis avec nous, et non voler à côté comme vous le faites, lui répondit Marinette.
- Peut être, après tout. Tout dépendra du prochet.
- Bien, je propose que, pour ce deuxième voyage, on se contente de survoler toutes les terres du village afin de mieux maîtriser notre tapis volant. Qui est pour ?
Le vote fut «pour» à l'unanimité.

Chapitre 2

Alors, tirant de sa poche le sifflet qu'il avait conservé, Janou appela les Effrits.
A peine s'éteignait le son de l'instrument, que nos deux Génies étaient là.
Leur atterrissage se fit en douceur, et tous constatèrent qu'ils n'avaient pas oublié Rose des Sables gardienne de l'anneau, trônant au beau milieu du tapis.
- Génie 2534 et Génie 2535 de quatrième niveau pour vous servir, Ô maître.
Alors, s'emparant de l'étui Rose des Sables, Janou l'ouvrit, prit l'anneau, et le passa à son majeur.
- Bien ! Êtes-vous prêts pour un second voyage ?
- Nous étions, sommes, et serons toujours prêts, n'est-il pas vrai mon frère?
- §¡ !*$?#!!!! pour sûr! et «es pas trop leù macarel de macarel ! » (ce n'est pas trop tôt ! Ma…) comme dirait notre autre jeune Maître.
- Oh !!!!!!!
- Aquò es plan dich ! Cresi que vau plan l'aimar aquel Genie !
(Ça c'est bien dit ! Je crois que je vais bien l'aimer ce Génie !)
- Tonin !!!
- Ben qué?
Ben quoi ?
- Si vous voulez bien vous donner la peine d'embarquer, Ô Maîtres !
D'un bond Tonin fut sur le tapis, d'un claquement il fut aussitôt renvoyé sur le sol.
- Tonin tes sabots ! lui dit Marinette !
- L'aviai d'oblidat !
(J'avais oublié !)
Ils se déchaussèrent donc tous, et embarquèrent, Pichounet dans les bras de Janou, et Momo à l'avant, tout à côté de Génie conducteur.
- Mon Maître ne devrait-il pas tourner d'un cran son anneau, il fait encore jour, et il serait préférable qu'on ne nous aperçoive pas.
Ainsi, sans craindre aucunement quelqu’esprit curieux, s'envolèrent-ils pour un second voyage.

***

Faisant suite aux nuits glaciales qui avaient suivi celle du solstice, le matin de Noël avait surpris tout le monde par le manteau blanc neigeux qui s'était déposé en fin de nuit. La neige était tombée toute la matinée, puis le temps s'était levé sur une après midi radieuse, ensoleillée, et peu ventée.
C'est dire si le voyage augurait de plaisirs.
Effectivement, survoler cette blancheur immaculée, et scintillante dans les derniers rayons du soleil, avait de quoi ravir, même le plus difficile des esthètes.
Creux, bosses, et aspérités du terrain paraissaient avoir été aplanies, pour ne laisser que douces courbes agréables à l’œil. Buis et buissons, fantomatiques personnages, croulaient sous leur neigeuse parure, tandis que cette dernière sublimait la silhouette dégingandée des arbres, que les frimas avaient dépouillés.
Il n'était jusqu'à notre arbre aux feuilles d'or, qui, n'ayant pas eu encore le temps de perdre sa chevelure dorée, la laissait par endroits apparaître, sous son capuchon de neige, ajoutant des reflets dorés à l'or du couchant.
Par ailleurs, cette pellicule d'or, dont les Effrits avaient saupoudré le paysage, était partout palpable, malgré la poudreuse abondamment tombée, et donnait au tableau, cet air de richesse et de sacralité qui caractérise les icônes des monastères.
Par endroits, on apercevait sur cette page blanche, un tracé d'empreintes d'oiseaux, semblables aux croix que le Templier avait alignées sur le parchemin qu'ils avaient découvert, si bien qu'on aurait cru que toute la nature s'était entendue, afin de ne révéler qu'à eux seuls, de combien de trésors elle était la gardienne.
Tout était silencieux et immobile.
Même les volutes de fumée, s'échappant par les cheminées des maisons du village, paraissaient s'être figées.
Le Roc Traucat, lui aussi, dont la neige avait comblé les orbites, semblait reposer du sommeil des gisants.
Sur le tapis volant, qui avait cette fois adopté une allure raisonnable à l'humeur baladeuse, personne ne pipait mot.
On aurait dit que la féerie du paysage avait réveillé, en chacun, cette âme de poète, que tout être, sans le savoir quelquefois, porte au plus profond de lui.
Ils glissaient, doucement, à quelques mètres du sol, ce qui leur permettait de distinguer les moindres détails insolites, comme les traces de la fouine, ou celles des bonds du lièvre, quand ce n'étaient pas celles profondes du sanglier, augmentées du trou qu'il avait creusé à la recherche de glands, ou, (qui sait ?) de truffes, propres à satisfaire son vorace appétit.

***

Tout à coup, et sans crier gare, le tapis, tel une fusée, fonçant à la verticale, prit de l'altitude. Ce qui eut comme conséquence qu'ils se retrouvèrent tous rejetés à l'arrière, quand ils ne flottaient pas à l'extérieur, s'étant rattrapés in extremis, aux franges de leur coursier.
- Sètz pas calucs? maluros ! D'un pauc mai m'espataravi pel sol !
- (Tu n'es pas fou ? Malheureux ! D'un peu plus je m'écrasais sur le sol !)
- L'ai fach exprès ! (Je l'ai fait esprés ! ) Vous alliez vous endormir la bouche grande ouverte dans le froid. C'est bon pour attraper la mort ! Et cramponnez-vous bien, c'est parti pour un tour. «Et youp, et youp et youp là ! »
Alors, à la grande frayeur de ses passagers, il se mit à faire pirouettes et grand huit, comme dans les tours de manège de la foire.
Les cris et les éclats de rire se succédaient, de plus en plus stridents, de plus en plus sonores.
Tout occupé à offrir des sensations fortes à ses jeunes Maîtres, notre Génie transporteur s'en fut bien au delà des limites du village, jusqu’à la plaine de Saint Géniés, qu'il franchit allègrement, atteignant en un clin d’œil le village de Saint Michel.

***

Gustou le jeune, qui sortait de la bergerie, après y avoir trait les brebis de son père, leva la tête en entendant ces cris et ces rires tombés du ciel, juste au moment même où, ce drôle d’équipage, passant devant la lune levée, se trouvait visible.
- Fatche de ! Qu'es aquò? ...Aquò es pas possible ai vist lo Tonin, lo Tistou, lou Janou e la Marinetta dins lo cel !
(Fichtre ! Quest-ce que..., ce n'est pas possible, j'ai vu Tonin, Tistou, Janou et Marinette voler dans le ciel !)
De saisissement, il en laissa tomber le seau de la traite qui se renversa sur le sol, tandis que «pshiou ! Flac ! une pierre sifflait à ses oreilles.
- Agant'aquò e garda s o ! Los de saint michel son que de colhons !)
(Attrape ça et garde le ! Ceux de Saint Michel ne sont que des couillons !)
Et maintenant la fronde et le cri de guerre de Tonin ! Ah ! Il ne perdait rien pour attendre celui là. Sûr qu'il ne l'emporterait pas au Paradis.
Là haut, sur le tapis regagnant ses terres, Tonin n'était pas à la fête:
- Tonin ! Tu ne pouvais pas t'en empêcher ! C'est malin, tu as fichu en l'air notre trêve. Maintenant ça va être à nouveau la guerre, et souviens-toi de ce que ça nous a coûté la fois dernière !
- J'en sais quelque chose, ajouta Marinette en soupirant ! - t'en faguas pas, eram invisibles.
(Ne t'en fais pas on était invisibles !)
- Je crains fort que non, jeune Maître, nous passions juste devant la lune.
- Aie !!! puis: Era trop bel ! Ai pas pogut me retener...Perdon !
(Aie ! Puis c'était trop beau, je n'ai pas pu me retenir ! Pardon !)
Le voyage de retour ne fut pas aussi joyeux: Tonin se sentait un peu coupable, Janou était furieux, Tistou imaginait les représailles qui n'allaient pas tarder à suivre, et Marinette pensait aux raccommodages qu'elle aurait à accomplir. Momo et Pichounet eux, ne comprenaient rien à cette guerre des clans.
A Saint Michel, Gustou avait réuni le conseil de guerre.

Chapitre 3

Il faut vous dire que dans ces petits villages du plateau, existait une grande rivalité entre les élèves des différentes écoles, entretenue bien souvent par les instituteurs eux mêmes.
En effet, chaque enseignant mettait un point d'honneur à présenter, celui ou celle (les écoles trop petites étaient mixtes) qui serait premier du canton à l'examen si renommé du Certificat de Fin d’Études Primaires.
Les deux bourgs se partageaient depuis longtemps cette distinction.
L'avant dernière à avoir été primée avait été Marinette, au grand dam des écoliers de Saint Michel, qui, trouvant le fait injustifié - leur candidate était bien meilleure -, avaient fait la guerre aux écoliers de notre village.
Cette dernière avait été impitoyable, déchirante pour les habits, et sanglante pour les nez écrasés.
Par bonheur, l'année suivante, le titre était échu à un élève de Saint Michel, et, vu qu'il n'y avait pas de candidat chez nos amis, les esprits s'étaient, pour un temps, apaisés.
Mais le feu couvait sous la cendre qu'un rien suffirait à rallumer.
La provocation de Tonin avait été cette étincelle.
Donc, conseil de guerre se tenait dans la jasse neuve du chemin creux à Saint Michel.
Autour de Gustou le jeune, étaient réunis, Noël, Tatave, et Juliette.
Il fallait bien une fille pour le raccommodage, de plus, elle avait été classée deuxième, après Marinette, au Certificat, et nourrissait un égal ressentiment envers les compatriotes de sa rivale.
- Bien, dit Gustou, je vous ai fait venir parce qu'il s'est passé quelque chose de mystérieux et de grave.
- !!!! - Et qui a à voir avec ceux que vous savez.
- Torna mai ! (de nouveau!) s'écria Tatave.
- Oui de nouveau ! Tout à l'heure alors que je sortais de la bergerie avec le seau de la traite, j'ai entendu des cris et des rires au dessus de moi. J'ai levé la tête et j'ai cru voir passer, devant la lune, une sorte de radeau volant dans lequel se trouvait, au complet, le clan de nos ennemis. Ça c'est pour le mystère ! J'en ai renversé le seau, que je sais pas comment je vais l'annoncer au père, mais ça, ce n'est rien. Un caillou tiré par une fronde m'a frôlé le visage accompagné des insultes habituelles de Tonin. Et ça, voyez vous c'est grave, on ne peut pas le laisser passer.
- On avait pourtant fait la paix avec eux avança timidement Noël.
- Oh toi ! Parce que Janou est de ta famille tu es prêt à croire à leur parole s'exclama Juliette. Ce ne sont que des faux jetons comme cette mijaurée de Marinette.
- Le fait est qu'on ne peut pas leur faire confiance déclara Gustou.
- Est ce qu'ils savent que tu les a vus? demanda Juliette.
- Ça, je n'en ai pas l'impression, ce trouillard de Tonin n'aurait jamais osé m'attaquer de face, répondit Gustou.
- Qu'est ce qu'on va faire alors? demanda Tatave.
- A cette attaque sournoise, on va répondre de même.
- Coma?
(Comment?)
- En les espionnant sans qu'ils le sachent, pour pouvoir frapper là où ça fait mal.
- Aquo es plan pensat approuva Tatave.
(Ça c'est bien pensé.)
- Il faut surtout qu'ils ne se doutent de rien.
- Toi, Juliette, tu vas te faire copine avec Marinette chez Madame Léa.
- Quoi? Avec cette bécasse ? Ça va être difficile.
- Tu le feras, parce qu'il le faut.
- Toi, Noël, ton père va aller aider la semaine prochaine son frère pour l'agnelage, tu iras avec lui, et tu essaieras de tirer les vers du nez à Marinette. Elle a un faible pour toi, à cause peut être de ton air angélique. Tache d'en savoir le plus que tu peux.
- Moi? Mais... mais si Janou s'en rend compte, je suis mort.
- Essaie pour une fois d'être malin.
- Quand à toi Tatave, comme il n'y en a pas deux comme toi pour te fondre dans le paysage, tu vas les espionner de près, et savoir ce qu'ils complotent.
- Aquò me va plan.
(Ça me va.)
- Et toi? Qu'est-ce que tu vas faire ? demanda Juliette.
- Moi, je vais tenter de découvrir leur repaire, et le fouiller. Bien, je crois qu'on va avoir beaucoup à faire. Séparons nous, et jeudi prochain je veux vous voir avec des résultats. Rompez !
- Bien chef ! firent trois voix.
De leur côté, nos aventuriers, une fois revenus sur la lande du Roc Traucat, avaient pris la décision d'héberger dans leur grande salle les Effrits et la Rose des Sables, sur la proposition de Marinette.
- On ne peut pas les laisser, par ce froid, enterrés sous la pierre à sel ! Ils n'ont pas l' habitude du climat de nos régions. De plus, le tapis, sans l'étui qui le protégeait, et que Tonin a cassé, risquerait de s’abîmer et ce serait bien dommage. Et supposez que quelqu'un de mal intentionné découvre la Rose des Sables et l'anneau ?
On avait admis qu'elle avait raison. Surtout, aussi, parce qu'ils savaient la salle, secrète, et sous la surveillance vigilante de Momo. Marinette avait donc balayé un coin de la grotte sur lequel on avait étendu le tapis.
Djinn 2534 n'avait pas tardé à s'y rouler en boule pour y dormir, comme le laissaient entendre ses ronflements sonores.
Puis, on avait placé Rose des Sables sur une stalagmite, afin qu'elle passe inaperçue au milieu de toutes les autres concrétions.
C'est enfin, l'esprit un peu inquiet, quand à la suite des événements, qu'ils s'en étaient rentrés chez eux.
- A la setmana que ven !
(A la semaine prochaine !)

