Emporté par les flots en colère le navire d'Ulysse s'éloignait dans la mer.
En vain les marins aguerris tentèrent-ils de le rejoindre pour le ramener. En vain!
Il fallut se rendre à l'évidence le navire et ce qu'il contenait, nourriture et trophées de guerre étaient perdus.
La tempête dura plusieurs jours, puis le calme revint.
Les flots s'apaisèrent.
Affalés sur la plage les marins découragés se laissaient aller au désespoir. Quand à Ulysse :
-Poséïdon, Poséïdon quelle épreuve nous as-tu encore envoyée ! A quel malheureux sort sommes-nous pour toujours liés !
Est-il dit que jamais nous ne pourrons revoir notre chère Ithaque ?
-On dirait, dit un des hommes d’équipage, que le vent de mer se lève à nouveau, regardez la
houle se reforme, la vague montera sur la plage cette nuit, il faut reculer notre bivouac.
Ce qu’ils firent.
Au matin un temps maussade les attendait la marée avait envahi la plage et à quelques
encablures le bateau démâté dansait sur les flots.
La joie des naufragés fut des plus exubérantes, pleurs, exclamations, danses, cris, chacun de manifester à sa façon.
Attirée par les cris notre dragonne sortit du trou de la falaise où elle s'était tenue abritée tout le temps qu'avait duré la tempête. Et pour cause !
Ce qu'elle supposait était advenu: la mue l'avait transformée. La jeune dragonne à la peau couleur d'éboulis grisâtres guère plus grande qu'un
gros lézard des murailles était devenue un animal de la taille d’un bel agneau et portant sur lui les caractéristiques du fabuleux être mythique
qu'il allait devenir.
Son corps fuselé s'était couvert d'écailles d'un noir luisant ourlé d'un rutilant écarlate. Autour d'une tête à l'évidence serpentine quoique pourvue de
naseaux, se devinait l'amorce d'une collerette hérissée de dards.
Des cornes recourbées ornaient le sommet de son crâne et couraient le long de son épine dorsale que prolongeait une queue longue effilée et fourchue.
Ajoutez à cela quatre pattes puissantes et griffues, ainsi que deux ailes membraneuses de grande envergure.
Un être effrayant en devenir qu'on aurait cru tout droit sorti du Tartare.
Pour l'instant notre jeune amie n'avait aucune idée de l'apparence impressionnante de sa personne, sa préoccupation première étant d'assouvir un estomac
qui criait famine. Comme il n'était plus question de se contenter de coquillages, levant la tête elle huma l'air de ses narines dilatées. L'odeur de ruminants lui
parvint, non pas celle des moutons de Polyphème, mais de bêtes grasses, puissantes, alléchantes .
L'odeur paraissait venir de l'intérieur de l'île.
Prenant appui sur ses pattes elle se redressa fit claquer ses ailes avant de les déployer puis d'un saut s'arracha du sol et prit son envol.
Il ne lui fallut guère de temps pour trouver l’endroit d’où provenait ces effluves. Une odeur de plus en plus forte guida son vol: celle du sang frais mêlée aux
remugles des entrailles. Toutefois elle ne s’attendait pas à cette vision de carnage.
Dans une clairière enserrée de bois gisaient et baignaient dans leur sang une dizaine de bœufs gras éventrés et dont les entrailles fumaient encore.
Ruisselants et sanguinolents des hommes d’équipages s’employaient à découper en quartiers leur viande tout en y mordant à pleines dents. Ils riaient, titubaient,
s’invectivaient, ivres de cette miraculeuse provende offerte à leurs estomacs affamés.
Toute excitée par cette vision Zulma allait piquer pour se mêler à la curée quand elle aperçut Ulysse qui se précipitait les bras en l’air vers ses compagnons :
- Arrêtez malheureux, arrêtez tout de suite ce massacre. Ce sont les bœufs sacrés d’Hélios que vous venez d’abattre, sa colère sera redoutable.
Comme s’il ne suffisait pas de subir la rancune de Poséïdon, maintenant nous avons à craindre celle d’un nouveau Dieu. Reverrons nous jamais
notre chère île d’Ithaque !