Chapitre 4

La semaine de la rentrée ne fut pas, pour nos amis, une des plus faciles.)
Il avait neigé toute la fin des vacances, rendant routes et chemins quasiment impraticables, vu l'épaisseur de la couche neigeuse.)
Une des premières conséquences avait été que le maître n'avait pu rejoindre son poste et que nos écoliers étaient en congé. Ça, c'était la bonne nouvelle. )
La seconde était moins agréable: l'agnelage ayant débuté plus tôt que prévu, ils avaient été mis à contribution. Là n'était pas le moindre mal, voir naître les agneaux, aider parfois à leur naissance, et s'occuper de nourrir les bessous (jumeaux) étaient pour eux une grande joie; mais cette occupation étant très prenante de jour, comme de nuit, ils avaient du dire adieu à leur rendez-vous hebdomadaire.)
Par ailleurs, la hauteur de neige était telle, qu'ils auraient eu du mal à rejoindre leur repaire.)
Pour Momo, ou Pichounet, c'était au contraire une aubaine.)
Momo n'avait aucune peine à débusquer les victimes de son appétit sur cette blancheur, tandis que Pichounet, sachant, de ce fait, la chasse proscrite, pouvait, sans crainte, folâtrer avec la gent lapin, et en avait profité pour multiplier ses rendez-vous avec son amoureuse.)
Nos deux Effrits avaient continué leur somme, ainsi qu'ils l'avaient fait durant des siècles; alors un jour de plus ou de moins...)
A Saint Michel, le clan de la jasse neuve du chemin creux, rongeait son frein: la neige les privait momentanément de leur vengeance.)
Le mauvais temps dura plusieurs semaines, mais l'agnelage aussi. Alors...)
Le maître avait, lui, repris les cours la deuxième semaine de janvier, et avaient également repris leçons ennuyeuses, problèmes insolubles, et devoirs du soir qui n'en finissaient pas.)
Il est entendu que je livre ici le point de vue de Tonin, et parfois de Janou. Tistou, lui avait retrouvé avec beaucoup de plaisir l'école, dispensatrice de savoirs.)
Durant la dernière semaine de janvier se leva, une nuit, ce vent de Sudet, qui, chargé de grande douceur, fit fondre une grande partie du manteau neigeux.)
Cela dura jusqu'au jeudi, et permit enfin, à nos aventuriers, de pouvoir gagner leur repaire, et d'y siéger pour une nouvelle séance.)
Après le rituel de l’accueil sous le rocher de la Sauvageonne ils étaient tous au complet, en cercle, autour de la lampe, dans la grande salle.)
- Bien, moi Janou, dit Sitting Bull, du grand rocher de la Sauvageonne déclare la séance ouverte. Hugh !)
- Hugh !)
- Nous avons eu de la chance qu'il ait beaucoup neigé: ceux de Saint Michel n'ont pas pu venir se venger. Mais, dorénavant, il faut avoir l’œil. Gustou ne laissera pas passer l'affront. Ils vont à nouveau déclarer la guerre.)
- O creses ?)
(Tu le crois ?))
- Vous verrez s'il ne va pas bientôt nous envoyer Noël, avec une convocation pour l'embranchement du chemin de la Vernède.)
- On va y aller ? demanda Tistou.)
- De segur qu'irem, sèm pas de colhons !)
(Bien sûr qu'on ira nous ne sommes pas des couillons !))
- Tonin !!)
- On ira, c'est certain, et on essaiera d'arranger les choses, reprit Janou.)
Deux semaines s'écoulèrent sans que rien ne se passe: pas de convocation, pas d'attitude revendicatrice de la part du clan de la jasse neuve du chemin creux, bien au contraire.)
Marinette, ayant oublié ses ciseaux à broder, et redoutant la colère de madame Léa: «une bonne ouvrière a toujours ses outils avec elle», se vit gentiment proposer par Juliette le prêt de sa seconde paire: «Tiens, vite avant qu'elle ne s'en aperçoive.»)
Noël, venu en visite avec son père, pour planifier la date à la quelle on allait tuer le cochon, fut, comme à son habitude: il ne lâcha pas Marinette une seconde, la noyant sous un flot de paroles flatteuses, entrecoupées de questions quelquefois embarrassantes, que Marinette esquiva gentiment.)
De Gustou et de Tatave on n'avait aucune nouvelle.)
Si bien que les rendez-vous du jeudi en perdirent leur charme, et même une grande part de leur intérêt. Il y eut même des accrochages :)
- Anam pas passar lo temps a esperar !)
(On va pas passer le temps à attendre !))
- Oh toi ! Tu ferais mieux de te taire . C'est ta faute si on en est là . Tiens !)
- Risqui pas d'oblidar ! Me o repròchas cent cops, per jorn. Tu, seràs jamai qu'un remomiaire !)
(Je ne risque pas de l'oublier ! Tu me le reproches cent fois par jour ! Toi, tu seras jamais qu'un rabâcheur !))
- Répète un peu ce que tu viens de dire.)
- Remomiaire !)
(Rabâcheur !))
- Si je ne me retenais pas, je te filerais la trempe de ta vie.)
- Véni, t'asperi ! répondit Tonin en se mettant en garde.)
- (Viens, je t'attends !))
- Allons, allons , vous n'allez pas vous chamailler pour chi peu ! intervint Momo; est- che chi diffichile à admettre qu'ils ne vouch ont ni vu, ni entendu ?)
- Tu crois ?)
- Ch'en chuis chûr ! Allez faites la paix.)
- M'escusi.)
- (Je m'excuse.))
- Moi aussi.)
Et puis, arriva ce troisième et fatal jeudi.)

Chapitre 5

Donc, ce jeudi là, qui restera à jamais gravé dans leur mémoire, ils s'étaient retrouvés dans la grande salle sous le rocher de la Sauvageonne, bien décidés à reprendre leurs voyages avec les deux Effrits. )
Après quelques discussions, ils avaient opté pour la descente des gorges de la Vis pendant son cours souterrain, jusqu'au Moulin de la Foux. Les jours ayant rallongé, ils savaient disposer de quelques heures avant l'arrivée de la nuit.)
Maintenant Janou, dit Pichounet, tu peux siffler les deux Effrits.)
- Ce n'est pas nécessaire, puisqu'ils sont là qui dorment au fond de la grotte.)
- Siffle s'il te plaît, qu'on voie comment ils se réveillent.)
- Si ça te fait plaisir...)
Et Janou, portant l'instrument à la bouche, souffla dedans. Et... rien ne se passa.)
Il siffla à nouveau, sans plus de résultat.)
Et tous de se précipiter vers le fond de la grotte, là où dormaient les deux Effrits.)
Ils étaient toujours là, Génie 2534 roulé en boule sur Génie 2535, tels qu'ils les avaient laissés, trois semaines auparavant.)
- Aquò's pas vrai ! Son vengut sords !)
(Ce n'est pas vrai ! Ils sont devenus sourds !))
Janou siffla, une troisième fois, une quatrième fois, et une cinquième fois dans son oreille même: notre Effrit ne bougea toujours pas.)
Ils osèrent alors le secouer, un peu, un peu plus, beaucoup.)
Ce n'est qu'au bout de quelques minutes que notre Génie ouvrit un œil, puis s'assit sur son séant, s'étira, bailla, pour ensuite les toisant d'un regard courroucé s'exprimer ainsi:)
ت, جه نهر ça alors ! Le Génie s'exprimait dans une langue qu'ils ne comprenaient plus. De plus, il avait l'air très en colère, et semblait ne pas les reconnaître.)
- De que ditz? demanda Tonin.)
(Qu'est-ce qu'il dit ?))
- Je ne sais pas, lui fut-il répondu.)
Il chemblerait que nous ayons perdu la faculté de le comprendre, dit Momo.)
- Tu as raison, vite l'anneau, reprit Janou.)
Mais sur la colonne où elle devait trôner, ne se trouvait plus l'étui Rose des Sables, et à plus forte raison, l'anneau.)
Ils eurent beau regarder derrière la stalagmite, au cas où il serait tombé, de même fouillèrent-ils toute la grotte, au cas où il aurait roulé. En vain !)
Il fallait se rendre à l'évidence, l'étui et son précieux contenu avaient bel et bien disparu.)
Dépités, ils s'assirent à nouveau autour de la lampe.)
Seul Janou ne voulait pas s'avouer vaincu:)
- Génie 2534 de quatrième niveau, je t'ordonne d'aller à la recherche de l'anneau.)
بدون نیاز به فریاد در گوو تنها استاد من اطاعت NB: Pour ceux des lecteurs qui désireraient savoir ce que disait le génie, je donne la traduction:)
- Qu'est- ce qui vous prend de me secouer de la sorte ? Nous nous connaissons ? Pour ma part, je ne vous ai jamais vus. Inutile de me crier dans les oreilles: je ne vous connais pas et n'obéis qu'à mon Maître !)
- Che crains fort que tes pouvoirs ch'en choient en allés avec l'anneau.)
- Qu'alqu'un los aura raubats !)
(Quelqu'un les aura volés !))
- C'est impossible, ils étaient sous la surveillance de Momo ! N'est-ce pas Momo ? s'écria Marinette !)
- Che ne lech' ai pas quitté de l’œil. Sauf peut être chi che me chuis achoupi, ou alors quand che chuis parti en chache.)
- Cela veut dire qu'on ne pouvait pas compter sur toi, conclut Janou.)
- Mais chi, mais chi ! Maich en fait non... Pourtant che ne chache que la nuit, et perchonne ne viendrait ichi de nuit.)
- Il a suffit d'un seul, et d'une seule fois, avança Tistou.)
- Che Chuis navré, ch'ai failli à ma tâche. Che suis trop vieux. Che ne chuis plus digne de faire partie du clan.)
- Mais non Momo, il n'en est pas question, tu restes. Tout le monde peut faire des erreurs, dit Janou . Pas vrai Tonin !)
- Grrrr! o saupra !)
(On le saura !))
- Bien ! Ce n'est pas tout, je crois bien qu'il va falloir revoir nos plans !)
- Dommage ! Je commençais à prendre goût aux voyages, soupira Marinette !)
- A quoi répondirent cinq voix, suivies de cinq soupirs !)
- Nous aussi !)
از آنجا که به نظر نم ما در سطح چهارم ما بازگشت. سلام دوستان! شما فقط برادر من؟ (Puisqu'il ne semble pas que l'on ait besoin de nous, nous retournons dans notre quatrième niveau. Salut ! Tu viens mon frère ?))
Il y eut alors un éclair, suivi d'un coup de tonnerre, et d'un énorme nuage de fumée noire qui les fit tous tousser.)
Quand la fumée se dissipa, elle révéla, à leurs yeux ébahis, que les Effrits avaient disparu, et avec eux le sifflet, comme le révéla la main vide de Janou.)

Chapitre 6

- Et les voilà partis eux aussi ! Nous revoilà donc à notre point de départ, s'exclama Janou.)
- Peut être, mais sans le parchemin cette fois, lui répondit Tistou.)
- Le parche...)
- Ils l'ont emporté avec eux, ajouta-t-il.)
- De toutes façons, il n'y avait plus rien à en tirer.)
- Sauf, que personne ne voudra jamais nous croire, si nous voulions un jour raconter notre aventure dit Marinette.)
- On ne nous croira pas parce que nous ne dirons rien, c'est un secret, c'est notre secret. N'oubliez pas que nous avons tous juré. Pas vrai Tonin?)
- …..)
- Tu es bien silencieux tout d'un coup.)
- Sosci .)
(Je réfléchis.))
- Tiens donc !)
- Oc ! Beleù que lo connaissi, aquel que nos a raubat !)
(Peut être que je le connais, celui qui nous a volé.))
- Ne me dis pas que tu crois que c'est…)
- Si lo Gustou o lo Tatave, o benleu totes dos)
(Si, Gustou, ou Tatave ou peut être tous les deux.))
- Mais ils n'ont pas pu venir avec toute cette neige !)
- E quora la neù fondet?)
(Et quand la neige fondit ?))
- Non solament o crési, ma o savi. Ai reconegut las pesadas de las cauçaduras de lo Gustou. Per lo Tatava soi pas segur.)
(Non seulement je le crois, mais j'en suis sûr. J’ai reconnu les empreintes des chaussures de Gustou. Pour le Tatave, je ne suis pas certain.))
- Comment tu sais ça toi?)
- Sos cauçaduras son ferrades, en V: Es com'aquò que fa lo pegot de San Miquel.)
(Ses chaussures sont ferrées en V: c'est comme ça que fait le cordonnier de Saint Michel.))
- Alors, comme ça, ils auraient découvert notre repaire ?)
- Oc, et raubat la Rosa des Sablon, e son anèl.)
(Oui ! Et voler la Rose des Sables et son anneau.))
- Les fumiers ! S'exclama Janou.)
De fait Tonin disait vrai.)
En effet, profitant du fait que nos aventuriers avaient baissé leur garde, se croyant à l'abri de tout soupçon, et donc intouchables, Tatave d'abord, Gustou ensuite étaient passés à l'attaque.)
Tatave, les avait donc suivis, sans être remarqué, c'était là sa grande habileté, et les avait vu disparaître sous le rocher de la Sauvageonne. Il avait ensuite fait part de sa trouvaille à son chef Gustou.)
C'était donc ce dernier, qui, le jeudi suivant, les avait attendus, caché dans les buis qui entouraient le rocher. Il avait piétiné longtemps tout autour, comme l'avaient montré les nombreuses empreintes laissées par ses chaussures.)
Pendant la semaine qui suivit, il avait fait un jour l'école buissonnière, pour être certain d'explorer les lieux, sans crainte d'être découvert par ses ennemis qui, eux, étaient en classe.)
Il avait mis un moment pour découvrir l'entrée, tant elle était masquée par les buis.)
Celle de la grande salle était due au hasard qui l'avait fait glisser dans le tunnel boueux. Son briquet d'amadou lui avait permis de découvrir cette dernière:)
- Fatche de !!!)
S'il avait été surpris par sa découverte, les ronflements sonores qui s'échappait d'un coin de la grotte, avaient mis un frein momentané à son exploration. Ce n'est que lorsqu'il fut certain que rien ne bougeait, qu'il décida de continuer.)
Malheureusement pour lui, il ne connaissait pas bien le relief du sol, si bien qu'il buta sur une stalagmite, et s'affala en jurant)
  - Fatche de de fatche de !)
Sur quelque chose de mou, velu, et sonore. Il fut aussitôt debout pour apercevoir, à la lueur de son briquet, lové sur un tapis, un être à la panse énorme et velue, que n'arrivait à masquer un gilet doré. Il avait une peau presque noire, était coiffé d'un turban, portait de drôles de pantalons bouffants, parlait un langage totalement incompréhensible, et roulait des yeux incandescents.)
Il ne put retenir un cri de frayeur, tandis que de la bouche lippue de cet être bizarre, sortaient ces mots, que je m'en vais vous traduire :)
- Qui donc es-tu jeune étranger ? Je ne te connais pas. Puis, se souvenant tout à coup, mais tu es l'ennemi de Saint Michel.)
Immédiatement son regard se porta sur la Rose des Sables trônant sur sa stalagmite.)
Ce que voyant, Gustou, comprenant aussitôt l'importance de l'objet, dans un réflexe, et malgré sa peur, s'en empara vite fait, et détala vers la sortie.)
Il n'avait pourtant rien à redouter: Momo était parti en chasse, quand au génie, il ne faisait rien sans les ordres de son Maître.)
Toutefois, il ne consentit à arrêter sa course que lorsqu'il eut atteint les terres de son village. Il s'assit alors pour souffler.)
La nuit était maintenant tout à fait installée, elle était humide et brumeuse, et, n'étaient-ce les plaques de neige, restes de congères qui bordaient le chemin, il aurait été difficile de s'orienter. Mais, ce chemin, il le connaissait comme sa poche, et ne mit pas plus que le temps nécessaire pour rejoindre son village.)
Il était bien trop tard pour convoquer le clan, mais au lieu de rentrer directement à la maison, il fit un détour par la bergerie pour, à la lueur de la faible ampoule qui l'éclairait, examiner le fruit de son larcin.)
Il ne vit rien d'autre qu'une roche rougeâtre, à multiples facettes, certes différente des cailloux que l'on trouvait sur le plateau, mais un caillou tout de même.)
Était-elle quelque trophée de guerre ? Un objet préhistorique ? Quelque fossile de la collection de Tistou. C'étaient bien d'eux, tè, de vénérer un vulgaire caillou, «aqueles nécis !» (ces imbéciles !) )
Qu'est-ce qu'elle pouvait bien avoir de si précieux pour être gardée par cet horrible géant ? se disait-il en la faisant tourner dans ses mains, et en l'examinant sous toutes ses faces. Et d'où pouvait-il bien venir celui-là qui lui avait fait la trouille de sa vie ? Au point qu'en y repensant, il en tremblait encore ! On l'aurait cru tout droit sorti de l'enfer.)
- Fatche de ! C'est ça ! J'en mettrais ma main à couper que c'est un démon ! Un envoyé du diable, s'écria-t-il en se signant. Alors... et il la jeta au sol.)
Dans la paille, à ses pieds, où elle était tombée, on aurait dit que la roche le narguait.)
De fait, c'était bien de cela qu'il s'agissait, Rose des Sables d'abord convoitée, puis méprisée, et rejetée par Gustou, s'était bien gardée de lui dévoiler le mécanisme qui enclenchait son ouverture. Ce malappris n'était certainement pas digne de porter l'anneau ! Elle s'était donc murée sur son secret.)
- Je ne peux pas la garder ici, elle va nous porter malheur, et, qui sait, faire périr tous les agneaux.)
Il l'attrapa donc à l'aide de son mouchoir, et sortit la déposer sur le mur de la cour.)
Demain j'irai la jeter sur le tènement de leur village, dans l'Aven Bramaïre. Si elle porte malheur, autant que ce soit à eux, ajouta-il. Puis il rentra se coucher, en passant par la fenêtre qu'il avait laissée entrebâillée.)
Rose des Sables fut donc jetée tout au fond de l'abîme.)
Elle mit quelque temps avant de toucher le fond. Poc ! fit-elle à son arrivée.)
- Voilà une bonne chose de faite, dit Gustou en se frottant les mains.)