Mais sourds à ses récriminations les compagnons n’en continuaient pas moins leur orgie,
Il ne restait plus à Ulysse qu’à rebrousser chemin en traversant les bois vers la plage .
C’est l’ombre de la forêt que choisit Zulma pour se manifester, pensant avec raison que le clair obscur du couvert atténuerait un peu
l’éclat de sa carapace.
Un vol plané maîtrisé l’avait conduite dans une clairière enserrée d’un sous bois touffu qui lui avait permis de se dissimuler en partie. Toutefois le soleil se
reflétant sur ses écailles avait attiré l’œil d’Ulysse. S’étant approché il découvrit l’animal.
-Je les croyais disparus . Il est vrai que nous sommes sur l’île d’Hélios Apollon.
-Je ne suis pas un griffon.
-Il est peut être tombé du char du soleil.
-Je te répète que je ne suis pas un griffon.
-Voilà peut être le moyen de nous faire pardonner notre sacrilège. Il me suffirait de le ramener au Dieu.
Ulysse s’était approché et tentait de saisir notre dragonne entre ses mains.
-Là, tout beau, calme toi, je ne te veux pas de mal.
-Veux-tu bien me lâcher. Prends garde je vais mordre.
-Ouille il m’a mordu ! J’ignorais que ça avait des dents. Un bec oui, mais des dents !
-Combien de fois faudra-t-il te dire que je ne suis pas un griffon et donc que je n’ai pas de bec.
Curieusement la salive du dragon inoculée par la morsure avait rendu compréhensible son langage à l’homme qui avait essayé de le saisir.
C’est pourquoi :
- Moi ? un dragon ou plutôt une dragonne, appelée à devenir reine dragon.
-Jamais entendu parler.
-Bien sûr puisque je viens de naître du volcan il y a peu. Mon premier compagnon, Polyphème n’avait lui non plus jamais rencontré d’être de mon espèce.
Et pourtant nous existons depuis le début du monde.
-Un géant barbu pourvu d’un seul œil au milieu du front. Je l’ai quitté.
-L’appel de l’aventure. Le goût du risque. Celui que je vais connaître avec toi.
-Parce que tu vas m’emmener avec toi.
-Crois-tu que je n’ai pas assez de mes compagnons profanateurs de dieux ? Ils viennent de massacrer les bœufs sacrés d’Appollon et je redoute sa colère.
-Et comme tu as raison.
A peine notre amie avait-elle terminé sa phrase que de l’azur limpide s’échappèrent des centaines de flèches incandescentes. Chuintant et sifflant elles
s’abattirent sur les hommes qui festoyaient les transformant aussitôt en torches vivantes. Et de ce même azur toujours aussi limpide gronda
une énorme voix :
-Qu’ainsi périssent ces hommes impies qui ont osé défier les dieux.
Bientôt les flammes embrasèrent la clairière avant de se propager à la forêt toute entière.
-Vite au bateau cria Ulysse.
Le feu craquait, soufflait, mugissait, poursuivant l’homme qui s’enfuyait.
Zulma n’avait, elle, aucune envie de fuir, se trouvant, au milieu des flammes, dans un environnement qui lui convenait assez. Quand à ce fumet de viande rôtie,
il aiguisait un appétit qu’elle n’avait pu tout à fait satisfaire.
Retournant à la clairière elle préleva une cuisse toute fumante et dorée et s’en fut enfin vers la côte afin de dévorer sa proie.
Arrivé sur la plage après une course éperdue, poursuivi par l’incendie qui ravageait l’île, Ulysse intima l’ordre d’appareiller aux quelques
compagnons qui étaient restés sur la plage.
- Ils ne viendront plus. Obéissez, il y va de notre vie. Je vous expliquerai plus tard
quand nous serons loin de cette côte. Vite, dépêchez vous.
Le bateau fut mis à la mer et bientôt quand ils furent à quelques encablures de la côte, le vent de terre les poussa, et,
une fois la voile de fortune carguée, les éloigna à grande vitesse de cette ile maléfique.
Zulma n’ayant pas pris les paroles d’Ulysse pour un refus entreprit de les suivre, volant toutefois à une distance raisonnable afin de ne pas effrayer
les compagnons.