Chapitre 7

L'Aven Bramaïre, ou aven rugisseur, ou pleureur, tenait son nom au fait qu'à certaines périodes de l'année, s'échappaient de ce trou ouvert au pied même de la montagne aux dolmens, des bruits semblables à des gémissements ou des pleurs.
Il était redouté de tous les bergers, car se présentant comme un trou ouvert à même le sol, et que les fortes pluies emplissaient d'eau, il avait avalé nombres de brebis et d'agneaux, attirés par ces curieuses lamentations, ou s'y étant rendus pour s'y désaltérer.
Jamais il ne les avait rendus.
On avait bien tenté de protéger ses bords par une barrière d'épineux ou même de grillage. Mais à chaque fois la barrière disparaissait.
Les spéléologues, appelés à la rescousse, étaient descendus dans ce puits qui se vidait de son eau à la saison sèche. Le puits était profond, mais ne continuait pas. Ils n'avaient trouvé aucune amorce de passage transverse, s'étaient au contraire heurtés à une espèce de barrière luisante en même temps que coriace, leur pic ne l'entamait pas, et curieusement hérissée d'aspérités régulières qui les avait laissé perplexes. Ce qui les avait également interrogés, était l'absence au fond du puits de squelettes d'animaux qu'ils auraient du logiquement trouver. Comme il n'était pas question qu'ils emploient la dynamite, ce qui aurait été, vu sa configuration, trop dangereux, ils avaient abandonné le lieu au profit d'autres, plus prometteurs.
Il n'en fallait pas d'avantage pour qu'on déclare cet endroit maudit.
Les bergers en fuyaient les abords.
L'approche en était interdite aux enfants . Certains disaient même qu'il n'était rien d'autre que l’œil du diable.
Et maintenant ne voilà-t-il pas qu'il était en possession de Rose des Sables gardienne de l'anneau magique du grand roi Salomon. Qu'allait-il en advenir?

Chapitre 8

Peu de temps après la visite de Gustou, avec la fonte des neiges, le trou s'était rempli, et comme à chaque fois, avaient repris cris, gémissements, et pleurs.
A la période de vents de sud porteurs de douceur, avait succédé une bise venue du nord ouest, beaucoup plus fraîche, telle que la réclamait le sacrifice du cochon.
Ce vent qui avait passé sur la colline aux dolmens, apportait dans le hameau quelques bribes de la plainte de l'aven, ce qui fit dire aux habitants du hameau :
- Tè, l'aven bramaïre a torna commençar. Es ora de far masèl !
(Tiens ! L'aven bramaïre a recommencé, il est temps de tuer le cochon !)
C'était aussi à cette période, que, désobéissant aux interdits parentaux, nos amis du clan du grand rocher de la Sauvageonne, s'en vinrent rôder aux alentours de l'aven.
Les raisons en étaient multiples:
Premièrement, rien n'est aussi grisant que d'outrepasser un interdit.
Deuxièmement, privées de parchemin, d'anneau, et d'Effrits, leurs réunions hebdomadaires manquaient de piment.
- Avetz entendut? Ai cregut ausir Toninnnnnn … ! Dins los plors de l'aven.
( Vous avez entendu? J'ai cru entendre Toninnnn... ! Dans les pleurs de l'aven !)
- Tu en es sûr? Moi c'est Janouuuu ! que j'ai entendu.
- Et moi Tistouuuuu !
- Il faut en avoir le cœur net; allons voir ce qui se passe . En route pour l'anen Bramaïre, Hugh ! Sitting Bull a parlé.
- Vous savez bien qu'il est défendu de nous en approcher avança Marinette.
- Tu n'es pas obligée de nous suivre si tu as peur, lui répondit son frère.
- - Poule mouillée !
- Je n'ai pas peur, et je vais venir avec vous, pour vous empêcher de faire des bêtises.
- Tu viens aussi Pichounet?
- Je vous suivrai au bout du monde.
- Che viench'aussi. Cha me dégourdira les ch'ailes.
- Bien , il est encore tôt, en nous pressant nous pouvons y aller et être revenus avant la nuit. En avant !
- En avant !
Et notre petit monde de partir plein ouest vers leur destination.
Leur détermination leur fit couvrir en un temps record la distance.
Toutefois, ils décidèrent, d'un commun accord, de s'arrêter à un bonne vingtaine de mètres du trou.La malédiction qui entourait l'endroit n'était pas, bien qu'ils ne veuillent pas le reconnaître, étrangère à leur halte.
Le vent s'était apaisé, comme souvent en fin de journée .
Du trou ne sortait plus aucune plainte.
- Aurem saunejat !
(Nous aurons rêvé !)
- Peut être bien: et si on s'approchait pour voir? proposa Tistou.
- Vous êtes fous ! Ça peut être dangereux, s'écria Marinette.
- Che peux d'abord, churvoler le trou d'un coup d'aile, chi vous voulez.
- C'est ça, va voir d'abord dit Janou.
Momo prit son envol, très haut dans le ciel, fit quelques cercles autour de l'orifice, se gardant hors d'atteinte, (on ne sait jamais) puis revint.
- Che n'ai rien vu d'inquiétant.
- Alors on y va ?
- Moi, je vous attends ici, dit Pichounet, on dit qu'il avale les bêtes toutes crues.
- Ne crains rien, je vais te prendre dans ma chemise, il ne te verra pas , lui proposa Janou.
- Comme ça, je veux bien.
- Bien, à trois on avance tous ensemble: un, deux, et… trois.
Et ils s'avancèrent tous, prudemment toutefois, et en comptant les pas.
L'aven était empli d'eau presque au niveau du sol. La surface du liquide était noire et calme en apparence: l'innocence même !
- Es d'aquò que nos cal mefisar ?
(C'est de ça qu'il faut se méfier?)
- Oui, et ne t'en approche pas trop, car, comme dit le Maître: «il n'est pire eau que l'eau qui dort ! » répondit Tistou.
- As la peta ? Ses coma los grands tanben ! Monsur lo sabent.
(Tu as la pétoche ? Tu es comme les grands alors, monsieur le savant.)
- Fais gaffe quand même, Tonin, dit Janou.
- Gaîta me aqueles paurucs ! Ieù, ai pas paur d'aquel trauc, ! Tè ! i vau escampar una calada !
(Regarde moi ces trouillards ! Moi je n'ai pas peur de ce trou, tè ! Je vais y lancer un caillou !)
Aussitôt dit, aussitôt fait, saisissant une grosse pierre à ses pieds, il la balança dans le trou d'eau.
Cela fit une gerbe, et un creux bordé de cercles concentriques, puis la pierre coula.
Quand les rides commencèrent à s'estomper à la surface, le creux central s'ouvrit tel une grande bouche tandis qu'une voix lointaine et plaintive en émanait:
- Janouuuuuu, Toninnnn,Tistouuuuu, au secouruuuuurs, à l'aiiiiide ! A moiiiiii !
-???
Tout à coup, il y eut des remous en surface, comme des grosses bulles d'air qui crevaient, puis, une dépression se creusa au centre, semblable à l’œil d'un typhon, et avec un grand bruit de succion, le niveau de l'eau se mit à baisser, baisser, baisser, de façon spectaculaire.
En dix minutes le trou s'était entièrement vidé de son eau.
- Ça alors ! Ça a fait comme dans les inondations de la plaine du Coulet, dit Janou.
- ?? - C'est ma grand mère qui me l'a raconté, elle y était. L'eau est venue, a inondé la plaine et toutes les bergeries, faisant périr tous les troupeaux, puis elle est repartie tout aussi vite, comme un évier qui se viderait. On a dit même qu'elle serait ressortie en bas au Méjanel, par les sources de la Buège.
Et l'appel reprit, plus distinct cette fois:
- Tonin ! Janou ! Tistou ! Aidez-moi.
Se tenant par la main, ils se penchèrent tous pour voir, et là…

Chapitre 9

Et là, ils virent un grand trou noir, étroit et profond; si profond, qu'il était difficile d'en apercevoir le fond. Une grande bouche, ou un grand entonnoir, d'une noirceur effrayante.
Soudain, tout au fond de cette noirceur, il y eut comme une lueur qui semblait venir de la droite. La lueur progressa jusqu'à devenir plus forte. Puis, non, ils ne rêvaient pas, elle se fit lumière. Il y avait quelque chose de brillant tout au fond de l'aven.
Et l'appel reprit :
- Janou ! Tonin! Tistou ! À l'aide !
- Aquò es una masca. Laissa la ont es.
(C'est une sorcière ! Laissons là où elle est !)
- Tu crois ? dit Janou. On ne dirait pas une voix de femme.
- Tonin ! S'il te plaît !
- Sès una masca demora ont es !
(Tu es une sorcière; reste où tu es !)
- Tonin, c'est moi Ricou, aide moi ! Je me suis fracturé une jambe !
- Ricou ?
- Ce n'est pas le spéléo auquel tu empruntes le matériel ? interrogea Marinette.
- Si, es el. (Oui c'est lui.)
- Comment c'est possible ? Les spéléos avaient dit qu'il n'y avait pas de continuation, s'exclama Janou.
- Vous croyez que c'est le moment de se poser ce genre de question ? Il a l'air blessé, il faut lui porter secours, dit Marinette.
- Tu as rais... 
Quand :
- Je savais bien que je vous retrouverais. Voyez-vous ça ! Toute la bande du rocher de la Sauvageonne, au grand complet, et à la portée de nos frondes. Ah ! vous riez moins maintenant !
Zut, lo Gustou, et avec lui, le clan de la jasse du chemin creux! Ils étaient là, à dix mètres derrière eux , armés de frondes. Devant, le trou, sur les côtés, la falaise, derrière, les ennemis: pas d’échappatoire possible.
- Manquava mai qu'aqueles !
(Ils manquaient plus qu'eux !)
-Tu crois vraiment que c'est le moment? demanda Janou.
- Ben oui ! Pourquoi?
- Parce que, en bas, au fond du trou, il y a quelqu'un qui a besoin d'aide dit Janou.
- Au fond du trou ?
- Approche, viens voir si tu ne ne me crois pas !
- Pas fou ! Pour que tu me pousses dedans !
- Mais non, écoute alors !
- Janou ! C'est moi, Ricou ; j'ai besoin d'aide !
- Ça alors ! fit Gustou en s'approchant. Mais c'est un des spéléos du club !
- Là, tu vois ! Il faut faire quelque chose .
- Il nous faut une corde.
- Oui, mais je n'en ai pas.
- Tatave, cours à la jasse neuve de la Devèze chercher la corde qui a servi à tirer la camionnette de ton père qui était enfouie dans la neige
. - Vous n'allez pas descendre là dedans tout de même ? s'écria Marinette !
- Qui te parle de descendre ? On accrochera la corde au tracteur du père, et on le tirera de là. Le père l'a laissé pour les labours à la Combe Aubert, dit son frère.
- C'est ça ! Noël et Tonin, vous, vous allez chercher du bois et faire un feu, il en aura besoin pour se réchauffer. Marinette, cours à la maison chercher une couverture et de quoi manger, ordonna Janou.
- Toi, Juliette, reste au bord du trou et parle lui. Il ne faut surtout pas qu'il s'endorme. Je vais avec Janou chercher le tracteur ajouta Gustou.
- Et moi, qu'est-ce que je peux faire? demanda Pichounet? Puis, ça y est, je sais, et il fila.
- Moi ch'accompagne Marinette, il va faire nuit, faudrait pas qu'elle che perde !
(Il est entendu que ceux du clan de la jasse du chemin creux, ne comprirent rien aux paroles prononcées par Momo et Pichounet: ils n'avaient pas, eux, bu l'eau de la pierre à sel. Toutefois, voir un Grand Duc et un lapin de garenne familiariser avec des humains, les surprit un peu. Mais il y avait plus urgent, ils poseraient les questions après.)
- Ricou t'en fagues pas ! Anam te tirar d'aqui !
(Ricou, ne t'en fais pas on va te sortir de là !)
Oubliées, rivalités et querelles ! Face à l'urgence, nos deux clans ennemis n'avaient plus qu'un seul objectif, venir en aide à Ricou, et le sauver de la situation périlleuse dans laquelle il se trouvait.
Bientôt, on entendit ronronner le tracteur, tandis que ses phares balayaient la lande.
Tatave était déjà là avec la corde.
Un feu haut et clair montait au bord du trou.
Juliette n'avait cessé d'entretenir le spéléo des petits potins dont elle se délectait: il faut dire qu'elle était bavarde et qu'elle en connaissait des potins ! De temps en temps elle questionnait: - Vous m'entendez Ricou? Vous êtes toujours là ?
A quoi une voix affaiblie répondait:
- Où veux-tu que je sois ? Puis: et la Jeanne qu'est-ce qu'elle lui a répondu ?
Preuve qu'il suivait, et qu'il n'était pas tout à fait insensible aux potins.
On attacha la corde à l'arrière du tracteur, puis on la jeta dans le trou.
- Ça va, je l'ai ! Fit la voix de Ricou. Je m'accroche. Vous allez me remonter doucement, il ne faut pas que je heurte les parois avec ma jambe cassée.
- Janou va tirer avec le tracteur, et je le guiderai lui répondit Gustou .Tu nous dis quand tu es prêt.
Un silence… puis :
- Vous pouvez y aller, dit la voix.
Et le sauvetage commença. Le tracteur s'arrêta souvent: il fallait éviter que la corde ne se mette en vrille et que Ricou ne se cogne aux parois.
La lueur de la lampe frontale se mit à remonter; elle fut au bord du trou.
Ils se mirent à plusieurs pour le sortir et l'étendre précautionneusement près du feu.
- Là ! Ça va ? Tu es bien ? lui demanda Janou.
- Oui, répondit-il, avant de tomber dans les pommes.
Pendant ce temps, Marinette, guidée par Momo, avait fait du mieux qu'elle pouvait pour arriver chez elle. Là, ne sachant trop comment faire pour s'emparer, sans qu'on la voie, de ce qui lui avait été demandé, elle préféra tout dire. Les adultes seraient peut être utiles. C'est donc accompagnée du père et de l'oncle, qu'elle retournait avec couverture et victuailles.
Le spectacle qu'ils virent à leur arrivée était stupéfiant: près du trou maudit, autour d'un feu qui brûlait clair, se trouvaient, réunis, les deux clans ennemis.
Ricou, la tête posée sur les genoux de Juliette, racontait sa mésaventure à un auditoire captif.
Il était entièrement enveloppé d'une couverture de fourrure grise, brune, et blanche, composée de centaines de lapins de garennes. C'était l'idée qu'avait eu Pichounet pour réchauffer le spéléo transis. Il avait appelé tout le clan Blantoupet à la rescousse.
Le spectacle était si attendrissant que l'oncle Emmanuel, mettant la main sur le bras du père pour l'empêcher de crier, dit:
- Surtout ne les gronde pas. Sois sensible au miracle ! Les clans ennemis sont réunis; le spéléo est sauf; et vois moi un peu ces lapins ! Si c'est pas merveilleux ?
Le père entendit le message:
- Tenez, dit-il, j'ai apporté des pommes. Et toi, Ricou, un peu d'alcool de prunes, ça te réchauffera. Et pendant qu'on fabrique une atèle et un brancard tu vas finir de raconter.
Dès les premiers mots prononcés par le père, frrrrtttt ! Le clan des blantoupets avait détalé. Ils ne connaîtraient jamais l'histoire en son entier !