Tout secoués qu’ils étaient par le récit que leur avait fait Ulysse de la fin tragique d’une partie de l’équipage ils ne pensaient qu’à fuir regardant droit
devant eux.
Ils dérivèrent ainsi un jour et une nuit.
A l’aube du deuxième jour ils virent se profiler une côte à l’horizon.
L’espoir d’une terre accueillante leur redonna courage et quoique le vent leur fut contraire ils ramèrent de toutes leurs forces pour atteindre leur objectif.
Le coucher du soleil les trouva sur la plage d’une petite crique.
Au matin le vent avait cessé.
A bout de force ils restèrent affalés sur la plage, pleurant, comme ces héros grecs qu’ils étaient, leurs compagnons perdus.
- Hélas ! Hélas ! Trois fois hélas ! Les dieux nous ont abandonnés nous ne retrouverons jamais notre chère Ithaque se lamentaient-ils.
Ulysse se tenant un peu à l’écart réfléchissait: quelle était cette terre qu’ils venaient d’atteindre ? Leur serait-elle amie ou bien hostile ?
Pourraient-ils quelque temps y prendre du repos ? Était-elle habitée ? Tantôt, il lancerait une expédition de reconnaissance.
Ces falaises qu’il devinait dans la brume lui semblait propres à abriter une caverne. Pourrait-elle servir de refuge à ses hommes fourbus ?
- Qu’en penses-tu, toi la dragonne ? Inutile de te cacher derrière ce rocher, je sais que tu es là qui nous observe.
- Je vous observe en effet, parce que tu m’as rejetée d’une part et d’autre part parce que je crois un peu prématuré de révéler ma présence à tes compagnons.
Par contre si tu le désires je peux aller la faire moi cette reconnaissance.
- Je ne t’ai pas rejetée. Mais vois-tu depuis que nous avons quitté Troie vaincue, nous allons de déconvenues en déconvenues.
J’ignore quels sont encore les dieux qui nous
sont favorables, et toi, née du volcan, tu es fille de dieu. Comment puis-je savoir que tu ne vas pas nous nuire ?
- Mais parce que j’ai besoin de toi pour vivre cette vie d’aventures dont je rêve depuis que je suis née. Je me sens faite pour.
S’il te plaît, laisse-moi t’aider. Mets-moi à l’épreuve.
- Puisque tu insistes, va donc de tes ailes vigoureuses voir si cette île ne recèle pas de dangers que nous ne puissions affronter.
De plus, si tu découvrais dans cette falaise, un abri, une grotte dans lesquels nous pourrions nous installer quelque temps afin de
recouvrer nos forces tout en pleurant nos morts …
- Je trouverai j’en suis sûre . Et sur ces mots elle prit son envol.
- Tiens-toi à l’abri des regards lui cria-t-il encore.
- On ne me verra pas lui fut-il répondu.
Grimpant au plus haut dans le ciel, point minuscule dans l’azur, elle pouvait néanmoins, grâce à la vue perçante dont jouissent les êtres de sa race,
elle pouvait,
sans crainte d’être aperçue, examiner méticuleusement et à loisir les terres qui défilaient sous elle.
L’île était couverte de forêts qu’entrecoupait ça et là le ruban miroitant d’un fleuve. Le relief en était vallonné par de douces collines.
Toutefois on apercevait à l’horizon la grande barrière blanche d’une falaise. C’est vers elle qu’elle dirigea son vol. Bientôt, elle put même distinguer
dans son flanc à mi-hauteur une grande tâche sombre qui se révéla à son approche être une gigantesque caverne. Aussitôt elle amorça cette descente
silencieuse en piqué qui caractérise tout dragon. Elle se posa sur l’ouverture.
- Tiens dit une grosse voix caverneuse, un dragon ? Cela fait bien plus de quatre cents ans que je n’en avais vu.
- Vous connaissez les dragons ? Demanda Zulma s’adressant à la voix.
- Bien sûr.
- Depuis quatre cents ans dites-vous ?
- Oh ! non bien plus longtemps que cela. Depuis... depuis la nuit des temps dirai-je.