Chapitre 10

L'histoire que leur conta Ricou, était à la fois, assez banale, et assez extraordinaire.
Il était entré la veille au soir au trou de la Baume Venteuse. Certes, il y était allé tout seul, contrairement à tous les enseignements que son club de spéléologues lui avait prodigués. Il avait bien demandé à d'autres de l'accompagner, mais personne n'était libre. Comme il ne s'agissait que de récupérer une échelle en filin oubliée dans la première partie du puits, il avait décidé d'y aller tout seul, quand même. Le temps était glacial mais beau, la neige avait bien fondu, la grotte pas trop loin de la route et donc facilement accessible, et puis il lui suffisait de remonter l'échelle. Il n'avait donc prévenu personne de ses intentions.
Seulement voilà, au lieu de remonter l'échelle, il l'avait descendue: le casque, muni de la lampe frontale, posé à côté du premier barreau, l'y avait incité. De plus, il lui avait bien semblé, à la dernière remontée, sentir un courant d'air. S'il y avait bien un trou souffleur, comme il le pressentait, il voulait en avoir la certitude.
Non seulement il y avait trou, mais en plein milieu il vit le départ d'un étroit boyau. Il était mince, et savait qu'il n'aurait aucune peine à s'y faufiler. Bien sûr il n'aurait pas du, d'autant qu'il n'avait aucune corde d'assurance, mais le démon de la découverte s'était emparé de lui, et n'étant spéléologue que depuis peu, il voulait montrer aux vieux briscards, qui ne parlaient que de découvertes, qu'il en avait fait une lui aussi.
Il avait passé la chatière sans problème, mais s'était retrouvé suspendu par les mains à une paroi, avec un vide en dessous dont il ne pouvait deviner la hauteur. Malgré tous ses efforts, ses mains avaient fini par lâcher. Heureusement pour lui, sa chute avait été stoppée par une étroite corniche en surplomb, tout à fait providentielle. Toutefois, il n'y pouvait tenir que recroquevillé, et n'avait jamais pu repasser l'obstacle dans l'autre sens. Il était ainsi resté de longues heures.
On finira bien par venir me chercher, se disait-il, on s'apercevra de mon absence et quelqu'un verra ma moto.
Il ignorait le malheureux que la fonte des neiges avait empli d'eau l'aven bramaïre*, encore moins que celui ci allait se déverser, tel un torrent, dans la galerie qu'il surplombait, avant de s'ajouter à d'autres flux, pour devenir rivière souterraine et, de pallier en pallier, aller ressurgir en sources plus loin, ou plus bas.
Et c'est effectivement ce qui s'était passé, la forte poussée des eaux sur la paroi gauche du fond de l'aven l'avait effritée jusqu'au trou qui, s'étant élargi, avait vidé l'aven en un clin d’œil. Cette eau torrentueuse avait empli la galerie dans laquelle il se trouvait, l'avait emporté, ballotté, tel un fétu de paille, projeté violemment contre la paroi, c'est ainsi que sa jambe s'était brisée. Il avait du la vie sauve à sa science de la plongée, qui l'avait aidé à rester en apnée durant le passage du flot. Puis l'eau s'en était allée. Il avait rampé vers ce qu'il pensait être l'origine du départ des flots, au prix de mille souffrances. Par bonheur, il avait pu rallumer sa frontale. Puis il avait appelé à l'aide.
Pourquoi vous? Parce que lors de mes précédentes explorations, j'ai découvert votre repaire, et les galeries qui y mènent. J'ai même assisté à une de vos réunions. Je n'ai rien dit. Mais, connaissant votre attirance pour le monde souterrain, je savais que vous risqueriez d'entendre mon appel. Et vous m'avez trouvé, de cela, je vous en serai éternellement reconnaissant. Voilà, c'est tout. Non, pas tout à fait. J'ai trouvé cette drôle de roche au fond du puits, tenez, je vous la donne. Un cadeau pour m'avoir sauvé.
Nos aventuriers n'en croyaient pas leurs yeux: de sa poche, Ricou venait de sortir Rose des Sables, gardienne de l'anneau ! Comment diable était-elle arrivée jusque là?
Zut alors, de son côté, se disait Gustou, la roche porte malheur vient de refaire surface.
- Je vais réduire ta fracture Ricou et te mettre une atèle dit l'oncle Emmanuel. Bois un coup, car ça va faire mal.
Oncle Emmanuel était ce qu'on appelle un adoubaïre, un rebouteux, de très grande réputation. On venait le voir de partout à la ronde.
Pour faire mal, ça fit mal, et Ricou ne put retenir un hurlement de douleur. Après il se sentit beaucoup mieux, et l'atèle posée, il avait même l'impression qu'il pourrait marcher tout seul.
- Non, tu vas revenir sur le brancard, et pendant quelques semaines, il ne te faudra pas poser le pied par terre lui dit l'oncle.
- Bien, dit le père il est temps que chacun rentre chez soi. Vous voulez que je vous raccompagne? demanda-il à ceux de Saint Michel.
- Ce n'est pas la peine, on connaît le chemin, et ce n'est pas trop loin, répondit Gustou. Puis, se tournant vers Janou. Il va falloir qu'on se parle. Jeudi prochain, à l'embranchement de la Vernède.
- On y sera, lui fut-il répondu.
- Noël, tu expliqueras tout à mon frère, qu'il le dise aux autres, reprit le père. Et maintenant en route. Adissiatz ! (Au revoir)
- Adissiatz !
Et c'est sur ces mots, que les deux groupes se séparèrent, chacun partant dans des directions opposées .
Janou aurait bien voulu vérifier tout de suite si Rose des Sables renfermait toujours l'anneau, mais il ne le pouvait pas au milieu de tout ce monde.
Une fois à la maison, cela ne lui fut guère possible non plus: il craignait que la lueur et la brillance, émises par l'anneau, ne lui attirent des questions, auxquelles il aurait été bien en peine de répondre sans trahir de secrets. Et puis, bien qu’il en soit le chef, la roche appartenait au clan tout entier, il était donc logique, et correct, d'attendre l'assemblée du jeudi. Tout juste s'il avait demandé à tous, d'être présents sous le grand rocher, une bonne heure avant le rendez-vous de l'embranchement de la Vernède.
C'est vous dire avec quelle impatience ils avaient attendu ce jeudi !

Chapitre 11

Enfin le jeudi fut là. Il avait bien fallu sacrifier au rituel, toutefois, il semble qu'il ait été un peu bâclé Puis, sous les regards très intéressés de nos amis, Janou procéda à l'ouverture de la pierre.
Il dut s'y reprendre à plusieurs fois.
Le mécanisme semblait avoir souffert, s'être grippé même. Il voulut s'aider de son couteau de berger, mais comme la roche ne présentait aucune fente visible, la lame ne fit que crisser, et déraper, sur la pierre.
- Tu es sûr que c'est la même pierre? demanda Tistou .
- Certain, je la reconnaîtrais entre mille, lui répondit Janou.
- I a quicòm que clòca. Affirma Tonin.
(Il y a quelque chose qui ne va pas.)
- Chela n'aurait-il pas à voir avec le départ des Chénies?
- Non, Momo, c'est l'anneau qui commandait aux Génies, et non le contraire, dit Marinette.
- Ouvre toi, gentille pierre, s'il te plaît, supplia Pichounet.
- Vous ne trouvez pas que son séjour dans l'eau a terni ses faces? dit alors Marinette. Donne la moi, je vais la faire briller avec mon tablier.
Quand Rose des Sables eut retrouvé tout son éclat, grâce aux bons soins de Marinette, elle consentit enfin à s'ouvrir. Elle était vide: la bague de Salomon ne l'habitait plus.
- Ben ça alors !
- Ce n'est pas possible !
- Cha par ecxchemple !
- Bon dieu !
- C'est un cauchemard !
- Hihihihihi !!
Chacun, à sa façon exprima sa stupeur ainsi que son dépit.
- Ne pleure pas Pichounet, dit Marinette, on va le retrouver cet anneau !
- Oui ! Mais comment ? lui rétorqua son frère.
- Il n'a pas du aller bien loin. Peut être même que tu l'as égaré sur le chemin du retour.
- Ça, c'est impossible: il était au fond de ma poche, avec le mouchoir par dessus.
- Alors, c'est qu'il est resté au fond du trou, avança Tistou.
- E ben! Va pas estre facil d'anar lo quèrre.
( Eh bé ! cela ne va pas être facile d'aller le chercher.)
Cette conversation se tenait tandis qu'ils marchaient vers leur lieu de rendez-vous.
Quand ils atteignirent l'embranchement de la Vernède, le clan de la jasse neuve du chemin creux les attendait au grand complet.
- Salut ! dit Gustou
- Salut ! lui répondit Janou.
- D'abord il faut que je te demande des nouvelles de Ricou. Le père de Noël a dit qu'il était resté chez toi, dit Gustou.
- Il va bien, mais l'oncle Emmanuel a voulu le garder près de lui quelques jours, au cas où il y aurait quelque chose qui n'allait pas. Puis, on a tué le cochon, et tu sais aussi que c'est un peu la fête: on n'allait pas le laisser partir. Enfin, je crois que ses camarades spéléos viendront le chercher dimanche.
- Ah ! Tant mieux ! Si je t'ai demandé de venir c'est qu'il faut qu'on parle, bien que ça me coûte un peu.
- Ah bon? Et qu'est ce que tu as à me dire?
- C'est qu'il faut que je te mette en garde.
- En garde?
- En garde. La pierre, la pierre que Ricou vous a donnée Eh ! Bé ! Il faut que tu t'en méfies.
- Pourquoi donc ?
- Pourquoi ? Mais parce que je crois qu'elle porte malheur.
- Cette blague !
- Ne ris pas: je suis sérieux.
- Admettons. Et comment tu sais ça toi ?
- Et c'est là que ça me coûte: il faut que je t'avoue que c'est moi qui vous l'ai volée.
- Voyez moi ça: ça, tu vois, on s'en était douté.
- Aussi, ce n'est pas tout à fait de ma faute, si Tonin ne m' avait pas insulté et tiré dessus avec sa fleù (fronde), je n'aurais pas rompu la trêve. Mais ça, je ne pouvais pas le laisser passer, surtout après l’engueulade du père parce que j'avais renversé le lait.
- Nos avias vist?
(Tu nous avais vu ?)
- De segur (bien sûr ) ! Là haut dans le ciel, dans votre chariot, devant la lune. Même que je ne sais pas comment vous avez fait. Mais ça, ça sera mon deuxième point.
- Mais avant tout, méfie toi de cette pierre, elle luit d'un drôle d'éclat, m'a brûlé les doigts, et porte malheur. La nuit durant laquelle elle a été chez nous, une brebis a versé et s'est étouffée avec les deux agneaux qu'elle portait. On a pu rien y faire. Et ça, je te dis, c'est la pierre. C'est pour ça que je l'ai escampée (jetée) dans l'aven Bramaïre.
- Si tu as trouvé la pierre, c'est que tu as aussi trouvé la grotte ?
- Oui ! Aussi. Et pour te rajouter de la pierre, elle était gardée par un démon tout noir, énorme, avec des yeux de braise. Et en plus, quand j'ai pénétré dans la grotte, j'ai vu s'enfuir cet oiseau de malheur, le Grand Chot (le grand duc): un cri, un coup d'aile, et il avait disparu. Crois moi , tu risques gros si tu la gardes !
- Ça, c'est de la superstition affirma Tistou.
- Je ne sais pas comment ça s'appelle, mas te disi qu'aquesta calada es una masca !
(Je te dis que cette pierre est une sorcière.)
- Parce que tu y crois, toi, aux sorcières ?
- Sûr ! Chez nous on sait bien qu'il y a des endroits où il ne faut pas aller !
- Admettons ! Et avant de la jeter cette pierre, tu n'aurais pas regardé un peu à l'intérieur ?
- A l'intérieur ? Qu'est ce que tu veux dire ? Elle s'ouvrait ?
- Oui, c'était un étui.
- Ah bon ? Et c'est quoi qu'il y avait dedans ?
- Tu le sais bien, puisque tu l'as pris.
- Non je ne le sais pas.
- Arrête, tu me fais marcher.
- Non je t'assure.
- Psitt Janou, dit Tistou, écoute à l'oreille. Puis, doucement pour qu'il soit le seul à entendre: Il dit la vérité, s'il avait trouvé l'anneau, c'est lui qui serait alors le Maître des Effrits. Et tu vois bien que non.
- Tu as raison: Je n'y avais pas réfléchi.Puis, s'adressant à Gustou:
- Bon ça va, je te crois. Mais, vous n'en êtes pas quitte pour autant: d'accord Tonin vous avait insultés, mais toi, tu nous as volés, et tu as profané notre repaire, et ça, c'est bien plus grave.
- Je le sais bien, c'est pour ça que je t'ai prévenu pour la pierre et me suis excusé. Alors on est quitte.
- Non, on sera quitte quand vous nous aurez aidé à récupérer ce que la pierre a du perdre au fond de l'aven Bramaïre.
- Au fond de l'aven Bramaire ? T'es pas fou ? Tu veux qu'on descende là dedans ?
- Non pas vous, nous. Ce que je veux seulement, c'est emprunter le matériel que les spéléos entreposent chez ton père.
- C'est tout ? Et qu'est-ce qu'il te faudrait ?
- Des échelles, des cordes, des casques, des lampes. La même chose que lorsqu'on a sauvé Ricou. Mais il faudrait qu'on puisse le garder quelque temps.
- Ça doit être possible parce que, aux dernières nouvelles, ils devaient faire de la plongée en siphon dans les sources de la Buège et ne devraient pas utiliser ce matériel-là de quelque temps. Il te le faudrait pour quand ?
- Jeudi prochain.
- Entendu: il y sera, je le cacherai dans les buis.
- Après, on sera quitte.
Et ils se serrèrent solennellement la main.
- Adiù Gustou !
- Adiù Janou !
Et c'est avec le sens du devoir accompli, que les deux clans s'en retournèrent chez eux.
Sur le chemin du retour, les discussions allèrent bon train chez nos aventuriers de la Sauvageonne.
- J'ai vu le moment où tu allais tout leur dire déclara Tistou.
- Non mais tu rigoles ! Fallait bien les amadouer un peu, pour qu'ils nous passe le matériel spéléo, répondit Janou.
- Tu as vraiment l'intention de descendre au fond du trou.
- Ben oui ! C'est le seul endroit où l'anneau peut être.
- Et tu vas y aller tout seul ?
- Non bien sûr, puisque tu vas venir avec moi.
- !!! - Ieù tamben voli venir.
(Moi aussi je veux venir !)
- Non, toi, tu t'occuperas de la corde d'assurance.
- Et moi? demanda Marinette?
- Toi? Tu seras chargée de savoir comment on utilise le matériel spéléo !
- Moi ? Mais je n'y connais rien ! - Ne fais pas l'innocente, tout le monde le sait que Ricou il a un faible pour toi. Alors, tu vas essayer de le faire parler pour savoir comment il faut s'y prendre avec les cordes d'assurances, les échelles, et tout ça. Et tu lui demanderas aussi, où exactement il a trouvé la pierre.
- Bon d'accord. Mais après, je pourrais descendre dans le trou moi aussi ?
- La spéléo es pas facha per las dròllas !
(La spéléo n'est pas faite pour les filles !)
- On verra, éluda son frère. Puis il ajouta: de notre côté, nous allons préparer le terrain et voir où nous pourrons accrocher la corde, afin que tout soit prêt pour jeudi prochain.
- Quel chera mon rôle ? demanda Momo ?
- Tu surveilleras pour qu'on ne soit pas dérangés.
- Et moi ? Et moi ? questionna Pichounet.
-Toi ? Tu le sais bien, tu descendras avec moi, dans ma chemise. Si tu as trouvé les pièces d'or, tu pourrais bien trouver l'anneau ! Puis à tous:
-Bien, nous voilà arrivés. Rendez-vous jeudi prochain à l'aven Bramaïre, et jusque là, motus et bouche cousue. Quand à toi Tonin, tu te tiens bien à l'école, c'est pas le moment d'être puni.
- Oc farai gafa !
(Oui je ferai attention.)
C'est sur ces bonnes résolutions, et la tête emplie de tous les préparatifs qu'ils auraient à accomplir, qu'ils se séparèrent.