- Depuis toujours alors ?
- C’est cela depuis toujours.
- Vous devez être vieux !
- Très vieux, encore que pour moi le temps ait nom éternité.
Mais qui donc êtes -vous ?
- Moi ? Fit la voix se rapprochant, je suis Éole, le dieux des vents.
C’est alors qu’apparut à la lumière un être stupéfiant. Imaginez un instant une entité à l’apparence humaine, fait d’un corps chétif et filiforme doté
d’ailes translucides,
surmonté d’une tête sphérique disproportionnée, énorme, faramineuse, propre à inspirer le respect et l’effroi.
Un nez minuscule disparaissait au milieu de joues
fortement rebondies, au dessus d’une bouche édentée et largement ouverte. Deux yeux petits mais néanmoins brillants et terribles
étaient surmontés par un front
très large lui-même couronnée d’une chevelure composée d’innombrables mèches blanches dressées et en perpétuel mouvement. Une identique tête joufflue plus
juvénile terminait douze d’entre elles.
Devant le regard effaré de notre dragonne:
- Ce sont là mes fils et mes filles qui ceignent ma tête. Ils sont nombreux comme tu peux le voir et j’ai parfois grand mal à les discipliner.
-Oh hhh !
- Mais que me vaut l’honneur de ta visite ?
- Je ne viens pas pour moi; je viens intercéder auprès de toi pour mon nouveau compagnon.
- Et quel est-il ce compagnon ?
- Il s’appelle Ulysse d’Ithaque.
- Ulysse ? Ce même Ulysse que mon père Poséidon a maudit.
- Lui même. Ses compagnons et lui viennent de vivre des aventures effroyables,ils sont à bout de force. N’aurais-tu pas quelque caverne, quelque abri, dans lesquels
ils pourraient trouver refuge et se reposer un certain temps ?
- Il ferait beau voir que je ne leur accorde pas l’hospitalité de ma propre caverne. Je faillirais à mon devoir ainsi qu’à ma réputation. De plus, mes enfants,
mes serviteurs
invisibles et moi -même sommes les seuls habitants de mon île Eolia. Car tu ne le sais peut être pas mais cette île est flottante et se déplace au gré des
courants marins.
Elle est de ce fait très difficile à trouver. C’est un pur hasard que vous ayez amerri sur mes côtes, et tu voudrais me priver de l’aubaine de votre visite ?
Non non, va vite les chercher.
- J’y cours à tire d’ailes.
- Une question encore : serait-il bon conteur cet Ulysse?
- Çà je le crois sans peine, du moins c’est ce que m’en a dit la sirène.
- Dépêche toi alors.
- Je suis déjà partie.
Le voyage retour fut beaucoup plus rapide. A l’écart de la plage, dissimulé par un rocher, Ulysse guettait son arrivée.
Or pour Zulma il n’était plus question de se soustraire aux regards des compagnons marins puisqu’elle allait les accompagner chez Éole.
Alors prenant son temps et pour se faire admirer, elle entreprit deux ou trois survols de la plage, avant de se poser dans un souffle au beau milieu.
Ce qui eut comme résultat de les faire s’éparpiller en criant.
Ulysse sortant de derrière son rocher tenta de les calmer :
- Arrêtez, revenez, vous ne risquez rien, je la connais, c’est une amie. Puis se retournant vers la dragonne. « Je serai discrète m’avais-tu dit » .
- Il n’est plus temps. Le Dieu Éole - nous sommes sur son île- vous invite à partager l’abri de sa caverne tout le temps qu’il faudra pour recouvrer vos forces.
Je suis chargée de vous y conduire.
Le voyage depuis la plage jusqu’à la grande barre rocheuse où se trouvait la caverne du dieu des vents, fut éprouvant pour l’équipage.
Les forêts étaient touffues, il fallut traverser le fleuve à la nage et leur guide là haut dans le ciel n’était pas des plus patients.
Fourbus, sales, dépenaillés ce n’est qu’à la nuit tombante qu’ils atteignirent enfin la caverne.