Chapitre 12

Ce fut Marinette qui entra d'abord en action: en effet, il ne lui restait que deux jours pour interroger habilement Ricou, qui devait quitter le mas du Roc Traucat le dimanche. Il fallait donc faire vite, et bien !
Ricou, entrepris par une jeune et jolie fille, subjuguée, en apparence, par ses aventures de spéléologue ne résista pas. Il dit tout, de la façon d'utiliser la corde d'assurance, comment la mettre autour de soi, comment l'attacher à un endroit fiable. Pour l'échelle, dont le maniement était plus délicat, il lui fit mimer, sur son insistance, descentes et remontées. La lampe à acétylène, le carbure, l'eau, l'allumage, elle fut bientôt une experte de leur utilisation. Et si, par hasard, il évoquait sa surprise à voir une fille si intéressée par ce sport, par essence masculin, elle lui laissait entendre que c'était la façon dont il en parlait qui la faisait chavirer. Tout fut évoqué, même le passage des chatières. Au bout de deux jours, la spéléo n'avait plus de secret pour elle.
Gustou et Tatave avaient, comme promis, réuni le matériel nécessaire, bien caché dans les buis.
Janou et son équipe avait préparé le terrain, et déjà un feu brûlait, le jeudi après midi, dès trois heures.
Après l'agnelage, le travail s'était allégé au point que, le jeudi après midi leur appartenait en entier.
Dès trois heures et demie tout était prêt pour la descente qu'allaient effectuer Janou puis Tistou, dûment chapitrés par Marinette, qui leur avait fait recommencer les exercices quatre fois.
- Ça va maintenant, ça suffit, on a compris !
- C'est sûr ? Car on est jamais trop prudent.
Tonin avait, comme à son habitude, chapardé tout ce qui pouvait se manger. Il avait, d'ailleurs, déjà bien entamé la réserve faite.
- Me cal manjar se voli téner cóp !
(Il me faut manger si je veux tenir le coup)
C'était lui qui devait tenir la corde d'assurance, accrochée également à un rocher.
L'échelle, bien arrimée, fut jetée dans le puits, et nos apprentis spéléos amorcèrent la descente.
Couchée à plat ventre au bord du trou, Marinette suivait leur progression.
Personne ne parlait, la tension était, chez tous, palpable.
Pichounet, collé contre le flan de Janou, avait toutes les peines du monde à maîtriser le tremblement qui l'habitait. C'est qu'il vouait à Janou une admiration sans bornes, et le sentiment qui l'animait n'était pas éloigné de la vénération.
C'était Janou qui l'avait accueilli, c'était lui qui l'aidait quand il y avait des obstacles qu'un lapin ne saurait franchir. Janou, c'était son ami, son frère, son dieu même. Pourvu qu'il se sorte de ce dangereux défi ! S'il lui arrivait malheur, lui, Pichounet, ne s'en remettrait pas !
Momo, lui, ne désirant pas écourter les repos diurnes que son âge réclamait, et voulant cependant être prêt à intervenir à tout moment, si cela s'avérait utile, avait choisi sa cache dans une anfractuosité de la falaise qui bordait un des côtés de l'aven.
Pas à pas, la lueur des frontales progressait vers l'abîme, au doux balancement de l'échelle. Bientôt, elles ne furent plus que deux étoiles lointaines dans un obscur firmament.
Enfin, nos deux explorateurs atteignirent le fond.
Il était chaotique, hérissé de rochers, et tapissé de boue sur une bonne épaisseur. La surface à explorer était, elle, assez conséquente.
- Ça va prendre du temps, dit Janou, et il va falloir être méthodique. Tu vas commencer par ce coin, et moi par celui là, puis, on se rejoindra au milieu.
- D'accord, répondit Tistou.
Et la fouille commença, pour eux, accroupis dans la gadoue. Leurs mains palpèrent, tâtèrent, soulevèrent des tas de cailloux. En vain ! Quand ils se rejoignirent, dos à dos, ils durent constater qu'ils étaient bredouilles.
- C'est pas possible ! Il n'y est pas. Faudrait pas qu'il ait roulé avec la flotte dans la galerie, avança Tistou.
- Non, Ricou a bien affirmé qu'il avait trouvé la roche au fond du trou.
Le désespoir aidant, la fatigue se fit sentir, au point qu'ils allèrent s'asseoir en s'adossant à la paroi. Sali pour sali !
Les genoux relevés, la tête basse, ils faisaient pitié à voir.
- Bon, dit Janou, il va falloir remonter, et ça, ça va être dur !
Pichounet, était demeuré blotti dans la chemise de Janou: le terrain était bien trop boueux pour qu'il y trempe ses pattes, de plus, il n'était pas encore tout à fait remis de la frayeur de la descente. Aux paroles désespérées de Janou, il risqua un œil :
- Non mais je rêve ! s'écria-t-il.
Là bas, de l'autre côté du puits, accroché à une aspérité de la paroi qui lui faisait face, et juste à la hauteur de ses yeux, il y avait quelque chose qui luisait et, quand Janou concentra les rayons de sa lampe sur l'objet, cela se mit à émettre des feux de couleur, rouge, vert ,bleu.
- L'anneau ! s'écrièrent-ils en se précipitant.
Janou le tenait maintenant dans sa paume ouverte pour le montrer à Tistou. Quoique encrassé par la boue, l'anneau n'en émettait pas moins cette lumière extraordinaire dont s'entoure toute puissance magique.
- Courage ! dit alorsTistou, va falloir remonter maintenant !
- Attends un peu, tu vas voir.
Janou mit la bague à son majeur et siffla.
Immédiatement, le géant noir aux yeux terribles se matérialisa à leur côté.
- Vous m'avez appelé Maître. Il était assis sur un tapis.
- Surtout, ôte tes chaussures avant de t'asseoir, dit-il à Tistou en donnant l'exemple. Puis: Génie 2534 de quatrième niveau, je t'ordonne de nous faire sortir de ce trou.
- C'est comme si c'était fait Maître.

Chapitre 13

Et le tapis, tel un ascenseur, quitta le sol, s'éleva doucement dans le puits, pour, arrivé tout en haut, sortir de la grande ouverture et aller s'étendre à côté du feu.
- Òsca ! Òsca ! (bravo) ! Houra ! Houra ! firent nos aventuriers restants, dès qu'ils aperçurent les deux Génies et leurs passagers. - L'as trapat?
(Tu l'as trouvé?)
- Oui, et les Génies avec, il...
- Fatche de de fatche de ! Je comprends maintenant pourquoi vous ne vouliez pas qu'on vous aide.
Zut, le clan de la jasse neuve du chemin creux, emmené par son chef Gustou venait de sortir des buissons.
Immédiatement, Janou tournant sa bague sur le doigt, fit disparaître les deux Génies, si vite, que nos deux héros se retrouvèrent projetés, cul par dessus tête, sur le sol.
- Mais, mais...bégaya Gustou.
- Mais quoi? fit Janou en se relevant.
- On aurait dit que le grand démon noir était avec vous.
- Tu auras rêvé mon pauvre ! Puis se tournant vers ses coéquipiers. Vous avez vu quelque chose vous autres?
- Pas res de tot! Fòra dos abelits que se son empedegats ambe l'escala, e espatarats pel sol.
(Rien du tout ! A part deux dégourdis qui se sont empêtrés dans l'échelle, et fracassés par terre.)
- Mais vous, dit Gustou en s'adressant aux siens, vous avez vu comme moi ?
- Non, tu étais devant, et tu nous cachais tout !
- Mettons, mais je ne suis pas sourd, et j'ai bien entendu que vous aviez trouvé ce que vous cherchiez.
- Nous aussi ! dirent ceux de Saint Michel.
- Et alors, c'est quoi ? reprit Gustou.
- Ça, c'est un secret ! C'est notre secret ! Il n'est pas question qu'on le partage avec vous. Vous venez de prouver, encore une fois, qu'on ne peut pas vous faire confiance, puisque vous nous espionnez.
- C'était pour au cas où vous auriez besoin d'aide répondit Gustou.
- Si tu le dis !Mais j'ai du mal à te croire.
- Puisque c'est comme ça, tu ne vois donc pas d'inconvénient à ce qu'on reprenne le matériel spéléo ?
- Non, aucun.
- Et tu ne veux toujours pas nous dire ce que tu as retrouvé.
- Toujours pas.
- Bien ! Tu vois, à partir de maintenant, faudra pas trop vouloir compter sur notre aide. Ramassez le matériel, vous autres, et que ça saute.
- Bien chef !
- Vous avez vu dans quel état vous vous êtes mis ! s'exclama alors Marinette, cherchant à faire diversion. Qui sait si je pourrai ravoir vos culottes ! Sinon, gare à vous à la maison. C'est bien simple, enlevez les, je vais tacher d'aller les nettoyer à la lavogne du grand dolmen. Est ce que tu pourrais venir m'aider Juliette?
- J'arrive. Allez, ne faites pas tant de «magnes» (manières), restez auprès du feu, et enfilez nos tabliers, si vous avez peur de vous montrer en slip.
Ce qu'ils firent à leur cœur défendant, pas avant d'avoir prévenu l'assemblée:
- Le premier qui rigole...
Mais personne n'avait envie de rigoler, chaque groupe campant sur son quant à soi. L'entente manifeste des filles n'ayant pas convaincu les garçons.
Y a pas à dire se disaient les garçons, les filles, on ne les comprendra jamais : Tantôt, elles sont les pires ennemies, et la minute d'après, elles se rendent service.
Eh oui, les garçons, c'est justement pour qu'elles vous demeurent mystérieuses qu'elles agissent ainsi !
Janou et Tistou restèrent longtemps déguisés en fille, car après le lavage, suivit le séchage, et là, le feu prouva son utilité.
Mais, des culottes de drap bien épais, capables de résister à toutes les misères que pouvaient leur faire subir des garnements de douze ans, c'est long à sécher ! Le clan de Saint Michel était reparti depuis longtemps, et la nuit était arrivée, qu'elles étaient loin d'être sèches. - Tant pis, nous les porterons mouillées dit Janou.
- Si vous le permettez, Maître, dit le Génie, qui, dès les ennemis partis, était redevenu visible; alors il souffla d'un tel souffle brûlant qu'elles furent sèches en un clin d’œil, leurs deux culottes.
Sèches, mais un peu rétrécies.
Celle de Janou boudinait à la taille son petit ventre replet, tandis que celle de Tistou avait raccourci, comme s'il avait grandi trop vite. On aurait dit deux magnifiques épouvantails.
Devant la mine déconfite des garçons, l'assemblée ne put se retenir de rire.
Ce que voyant:
- J'arrange cela tout de suite, mon Maître.
Et, le Génie, passant sa grosse main velue sur les vêtements des deux garçons, leur redonna leur aspect initial. Mieux encore, on les aurait cru neufs.
Ce qui eut pour résultat immédiat de faire taire les rires. Un oh ! d'admiration leur succéda.
C'était là encore, un des multiples talents de notre génie.
Janou proposa donc, pour le jeudi suivant, le projet qui lui tenait à cœur depuis le début, à savoir, une descente vertigineuse des gorges de la vis .
En tapis volant, bien entendu.
Ils y souscrivirent tous.
Mais il fallait rentrer.
Pour ce faire, et pour que cela soit plus rapide, on eut recours aux services de nos deux Génies.
- Adissiatz e a la setmana que ven !
(Adieu et à la semaine prochaine !)
- Bona nueit !
(Bonne nuit!)
C'est sûr que pour beaucoup, la nuit à venir serait peuplée de rêves !

Chapitre 14

La semaine qui allait suivre était faite pour leur plaire.
En effet, s'y trouveraient rassemblés, non seulement le mardi gras et le mercredi des cendres, jours de congé pour l'école, mais encore ce jeudi qui verrait la réalisation de leur premier projet.
Le mardi avait bien tenu ses promesses: Albanie et Noémie avaient confectionné des oreillettes bien parfumées, bien étirées, bien frites, et enveloppées de sucre craquant, et on s'était un peu enfariné, puisque c'était jour de carnaval, et que la licence était permise.
Le mercredi des cendres avait, lui, été plus religieux.
Le jeudi, promettait de terminer en beauté ces trois jours de vacances. Aussi, aucun ne manquait à l'appel au rendez vous du jeudi.
Bien que tous fussent impatients, il fallut sacrifier au rituel au complet avant que Janou accepte de siffler les Effrits. Ils s'installèrent alors sur le tapis.
- Quels sont les ordres pour aujourd'hui Maître?
- Tout le monde est prêt? Génie 2534, et Génie 2535 de quatrième niveau en avant pour une ballade dans les gorges de la Vis !
- A vos ordres Maître, puis, tenez vous bien tous, mon frère ?
- %§ !?/ » !!!
- Surveille ton langage, veux tu ? Il y a des dames.
- Oh pardon ! Puis, c'est parti!
- Ahhhhhhh ! Le démarrage vertigineux leur avait arraché un cri de peur, vite remplacé par des rires.
Et le tapis filait, filait, filait, cinq bons mètres au dessus du sol, sur la lande dépouillée d'arbres, assuré qu'il était de son invisibilité.
Tantôt, pour effrayer quelque gibier, lièvre ou renard, il en venait à frôler l'animal, pour repartir ensuite à la verticale prendre de la hauteur, générant cris de frayeur mêlés de rires.
Enfin, ils atteignirent la Vis et ses gorges, but ultime du voyage.
La Vis, voyez vous, est une bien curieuse rivière. A peine née, ne la voilà-t-il pas qui disparaît dans un moulin, pour rejaillir beaucoup plus loin dans un autre. Son lit ? Pendant des milliers d'années elle l'a creusé dans les terres calcaires des causses, patiemment, mais opiniâtrement, en méandres, cours, et cascades. Elle en a fait des gorges profondes, étroites et splendides, dont elle a orné les flans de grottes, abris prisés des tout premiers hommes.
Lui rendre visite se mérite, surtout, lorsque, depuis son cours souterrain, elle surveille votre laborieuse progression dans sa vallée sèche, ajoutant méandres aux méandres, si bien qu'on croit ne jamais arriver.
Et puis, il y a le bruit, énorme, fracassant, étourdissant, de sa résurgence au moulin de la Foux :
- Tremblez dit-elle, jamais vous ne me dompterez, car je puis être tumultueuse au point de chasser les meuniers.
Puis, cette échevelée terrible, peu à peu, sans en avoir l'air, se fait langoureuse amoureuse des berges qu'elle a façonnées.
C'était bien entendu la partie de son cours, de Vissec à la Foux qui intéressait nos aventuriers. Nul chemin n'y était tracé, on disait son lit plein d'embûches, mystérieux, sauvage, dangereux même, et bien peu fréquenté.
Il n'en fallait pas d'avantage pour exciter leur désir d'aventure, tout en redoutant un peu ce qu'ils risquaient de découvrir.
La première partie du voyage ne présentait que peu d'intérêt. Ce n'était qu'un fond de rivière à sec, large, plat, et caillouteux. Mais dès le premier méandre passé, le paysage changeait radicalement.
Engoncée dans des parois d'une hauteur démesurée, la rivière avait creusé, aux cours des millénaires, des gorges étroites, tortueuses, le long des quelles cheminer était très ardu.
Aux énormes blocs de rochers entassés les uns sur les autres, succédait un fouillis de végétaux, arbres, lianes, et ronces, souvent inextricables, avec, en leur milieu, des étendues d'eau, certes paisibles, mais qu'on devinaient profondes. Et en plus de tout cela, se trouvaient, enchevêtrés, mille objets hétéroclites, couvercles, seaux éventrés, pieux, vieux outils, roues, carcasses, témoins de la démesure d'une rivière en folie. Car les crues de la rivière étaient mémorables, qui la voyaient un temps oublier son cours souterrain, pour devenir, à l'air libre, torrent tumultueux, et balayer tout sur son passage.
Tous bénissaient le tapis de leur éviter le long et rude cheminement à pied.
Contrairement à ce que Janou avait pensé, à savoir une descente vertigineuse, le tapis avait adopté une allure beaucoup plus circonspecte, car, volant à très basse altitude, il lui fallait se frayer un chemin à travers ronces et lianes agressives; tout juste s'il se permettait des «youp là» à saute moutons sur les rochers.
Il avait bien tenté, une fois, alors qu'il rasait la surface de l'eau, de les y renverser dedans, mais les cris stridents des passagers, de même que l'admonestation de son frère :
- N'y songe même pas, mon frère ! l'en avaient dissuadé.
Décidément, ils ne possédaient aucun sens de l'humour !se disait notre génie tapis!
Dans ce coin protégé de vallée, le printemps paraissait déjà arrivé; les saules et les noisetiers se paraient de chatons, et les violettes fleurissaient aux pieds des rochers. Aussi, c'est tout naturellement, qu'ils furent attirés par cette grotte en surplomb, tapissée de lierre, pervenches, et violettes.
L'ordre fut donné au tapis de s'y poser.
La grotte leur plut tout de suite.
En surplomb, sur un coin de gorge paradisiaque, elle s'ouvrait, telle une orbite encadrée de stalactites, formant sourcil. On aurait dit un grand œil bienveillant.
La lumière du soleil y pénétrait assez profondément, à cette époque de l'année, y faisant pousser une végétation luxuriante, et l'on devinait que, bientôt, on y verrait éclore les diverses orchidées qui sont les joyaux de nos causses.
Le sol en était plat, sableux par endroits. Tout en elle donnait envie de s'y installer, comme cela avait du être le cas pour ces premiers hommes qui l'avaient certainement habitée.
Ils regardaient émus, en même temps qu'émerveillés.
- N'est ce pas là la Baume Sourcilleuse dont nous a parlé Ricou s'interrogeait Marinette. On dirait bien. D'ailleurs, si c'est bien elle, on devrait trouver dans un coin le foyer construit par le groupe des spéléos.
Le foyer était bien là, entouré de pierres plates formant sièges.
Alors, Tistou proposa:
- Dites, et si on s'installait ici? Maintenant qu'ils connaissent notre lieu de réunion.
- Aquò es pas bèstia !
(Ce n'est pas bête !)
- Mais c'est très loin de chez nous, argua Janou.
- Pas si loin que ça, à vol de tapis .
- N'i a, dins aquel càp.
(Il y en a dans cette tête.)
- Vous seriez tous d'accord? Et la Baume Sourcilleuse serait le point de départ de nouvelles aventures?
Tout le monde approuva à l'unanimité.
Et chacun d'y aller d'un projet qui lui tenait à cœur.

Chapitre 15

- Moi, dit Janou, j'aimerais bien vivre ici comme des hommes préhistoriques. Les hommes iraient à la chasse et à la pêche, et les femmes tanneraient les peaux des animaux qu'ils auraient rapportés.
- C'est ça, té, dit Marinette, et elles feraient aussi la cuisine.
- Bien sûr !
- Ieù aimariai plan estre un cassaire, pas men un pescaire, per prener los lapins au laç et agantar las troitas ambe la man.
(Moi j'aimerais bien être chasseur, mais aussi pêcheur, pour prendre les lapins au collet, et les truites à la main.)
- Gloups ! Les lapins? demanda Pichounet?
- Oh, perdon Pichounet solament las lébres !
(Oh ! Pardon Pichounet, seulement les lièvres !)
- Mais...
- Oc ! Solament pescaire !
(D'accord, seulement pêcheur.)
- Mercé !
- Moi, dit encore Janou, j'ai remarqué, plus haut, sur un talus, des arbres fruitiers: pêchers, pruniers, et poiriers, que si on les taillait, on pourrait manger les fruits.
- Miam !
- Plus haut encore, sur un essart, j'ai vu aussi des pieds de vignes à l'abandon. Ceux là, si on les soignait, ils pourraient bien nous faire du vin !
- Du vin, ou de la piquette ? rirent les garçons.
- Le vin qu'on fera, il ne pourra être que bon ! répondit-il vexé.
- Et toi, Tistou? Tu ne dis rien ? demanda Marinette.
- Moi, ce que j'aimerais, ce serait savoir dessiner sur les murs aussi bien que les premiers hommes. Et donc revenir à leur époque pour qu'ils m'enseignent.
Nous connaissons déjà le rêve de Marinette, qui était également de voyager dans le temps, pour se retrouver à l'époque de la Reine de Saba. Mais les Génies consultés, lui avaient dit que, s'il leur était effectivement possible de voyager dans le temps, ils ne pouvaient malheureusement pas y transporter des passagers.
Et il y eut aussi tous les souhaits qui ne furent pas exprimés, mais n'en germaient pas moins dans la tête de nos jeunes amis...
Cependant, ce qu'il en ressortait, cette fin d'après midi là, était que, s'étant laissé aller à une douce torpeur, que le calme des lieux engendrait, cette inactivité n'était pas loin de s'apparenter à de l'ennui.
C'est très certainement ce qu'avait perçu Tonin puisque:
- Caldria pas s'endormir. S'es pas malurós aquo ! Sem aqui, a saunejar, espatarats pel sol, alora qu'avem dos Genies preps a nos passejar onte vouldrian. Allé zou boulegatz vos vosautres.
(Faudrait pas s'endormir ! Si c'est pas malheureux de voir ça ! On est ici à rêvasser, affalés sur le sol, alors qu'on a deux Génies prêts à nous amener où on voudrait ! Allez bougez vous un peu vous autres ! M...)
- As plan rason mon Mestre ! Macarel de macarel s'écria le Génie tapis. (Tu as bien raison mon Maître ! Macarel de macarel !)
- Mon frère n'a pas tort, hormis qu'il ne devrait pas utiliser un langage aussi ordurier. De fait, vous n'avez utilisé jusqu'à présent, qu'une infime partie de nos pouvoirs, et nous aimerions tellement vous en faire connaître d'avantage. De plus, l'inactivité, nous la connaissons, et la détestons, pour l'avoir pratiquée durant des millénaires ! Elle fait naître l'ennui, et… les fourmis dans les jambes. Alors Maître ? On se bouge ?
- Vous avez raison tous les trois, répondit Janou. Faudrait voir à se bouger. Toutefois, je crains que pour aujourd'hui il ne soit un peu tard, le soleil est déjà couché. Les génies vont nous ramener, mais cette fois-ci, par le haut de la falaise.
Une fois tous installés, Janou reprit la parole:
- Vous êtes tous bien accrochés? A toi Génie 2535, montre nous donc ce que tu as sous le capot !
- Une petite minute Maître, si vous voulez bien vous asseoir tous au milieu.
Dés qu'il en fut ainsi, Génie 2534 s'assit alors avec eux, tandis que Génie 5435, repliant tous ses bords vers le centre les enfermait, permettant à leurs seules têtes de dépasser.
Le démarrage à la verticale, fut fulgurantissime !
Dés qu'il fut à dix mètres au dessus des gorges, il partit, à l'horizontale, plein ouest, à une vitesse telle, qu'on aurait dit qu'il désirait se fondre dans les vapeurs cramoisies du couchant. Puis, arrivé à la hauteur de Camp d'Alton, il vira brusquement sur la gauche, plein sud, en direction de l'aven Bramaïre, au dessus duquel il stoppa brutalement; ce qui eut comme résultat de faire s'entrechoquer les têtes de ses passagers, comme noix dans un panier.
- Aie ! Ouille ! puis:
- Pourquoi t'arrêtes-tu là ? Nous ne sommes pas encore arrivés ! Allez, vite, il est tard, à la maison !
Sourd aux injonctions de son Maître, Génie 2535 ne bougeait pas.
- Allez en avant ! Génie 2534, dis le lui à ton frère qu'il nous faut rentrer.
Pas de réponse. Lui aussi, immobile et figé, paraissait être devenu sourd.
- Bon, puisque vous ne voulez pas nous emmener, laissez nous au moins descendre.
Ils consentirent, alors, à s'éloigner du trou de quelques mètres, mais n'en défirent pas pour autant les bords du carcan qui les retenait prisonniers.
- Bon, ça va, assez plaisanté ! dit Janou, je vous ordonne de nous relâcher.
L'ordre fut sans effet.
L'affolement commençait à les gagner, quand, brusquement sortit de l'aven une sorte d'énorme nuage de vapeur chaude, aux bords ourlés de rouge, qui les aurait certainement brûlés au visage, si le tapis n'avait reculé de cinquante mètres, tandis qu'un effroyable rugissement se faisait entendre:
- RRRRRROARRRHHHHH !!!!!
Sans plus attendre, notre tapis avait quitté les lieux.
Quand ils furent, tremblants, mais à bon port, sur la lande du Roc Traucat :
- Que..que...qu'eeeeeest-ce que c'était ? demandèrent-ils tous ?
- Ça ? Mes Maîtres, ce n'est que notre sujet d'exploration pour la semaine prochaine ! Adissiatz !
Et les laissant abasourdis, nos deux Génies s'évanouirent.

Chapitre 16

Le chemin de l'école, fut, cette semaine là, le moment de discussions et d'interrogations terribles pour notre équipe au grand complet.
En effet, Marinette n'avait pas hésité à faire un détour pour pouvoir participer aux débats; Pichounet bien à l'abri des regards dans la chemise de Janou, n'en perdait pas une miette, et Momo les accompagnant de son vol silencieux y allait lui aussi de ses commentaires.
- Je ne sais pas ce qu'il y a au fond de ce trou, mais ça m'a l'air terrible disait Janou.
- Terrible et en colère rajoutait Tistou.
- Moi, j'aurais cru plutôt un cri de désespoir, avait dit Marinette.
- Che chuis de ton avis, chi bête monchtrueuche il y a, elle chemble très malheureuche.
- Et ils voudraient qu'on descende voir ? dit Janou.
- Au risque de périr ébouillantés, ajouta Tistou.
- Il y a sûrement une autre solution, affirma Marinette.
- Ch'est chertain !
- Segur que caldra me pagar per me far davalar dins aquel trauc !
(Sûr qu'il faudra me payer pour me faire descendre dans ce trou!)
Passant la tête sous le col de la chemise, Pichounet osa:
- On ne risquera rien, puisque les Génies seront avec nous, ils ont bien dit «notre exploration»?
- Tu as raison Pichounet. Mais qu'il me tarde d'être à jeudi !
- Moi aussi !
- Moi aussi !
- Moi auchi !
- Ieù tanben !
(Moi aussi !)
- Quelle aventure ! Non mais quelle aventure ! chantonnait Pichounet.
Et le jeudi fut là !
Toute la semaine, le vent, qui pourtant venait de ce côté, n'avait apporté un quelconque gémissement, un semblant de rugissement, un ersatz de plainte, qu'aurait proféré l'aven Bramaïre. D'ailleurs, quand les Effrits, apparus sans qu'on les appelle, les eurent déposés auprès du trou, ce dernier n'avait plus l'aspect menaçant qui les avait tant effrayés la semaine dernière.
- Alors, mes Maîtres, êtes-vous prêts à entreprendre la grande exploration ?
- Tu es sûr qu'il n'y a pas de danger ? demanda Tistou ?
- Où serait le plaisir sans un zeste de frisson ?
- On ne risque pas de déranger ? Ajouta Janou.
- Pas du tout. Je crois même que vous êtes attendus.
- ??? - Ah, parce qu'il y aurait vraiment quelqu'un ou quelque chose au fond du trou ? s'écria Marinette.
- A ton avis ?
- Pas pochible ! Vous plaichantez !
- Croyez-vous ? C'est bien simple, descendons voir !
- Ieù i davali pas !
(Moi je n'y descend pas !)
- Comment dites-vous déjà ? «Poule mouillée !»
- Soi pas una gal...
(Je ne suis pas une po...)
- Et bien moi j'y vais, assura Marinette, comme ça, je serai la première fille à faire de la spéléo.
- Je crains fort que vous tous n'ayez pas d'autre choix.
A peine avait-il terminé ces mots que le tapis relevant ses bords les enfermait étroitement. Puis, s'étant placé à la verticale du trou, il amorça la descente dans le puits.
- On y voit rien dit Pichounet.
- Excusez, j'y remédie tout de suite.
Alors, du cœur des fleurs qui ornaient le tapis, s'échappèrent des rayons lumineux qui, happés par les mousses qui recouvraient les parois, les rendirent phosphorescentes.
Ils évoluaient dans un univers fantasmagorique, dans lequel la couleur verte était dominante.
Plus bas, quand cessa la végétation, les facettes des quartz s'emparèrent à leur tour de la lumière pour la diffracter en un millier d'éclats. Saisis par la fabuleuse magie émanant de cette atmosphère féerique, ils sentaient bien qu'ils étaient appelés à vivre quelque chose d'extraordinaire, et, curieusement, il n'avaient plus peur.
D'ailleurs, le tapis, afin de mieux les laisser s'en imprégner, était descendu très lentement, pour se poser avec beaucoup de douceur au fond. - Mais où est donc passé le mur sur lequel était accroché l'anneau.? demanda Pichounet de sa voix fluette.
Il n'y avait plus de mur: en lieu et place, un immense corridor, illuminé, comme en plein jour.
C'est ici que vous descendez, dit le Génie tapis en dépliant les bords, le reste du chemin doit se faire à pieds.
Serrés les uns contre les autres, ils n'osaient avancer.
C'est alors qu'ils l'entendirent, le battement.

Chapitre 17

«Tip top...tip top...tip top»
D'abord, très régulier et distinct, quoique lointain, puis irrégulier:
«Ti-ip top , t...top, tip, tip ,ttop» telle la pulsation d'un organisme affaibli.
Comme ils ne se décidaient toujours pas à progresser dans le corridor, Génie 2534, les entourant de ses énormes bras, les poussa vers l'avant, doucement, mais résolument:
- Allez, elle vous attend, elle a besoin de vous, sa vie ne tient plus qu'à un fil.
- Qui ça elle ? osa Tistou.
- Avancez donc: bientôt vous saurez.
Alors, confortés par les bras protecteurs du grand Effrit, en même temps qu'intrigués par ce que laissaient sous entendre ses paroles, ils parcoururent le corridor dans toute sa longueur.
Ce dernier s'ouvrait sur une grande salle plongée dans la pénombre, seule, une tâche rouge orangée, à quelques cinq mètres de hauteur, clignotait et battait de plus en plus faiblement:
-  «Tip top, tip top,tip top, tip top...»
Un nuage de vapeur, et par dessus, une voix affaiblie, presque inaudible:
- Moi, Zulma... pas peur, petits... un souffle… besoin vous, trouver… un souffle.. dernier… perdu… mourir... plus rien.
- Non, pas encore, Zulma s'écria le Génie, et d'un bond ils se précipita vers la lueur qui déjà s'éteignait.
Alors, ses grosses mains, aux doigts boudinés, se mirent à broyer, malaxer, masser, la masse inerte, jusqu'à ce que se produise le miracle qu'il attendait. Faiblement tout d'abord, puis de plus en plus régulièrement, la lueur et le battement naquirent à nouveau.
Le cœur de Zulma s'était remis à battre.
Alors, au fur et à mesure que son cœur ressuscité faisait à nouveau circuler le sang dans ses veines, elle apparut en son entier, majestueuse et rutilante, à leurs yeux écarquillés.
Car Zulma la grande, Zulma la belle, Zulma l'éblouissante, n'était autre qu'une reine dragon, la dernière de son espèce à avoir survécu depuis la nuit des temps.
- Un drac !
- Un dragon ! s'écrièrent-ils.
Le dos calé contre la paroi de la grotte, assise sur son arrière train, dressée sur des pattes avant terminées par de monstrueuses griffes, elle les regardait de ses grands yeux d'or. Sa tête, pourvue de quatre longues cornes recourbées, et hérissée d'épines, se terminait par un mufle allongé, aux narines béantes, d'où s'échappait de la vapeur.
Elle était enfouie dans ses ailes repliées, laissant entrevoir des écailles jaune cuivré bordées de vert, qui la recouvraient en entier, sa longue queue enroulée autour d'elle.
Durant un court instant, elle apparut, dans son éclat insoutenable, puis, peu à peu, la brillance ternit, tandis qu'elle s'affaissait sur le sol.
- Approchez mes enfants, n'ayez crainte, moi, Zulma, la reine cuivrée, je ne vous veux aucun mal, d'ailleurs aussi loin que je me souvienne, je ne me rappelle pas en avoir jamais voulu aux hommes. Venez plus près, ma voix faiblit, mon souffle se meurt, bientôt je ne serai plus. Mais avant, il faut que je vous parle, que je vous dise, que je vous supplie, aidez-moi.
Un souffle rauque, un battement qui s'affaiblit, puis:
- Génie, je t'en prie, soutiens mon souffle, il me faut aller jusqu'au bout de mon histoire, il faut qu'ils sachent pour agir, car tu m'as dit que je pouvais compter sur eux. Ils sont mon ultime recours.
Et Zulma raconta:
Elle était née, elle ne saurait trop dire, car une vie de dragon est faite de courtes périodes d'activité, et de très longues périodes d'hibernation, sauf que cela se compte en millénaires. En fait, cela revient à vivre de nombreuses vies. Elle les a, à chaque fois, vécues en reine. Car elle fut reine, elle fut la Reine, de la race des dragons cuivrés. Elle a, ses vies durant, beaucoup fréquenté les hommes, vivant en bonne intelligence avec eux, car ils la savaient la gardienne, la protectrice de cette terre qu'ils habitaient. Gardienne de la pureté des eaux, de la limpidité des airs, de la fécondité de la glèbe, et de la maîtrise du feu. Respectée, choyée, vénérée par tous, à chacun de ses réveils, durant des siècles et des siècles. Elle eut nombreuse lignée, assurée qu'elle était de leur offrir un monde favorable. Elle ne sait trop pourquoi elle leur a survécu. Aurait-elle dormi trop longtemps? Puisque la voilà la dernière de son espèce, de toutes les espèces. Et voilà qu'elle se meurt, de désespoir ainsi que de tristesse.
Durant son dernier long sommeil, elle s'aperçut, avec ravissement, qu'elle allait encore être mère, elle, elle qui n'y croyait plus. Alors, elle s'est retirée, au plus profond de la plus profonde caverne, du moins de celles qu'elle a trouvées, le temps pressait, la ponte était imminente. Elle en a bouché les entrées, une de son corps massif, l'autre de l'éboulement par elle provoqué. Et l’œuf est arrivé. Un œuf de reine appelée à lui succéder, car elle le sentait bien, son temps était compté.
Ah comme elle l'a choyé cet œuf, tout le temps de sa gestation. Elle l'a couvé d'une bonne chaleur, léché pour empêcher le dessèchement, aimé d'un amour infini.
Et puis il y eut cette soudaine et terrible montée des eaux qui envahit la caverne, suivie d'une décrue tout aussi rapide et violente, entraînant tout sur son passage, et notamment son œuf, son bel œuf de reine, dont elle savait l'éclosion proche.
Elle serait bien partie à sa recherche, mais des effondrements avaient bloqué les seules issues par lesquelles elle aurait pu passer. C'est pourquoi elle se lamentait et pleurait, et l'aven résonnait de ses gémissements. Le désespoir avait, peu à peu, eu raison de ses dernières forces, elle se mourait. Par bonheur les Djinns l'avaient entendue et comprise, disant qu'ils connaissaient ceux qui pourraient retrouver son œuf perdu.
Voilà pourquoi elle les conjurait, elle les suppliait de partir sans attendre à sa recherche. Elle-même, ainsi que notre mère à tous, la Terre, leur en seraient éternellement reconnaissantes.
A la fin du récit de la reine dragon, l'émotion était chez tous perceptible, quelqu’apparence qu'elle ait jugé bon de prendre.
Momo clignait des yeux bien plus souvent qu'il n'aurait du.
Pichounet lui, pleurait à fendre l'âme dans les bras de Marinette qui en faisait autant.
Janou serrait les dents.
Tistou regardait en l'air pour qu'on ne voit pas ses yeux brillants.
Tonin reniflait et bougonnait la tête penchée vers le sol :
- Un uou serà jamai qu'un uou !
(Un œuf ne sera jamais qu'un œuf ! )
- Pas celui là tout de même ! s'exclama Janou. Il est de notre devoir d'aller à sa recherche. Et puis ce n'est pas toi qui disait qu'on s'encroûtait ?
- Si.
- Alors ! Reine dragon, au nom du clan... OOOOh !
Mais la reine cuivrée ne pouvait plus entendre, les yeux clos, le souffle suspendu, elle avait rendu l'âme.
Peu à peu ternissaient ses écailles, peu à peu ses contours même s'estompaient, jusqu'au moment où, devant leurs yeux ébahis, elle disparut tout à fait: elle s'était désagrégée. De la grande Reine Dragon cuivrée, ne restait plus qu'une infime poussière d'or en suspension dans l'air.
- Eh oui ! Maîtres, c'est ainsi que finissent les dragons. Vous venez de partager là un secret que nous sommes très peu à connaître, tachez de vous en montrer dignes.
Il y eut alors un long silence qu'interrompit à nouveau la voix de Janou, vibrante et solennelle:
- Reine Dragon, moi, Sitting Bull, chef du clan du grand rocher de la Sauvageonne, je te promets que nous allons le retrouver cet œuf, et que nous veillerons sur lui.
- Nous aussi nous le promettons.
Un silence recueilli suivit.
- Aquò plan polit, mas onte ses enanat aquel uou?
(C'est bien joli, mais où il s'en est allé cet œuf? )
- C'est très simple, là où sont allées les eaux, répondit Tistou: dans la Vis.
- Dans la Vis? On ne l'y a pas vu lors de notre ballade dit Pichounet.
- C'est parce qu'il a emprunté le chemin souterrain des eaux, mes Maîtres, répondit le grand Effrit. Chemin que nous nous devons d'emprunter à notre tour.
- Nous? Mais c'est impossible voyons, tu as vu ce départ comme il est étroit, on n'y passera jamais ! s'exclama Janou !
- Cela reste à voir mon Maître. Puis, si mes Maîtres veulent bien me regarder droit dans les yeux.
Alors, à leur grande stupéfaction, nos aventuriers, se sentirent rapetisser, rapetisser, rapetisser, jusqu'à obtenir la taille requise pour pouvoir emprunter aisément le boyau.
- Fa boudu peuchère ! Que nous arrive-t-il? s'écria Janou.
- Ce n'est qu'un autre de mes pouvoirs, répondit modestement le grand Effrit; dont la taille avait proportionnellement rétréci.
- Che regrette, mais che ne peux pas chuivre, dit Momo : che ne chais pas nacher.
- Qui parle de nager? Mon frère?
Immédiatement Génie tapis fut là, enfin, quand je dis tapis… ce dernier s'était transformé en un bel esquif à la proue effilée, aux flancs rebondis, et à la large poupe, capable de les contenir tous, et de braver les flots les plus impétueux.
- Ce voyage ne risque-il pas de prendre beaucoup de temps ? Nos parents vont s'inquiéter s'ils ne nous voient pas rentrer à l'heure dit Marinette.
- Ma Maîtresse a raison. Si vous le permettez, nous allons mettre le temps en suspend, pour la durée de notre recherche.
- Aqu tanben pos o far ? Beleù que te o demandarai per l'escola
(Cela aussi tu peux le faire ? Peut être que je te le demanderai pour l'école.)
- Tonin ! dit Tistou
- Ben que ? Vesi qu'es pas tu que merdejas en classa !
(Ben quoi ? Je vois bien que c'est pas toi qui t'em... en classe ! )
- Tonin !!!!

Chapitre 18

Le bateau, pourvu de bancs rembourrés de coussins bariolés, au sol couvert de tapis de haute laine,aux boiseries sombres et luisantes, présentait ce luxe raffiné que seul un Orient inspiré des contes des Mille et Une nuits, pouvait offrir. Ils embarquèrent tous, enchantés de pareille aubaine.
Porté par le courant, il s'engagea dans le boyau…
Pour combattre une obscurité nuisible à leur quête, les deux Effrits s'étaient pourvus d'yeux, pareils à des phares, qui illuminaient le tunnel devant eux.
Ils progressaient lentement, le courant s'étant apaisé, chacun scrutant scrupuleusement les parois, quand :
- Mais au fait, c'est comment un œuf de dragon ? Et quelle taille cela peut-il avoir ? interrogea Janou?
- Ne vous inquiétez pas inutilement mon Maître, vous n'aurez aucun mal à le reconnaître, puisque il vous appellera. De plus, ne suis-je pas auprès de vous ? Je vous viendrais en aide, le cas échéant.
Rassurés par les propos du Génie, nos héros se laissèrent donc aller, à la griserie de la descente, d'autant que les flots, pressentant une chute; avaient repris de la vitesse. Ballotté par des remous de plus en plus violents, notre bateau filait, se rapprochant à vive allure de l'endroit même d'où venait le bruit fracassant.
- C'est le moment d'avoir le cœur bien accroché, s'exclama Génie 2535, et Youpiiii !
Pour une chute, ce fut une belle chute ! Arrivées au bord de la falaise, les eaux de notre chenal se précipitèrent, d'une hauteur vertigineuse, dans celles de la rivière tout en bas. Le bateau resta comme suspendu à l'horizontale, tout en haut, un court instant, avant de piquer du nez, et de dévaler, avec les flots, la pente, au risque de se fracasser tout en bas.
Aux hurlements de frayeur, succéda un grand ouf de soulagement quand la nacelle, après avoir été ballottée fortement par les remous, adopta une allure plus calme, au fur et à mesure que les flots s'apaisaient.
- D'un pauc mai ! Dit Tonin
(D'un peu plus ! )
- J'ai eu la peur de ma vie, ajouta Marinette.
- Je crois bien que j'ai crié «maman !» avoua Tistou.
- J'ai bien cru ma dernière heure arrivée, confessa Janou à son tour.
- Che chuis encore tout retourné. Chamais de ma vie che n'avais vécu pareille exchpérienche ! Renchérit Momo.
- Pour moi, je n'ai pas eu peur du tout, dit Pichounet de sa voix fluette.
- Tu parles ! D'un bond tu as sauté dans ma chemise, et tu as caché ta tête sous mon épaule ! Petit menteur ! s'esclaffa Janou.
- L'essentiel est que nous soyons tous saufs, mes Maîtres, sans cela, adieu notre mission ! Adieu notre œuf ! Adieu notre sauvetage !
Et le bateau filait toujours, porté par le courant.
Ils arrivèrent à une fourche.
Sans hésitation, l'embarcation choisit le tunnel de droite.
Il s'agissait d'un boyau étroit et bas de plafond, dans lequel le bateau avait tout juste la place de passer. Le courant était toujours rapide, leur donnant souvent l'impression qu'ils allaient s'écraser sur la paroi venue à leur rencontre, pour, juste au dernier moment, l'éviter par un brusque virage. Les chenaux étroits se succédaient, entrecoupés de salles de proportions plus vastes. C'est au sortir d'une de ces dernières, qu'ils se trouvèrent entourés de monstres velus, aux ailes déployées, à la gueule grande ouverte sur des canines pointues, pourvus d'une tête triangulaire surmontée de petites oreilles. A-bo-mi-na-bles !
L'escadrille se précipitant sur eux, ils eurent la vie sauve grâce à la présence d'esprit de Génie transporteur qui, instantanément, avait bâché la nacelle.
- De ratas penadas ! s'était écrié Tonin. Jamai de ma vida n'ai vist de tan grossas !
(Des chauves souris, jamais de ma vie je n'en ai vu d'aussi grosses !)
Ils avaient tous hurlé de frayeur, ce que comprenant, Génie 2535 avait conservé close, en partie, la nacelle durant le dernier franchissement des chenaux.
Ils avaient ainsi évité d'être confrontés de trop près à un faucheux, arachnide aux pattes gigantesques et aux mandibules acérées, à deux salamandres aveugles, inoffensives, mais aux proportions inquiétantes, et pour finir à une énorme truite fario, dont le coup de queue soudain, avait bien failli faire chavirer leur esquif.
Décidément, s'étaient-ils dit, ce monde n'était pas accueillant du tout, pour les lilliputiens qu'ils étaient devenus.
Une longue ligne droite, un brusque virage à gauche, un goulot étroit, dans lequel le plafond était si bas qu'ils durent s'aplatir tout au fond, et puis, l'air libre, réchauffé par un doux soleil d'une après midi de fin mars.
Ils flottaient donc, sur une étendue d'eau, si immense qu'ils en distinguaient à peine les contours.
- On m'aurait dit qu'il y avait un lac tout au fond des gorges de Vis, que jamais je n'aurais voulu le croire ! s'écria Tistou !
- Mais il n'y en a pas mes Maîtres. Si vous vouliez bien me regarder à nouveau.
En un clin d’œil, ayant retrouvé leur taille initiale, ils s'aperçurent, flottant dans une grande flaque, juste au pied de la Baume Sourcilleuse.
- E ara que sem arribats, o vesetz aquel uou ?
(Et maintenant que nous voilà arrivés, vous le voyez cet œuf ? )
Force leur fut de reconnaître qu'ils ne le voyaient nulle part.
Ils fouillèrent minutieusement l'abri, écartant la végétation, soulevant les pierres. Ils durent se rendre à l'évidence, l’œuf de la dragonne n'était nulle part.

Chapitre 19

- Ainsi nous allons faillir à notre promesse, constata Janou. Je n'en suis pas fier.
- Et moi de même, renchérit Tistou.
- Pourvu qu'il ne se soit pas fracassé sur les rochers, dit Marinette.
- Beleù que non !... Entendetz aquel auriol, s'arresta pas de sifflar. Quana segua !De que disi ieù, los auriols son pas encara tornats d'Africa. Alora, qual es aquel aucel que siffla? Ont'es quilhat?
( Vous entendez ce loriot qui n'arrête pas de siffler. Quelle scie ! Qu'est ce que je suis en train de dire moi ? Les loriots ne sont pas encore revenus d'Afrique ! Alors, quel est cet oiseau qui siffle ? Où est-il perché ? )
Ils fouillèrent tous les arbres du regard: il n'y avait pas d'oiseau.
Par contre le chant était toujours audible, et répétitif.
Cela semblait venir du saule qui laissait pencher ses branches à fleur d'eau. Il portait déjà ses chatons, ainsi que de jeunes feuilles d'un vert tendre, que la brise faisait frémir. A la fourche de deux de ses branches, était coincé, un drôle d'objet: il était verdâtre, vaguement ovoïde, et couvert d'écailles s’emboîtant, d'une indéfinissable couleur bronze. Il ressemblait, à s'y méprendre, à une quelconque pomme de pin pignon qui n'aurait pas encore éclos.
N'était-ce sa place tout à fait incongrue sur un saule, de même que le chant qui en émanait, ils n'y auraient prêté aucune attention.
- C'est lui ? C'est bien lui ? C'est l’œuf ? interrogea alors Janou. Mais il est tout petit !
Vous avez devant vous, mes Maîtres, l’œuf de la future Reine Dragon cuivrée.
- Pas pochible ?
- J'ai de la peine à le croire, renchérit Tistou.
- J'arrive difficilement à imaginer qu'une reine si imposante ait pu pondre un œuf aussi minuscule ajouta Marinette.
- C'est pourtant vrai. Les œufs de dragon ne sont pas proportionnels à leur taille. Toutefois, je vous accorde que celui-ci est particulièrement petit. La reine Zulma était-elle trop âgée pour concevoir ? ou trop affaiblie ? Il n'empêche que c'est bien de lui que vous devez prendre soin. N'oubliez pas que vous l'avez promis répondit le grand Effrit.
- Bien entendu. Oui, mais comment ?
- En achevant sa couvaison.
- ???
- Aquò es pas difficil, nos cal trappar una galina cloca…
(C'est pas difficile, on n'a qu'à trouver une poule glousse…)
- Tu n'y penses pas, imagine un peu sa réaction quand l’œuf va éclore, dit Marinette.
- Au fait, demanda Janou, c'est combien la température idéale pour couver un œuf de dragon ? - Cent cinquante à deux cents degrés, mon Maître.
- Fichtre ! C'est très chaud !
- En effet. Mais pour éclore il lui faut une courte exposition à plus de mille degrés.
- !!!
- Mais alors, il a du avoir très froid durant son transport par les eaux: vite il nous faut le réchauffer, s'écria Marinette.
Et s'en attendre de réponse, s'emparant de l’œuf, elle le glissa dans son tricot et referma ses bras dessus.
L’œuf, qui avait cessé de gazouiller durant tout l'échange, se mit alors à ronronner.
- Venez voir, on dirait qu'il s'est endormi, dit alors la jeune fille.
Effectivement, à tous qui s'étaient précipités, l’œuf de la dragonne offrait une apparence de béatitude, due non seulement à son ronronnement, mais également au fait que ses écailles étaient en train d'acquérir, peu à peu, une chaude couleur cuivrée.
- Qu'il est beau ! s'exclama Pichounet !
- Qu'il a l'air heureux ! renchérit Tistou.
- Certes, votre chaleur l'a revigoré Maîtresse, mais elle n'est pas suffisante pour le mener à maturité, et provoquer son éclosion.
- Comment faire alors ? demanda Janou?
- Nos caldrià de fùoc, beleù un forn.
(Il nous faudrait du feu, peut-être même un four.)
- Tu ne voudrais tout de même pas qu'on le mette dans le four de la cuisinière de ma mère ? s'étonna Janou .
- Non, aquò es pas possible.
(Non ce n'est pas possible.) - Un forn per far lo pan.
(Un four à pain.)
- Si c'est à celui du village que tu penses, ce n'est pas la peine, Baptiste ne nous donnera jamais la clé.
- - O savi plan. Non es pas aquel.
(Je le sais bien. Non pas celui-là.)
- Quel alors ? Il n'y en a pas d'autres, ou alors celui de la jasse vieille, dans les terres.
- Oc.
(Oui.)
- Mais ça fait des lunes qu'il n'a pas marché ! Je me demande d'ailleurs s'il est toujours en état. Cela risque de prendre beaucoup de temps de le mettre en chauffe, et il n'atteindra jamais les mille degrés. D'ailleurs, est-ce que l’œuf va pouvoir attendre ? s'écria Janou.
- Sa mère nous a bien dit que l'éclosion était proche, n'est-ce pas ? dit Marinette.
- Le temps dragon ne se calcule pas à la même échelle que le temps humain Maîtresse.
- Ce qui veut dire ?
- Que nous ne pouvons pas du tout savoir quand cet œuf risque d'éclore.
- Mais il gazouille déjà. Chez la poule, quand le poussin gazouille dans l’œuf, en général, l'éclosion a lieu deux jours plus tard.
- Alors il faut lui offrir, sans tarder, les conditions parfaites pour son éclosion, répondit le grand Effrit.
- Mille degrés, mille degrés, nous n'avons plus de forgeron au village, dit Tistou. Il y aurait bien à Saint Michel, le grand-père de Gustou… Plutôt mourir que leur demander de l'aide. Tu as entendu ce qu'ils ont dit ?
- Bon, d'accord, alors ne reste plus que le four à chaux.
- Bien sûr, comment n'y ai-je pas pensé plutôt ? s'écria Janou.
- Aquel de Cagnas? Sul camin de la Cava ?
(celui des Cagnas sur le chemin de la Cave ?
- Oui. Je crois bien que Gustave l'a fait marché il y a quelques jours.
- Peut être qu'il est encore chaud, ajouta Tistou. Il faut vite aller voir.
- Génie 253…
- En voiture mes Maîtres, nous allons utiliser la télé déportation.
Un noir absolu, doublé d'un froid intense, les enveloppa, le temps de deux clignements d'yeux, et ils se retrouvèrent devant l'entrée du four à chaux.
NB :Le four à chaux se présentait comme une grande fosse circulaire, bâtie d'une rangée de pierres tout au tour, et complétée par un couloir d'entrée. On y jetait les pierres calcaires fragmentées à la grosseur du poing, puis on mettait par dessus des tas de fagots que l'on allumait. La forte chaleur de la cuisson décomposait le calcaire et donnait cette chaux vive dont les caussenards faisaient tant d'usage. On récupérait par le couloir d'entrée la chaux obtenue que l'on pouvait utiliser vive, en prenant garde aux brûlures, ou bien éteinte, suivant la destination qu'on voulait lui donner.
Chaque village possédait un ou deux four à chaux. Car la chaux servait aussi bien de liant pour le mortier que de désinfectant pour les locaux.

Chapitre 20

- Pchiouu ! De que m'es arrivat ? Ai cregut…
( Pchiouu ! Que m'est-il arrivé ? J'ai cru…) - Tu t'étonneras plus tard. Vite, le four est encore chaud. Marinette mets-y l’œuf dedans. Tonin, Tistou, allez chercher du bois. Génie voulez vous bien souffler pour rallumer les braises. Et surtout ne touchez pas la chaux vive !
- Et moi, qu'est-ce que je fais, moi ? demanda Pichounet.
- Toi? rebouche bien le tunnel d'entrée.
- Comment puiche me rendre utile? demanda à son tour Momo.
- Veille à ce que personne ne vienne nous déranger.
- Quand à toi, Marinette, parle lui, il ne faut pas qu'il ait peur.
Stimulés par les ordres de Janou, tous s’affairaient aussi rapidement qu'ils le pouvaient.
- Vous me voyez très étonné, mon Maître, d'où tenez-vous cette science du four à chaux ?
- C'est que j'ai souvent aidé mon père et Gustave, ils sont les seuls chaufourniers du village. Je sais qu'il faut beaucoup de bois, et qu'il faut prendre garde à la chaux vive, car elle brûle. Heureusement pour nous, la chaux a été éteinte ou récupérée. De plus le four étant encore chaud, on va pouvoir le faire vite monter en température. Alors ce bois ? Ça vient ?
- Eh ! O ! Caldrià pas te prener per lo rey.Véni nos ajudar un pauc. Irem mai lèu.
(Eh ! O ! faudrait pas te prendre pour le roi. Viens nous aider un peu. On ira plus vite.)
- D'accord, j'arrive.
Pendant ce temps, accroupie sur ses talons au bord du four, Marinette s'entretenait avec la future dragonne.
- N'aie pas peur pichota, (petite) je suis là. Je ne t'abandonnerai pas. Tu vas voir, on va tous bien s'occuper de toi. On te nourrira, on t'élèvera, pour que deviennes une splendide Reine Dragon. Au fait Génie, ça mange quoi un dragon ?
- Je crains fort que sa nourriture ne soit essentiellement carnée.
- C'est à dire ?
- Qu'il mange principalement de la viande, et beaucoup.
- Cela risque de poser des problèmes.
- Et non des moindres.
- Bah ! On avisera, quand ils se présenteront.
L’œuf, lui continuait de ronronner, de plus en plus fort, comme pour couvrir la voix du feu qui, lui, ronflait.
Bientôt, tous deux étouffèrent la voix de Marinette. Elle se tut alors, en s'éloignant du four dont la chaleur commençait à devenir insoutenable.
- Bon diù que fa caud ! s'exclama Tonin en se débarrassant de son fagot de bois. Lo solelh es plan naut dins lo cel ?
(Mon dieu qu'il fait chaud ! … Le soleil est bien haut dans le ciel ?)
- Rappelle toi, c'est parce que le temps s'est arrêté mon Maître. Il s'écoulera à nouveau après la naissance du jeune dragon.
- Oc, l'aviai oblidat.
(Oui, je l'avais oublié.
) Bientôt le four atteint une chaleur telle, qu'on aurait cru que les pierres qui le composaient, rougissaient. De rouges, elles devinrent bientôt blanches, de ce blanc éblouissant dont se pare l'acier, à la forge, quand il atteint la température à laquelle on peut aisément le travailler.
Le feu ronflait; l’œuf maintenant bourdonnait avec une intensité telle qu'elle vous vrillait les tympans.
Ils s'étaient, d'instinct, tous éloignés, puis rassemblés à quelques trente mètres de l'entrée du four, et avaient porté les mains à leurs oreilles, tant le son était agressif.
Et puis il y eut ce sifflement, aigu, atroce, intolérable, qui perdura un long moment avant que ne se produise l'explosion.
L'onde de choc les projeta dans les airs.
Quand ils se relevèrent, ils étaient noirs de suie, sourds, égratignés mais sans trop de blessures apparentes.
Du four à chaux, il ne restait plus rien qu’un amas de gravats entassés.
De l’œuf ? Plus aucune trace.

Chapitre 21

Ils s'avancèrent, interrogatifs et circonspects.
Le feu était bien trop fort, se disaient-ils, l’œuf se sera consumé.
C'est alors qu'ils désespéraient, que le tas de gravats se mit à frémir, faisant s'ébouler les décombres qui le composaient. Il en émergea une petite patte pourvue de griffes, puis deux; apparut ensuite une tête cornue, puis un corps hérissé d'épines, aux ailes repliées, et à la longue queue fourchue. Ça avait la taille d'un petit lézard vert mais n'en possédait pas la couleur, puisque c'était d'un magnifique orange vif.
Le drôle de reptile les regarda tous, à tour de rôle, intensément et longuement, comme pour les jauger, puis, d'une démarche encore mal assurée, il se dirigea tout droit sur Tonin en criant:
- ……………………… !
De fait, aucun d'entre eux ne put entendre ce que disait le dragon nouveau né, étant donné que le bruit de l'explosion les avait assourdis.
Il répéta donc sa phrase:
- ………………. …….. !
Devant le peu de réaction que ces mots produisaient, il tira, de sa main griffue, le bas du pantalon de Tonin, répétant inlassablement sa phrase.
Une fois, deux fois, dix fois…
Soudainement, leurs oreilles se débouchèrent, et leur permirent d'entendre, enfin, une petite voix, aiguë et zozotante, supplier:
- Maman, maman, z'ai faim ! Z'ai très faim !
Et tous d'éclater de rire, sauf, bien entendu, notre malheureux Tonin:
- Tira te d'aqui. Soi pas ta maire, soi pas una fenna, tanben. Vai t'en ambe Marinetta. Allé zou !
(Sors-toi de là. Je ne suis pas ta mère, je ne suis pas une femme. Va-t-en avec Marinette.)
Mais la dragonnette, loin d’obéir aux paroles de Tonin, grimpant sur son sabot, se mit en devoir d'escalader sa jambe:
- Z'ai faim, z'ai faim, z'ai faim ! ne cessait-elle de répéter.
- Li o digatz vosautres que soi pas sa maire.
(Dites le lui vous autres que je ne suis pas sa mère.)
- Je crains qu'il ne soit pas possible de l'en dissuader, jeune Maître, car elle vous a choisi. Cela s'appelle l'empreinte. Lorsqu'un dragon naît, il choisit celui ou celle qui sera son compagnon, tout le temps de sa vie humaine. D'habitude, cela n'a rien à voir avec sa mère, puisqu'en principe elle l'abandonne dès sa naissance. Il s'agit plutôt de celui ou celle qui va le nourrir, l'élever, le soigner et le mener à l'âge adulte. C'est seulement lorsque le dragon aura atteint sa taille définitive, que ce compagnon sera seul autorisé à le chevaucher, prenant alors le titre envié, de chevalier dragon. Cependant, cette jeune dragonne là, m'a l'air drôlement peu commune.
Tout le temps du discours du Génie, la jeune dragonne avait continué à escalader les vêtements de Tonin, en dépit des gestes brusques du garçon tentant de la faire lâcher prise. Quand elle atteignit son visage, elle le fixa intensément de ses yeux couleur de miel à la pupille fendue et répéta:
- Z'ai faim, Z'ai très faim, maman !
- Ieù, soi pas ta maire, soi Tonin…
(Je ne suis pas ta mère, je suis Tonin.)
- Tonin ? De zegur que o zavi ! Ieù me zona Igor !
(Tonin ? Bien sûr que je le sais ! Moi, je m’appelle Igor.)
- Igor ? Es pas un nom de drólla aquò!
(Igor ? Ce n'est pas un nom de fille ça !)
- De zegur que non ! Per de que zoi un drolle ! Mas zoi un drolle qu'a talennnnnnnnnn t !!!
(Bien sûr que non ! Parce que je suis un garçon ! Mais je suis un garçon qui a faimmmmmm !) Et son cri les fit tous frémir.
Ça par exemple ! Non seulement, contre toute attente, le dragonnet s'avérait être un mâle, mais de plus, il connaissait la langue nôtre !
Quand ils furent tous revenus de leur surprise, Génie 2434 rompit ainsi le silence établi.
- Ne serait-il pas temps de songer à nourrir ce nouveau né ? mes Maîtres.
- Si, si, bien sûr, s'empressa de répondre Janou. Mais au fait, qu'est-ce qu'il mange ?
- De la viande ! Beaucoup de viande ! répondit le Génie.
- Comment je vais pouvoir trouver ça moi ? s'écria Janou.
- Je n'en ai aucune idée, mais je crois qu'il va falloir nous dépêcher, avant que ce dragonnet ne meure d'inanition.
Pendant cet échange, le dragonnet, s'étant faufilé dans la musette que Tonin portait en bandoulière, y avait fait une razzia sur tout ce qui était comestible: à savoir, deux quignons de pains, un reste de pérail de brebis, des trognons de pomme ainsi que de la saladette cueillie pour sa mère dans le fond de la Vis. Il avait également grignoté le bouchon de liège qui fermait la bouteille de vin coupé d'eau, que Tonin transportait toujours avec lui. Il l'avait d'ailleurs bue, jusqu'à la dernière goutte. Ce qui fait que, lorsqu'on s'en était aperçu, il était couché, les pattes en l'air, le ventre rebondi, et paraissait totalement pompette :
- Hips! Tu, Tonin, zaz que t'aimi plan avait-il dit, avant de s'assoupir comme le bébé qu'il était.
(Toi, tu sais Tonin, je t'aime bien !)
Abasourdis, en même temps que fascinés par la merveilleuse créature qu'on leur avait confiée, ils s'étaient dit que, peut être, tout compte fait, il ne serait pas si difficile que cela de la nourrir.
Et ils avaient raison, car, ils s'en apercevraient plus tard, Igor était bien le seul dragon de tous les temps à être végétarien, raffolant par dessus tout de … navets.
Ça c'était la bonne nouvelle.
La moins bonne serait qu'il se révélerait, en son temps, si fantasque et si facétieux, que l'éduquer, et bien, leur poserait souvent de réels problèmes. Et ce, d'autant qu'ils désiraient que son existence soit tenue secrète, et de leur entourage, et surtout de ceux de la jasse neuve du chemin creux à Saint Michel.
Heureusement, ils savaient pouvoir compter sur nos deux Génies, quand leurs diverses occupations les tiendraient éloignés de leur pupille. Ces deux nounous improvisées, feraient preuve d'efficacité, ainsi que d'une patience infinie.
Tonin manifesterait, quoiqu'il s'en défende, une attention toute maternelle envers celui qui l'avait choisi.
Marinette, s'étant, d'emblée, proclamée marraine, veillerait à lui inculquer quelques principes moraux, secondée par le très sage Momo.
Tistou lui apprendrait à lire et à écrire. Et quand il saurait ses lettres, lui ouvrirait en grand l'univers de la poésie.
Janou tenterait de lui inculquer le respect des êtres et de la parole donnée.
Pichounet Longues Oreilles, après que lui aurait été confirmé qu'il était bien végétarien, serait un compagnon de jeux infatigable.
Mais tout cela surviendrait bien plus tard.
En attendant, ils étaient tous regroupés autour du «berceau musette», couvant des yeux un dragonnet repus, vaguement ivre, endormi de ce sommeil de nourrisson qui voit se succéder, sur sa face, ces mimiques d'émotions fugitives d'un cerveau qui se construit.



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