Immédiatement l’équipe de serviteurs invisibles se précipita pour les baigner, les parfumer, puis les vêtir, avant de les présenter au dieu. Il furent ensuite conduits
dans une salle dans laquelle étaient dressées des tables débordant de victuailles et de boissons propres à apaiser leur faim et leur soif qu’ils avaient grandes.
Ce n’est qu’après qu’ils furent parfaitement rassasiés qu’on les emmena dans la salle où trônait Éole dieu des vents.
Ils regardaient tout effarés ce dieu à l’apparence physique si impressionnante et n’osaient avancer.
- Approchez, n’ayez crainte, je ne vous veux aucun mal. Dit-il de cette voix caverneuse en expulsant un souffle à faire se dresser les cheveux sur les têtes.
Puis :
- Lequel d’entre vous est Ulysse ?
- C’est moi: Je suis Ulysse fils de Laerte et roi d’Ithaque. Et il fit un pas en avant.
- C’est donc toi qui donnes tant de fil à retordre à mon père Poséidon car à chaque fois qu’il t’envoie des épreuves tu les déjoues ou arrives à les
retourner à ton avantage.
- Je n’ai jamais voulu l’offenser.
- Certes, certes. Même quand au sortir de la victoire sur Troie, tu as délesté ton bateau de sa statue d’or en disant : « Tu n’as qu’à retourner d’où
tu viens »
- Le navire prenait l’eau, il était trop chargé, jamais nous n’aurions pu rejoindre l’île d’Itaque.
- Laissons cela. Je connais mon père et son caractère vindicatif. Et il a tant d’enfants de ses multiples unions qui sont prêts pour un regard de lui à
accomplir toutes ses
basses besognes. Je ne suis pas de ceux-là : étant maître des vents je règne assez sur ses colères. Je pourrai donc t’aider à rejoindre ta patrie,
il suffit que je le décide.
- Dis moi ce que je dois faire pour que tu prennes cette décision ?
- On te dit bon conteur je crois ?
- On le dit.
- Eh bien chaque soir à la veillée tu me raconteras tes aventures, depuis ta ruse du cheval de Troie, jusqu’à ton arrivée sur mon île. Moi qui ne peux sortir de cette caverne,
j’attends de toi que tu me fasses rêver, voyager, vivre enfin. Si tu y réussis, je m’engage à te prêter celui de mes fils qui gonflera les voiles de ton bateau jusqu’à Ithaque.
Bien, tu peux commencer c’est la première nuit. Vas-y je t’écoute.
Et Ulysse conta.
Chapitre 6
Je chante pour les Dieux, je chante pour les hommes
Tombés sous ses murailles lors du siège de Troie.
Pauvres jouets des dieux, miséreux que nous sommes
De leurs tristes querelles d’être toujours la proie.
En vain nos sacrifices et nos vaines prières,
En vain les lourds sanglots de nos femmes aimées
De leur oreille sourde perceront la barrière.
Humains sitôt créés que déjà condamnés.
Que l’aède sacré m’inspire mes propos.
Je ne vous dirai rien de ce cheval immense
Que les naïfs troyens ont pris pour un cadeau
Des dieux. Ces fous dans leur démence
Ont fait franchir au piège les portes de la ville
Qui portait en son flanc des guerriers aguerris.
J’étais un de ceux-là. Il nous fut donc facile
D’ouvrir aux Achéens. A ceux qui ont péri
Au cours du vil carnage perpétré par les nôtres,
Aujourd’hui que le sort sur moi s’est acharné
J’adresse mes remords, car ma vision est autre.
Pour ces débordements nous voilà condamnés,
A errer sur les mers loin des rives d’Ithaque...
Hélas ! Trois fois hélas !
Ainsi chanta Ulysse.

Il dit que dès le départ de Troie les vents lui furent contraires et que malgré le
courage et la motivation de ses rameurs pressés
eux aussi de rejoindre au plus vite
Ithaque il ne put que se laisser ballotter par des flots déchaînés . Quand au bout de
trois jours ils atteignirent enfin la côte Thrace leur fureur guerrière ne les avaient pas encore quittés.
Ils prirent Ismaros, défirent
les quelques Kikones qui leur firent front, d’autres vinrent plus nombreux qui tuèrent six des leurs.
Ce n’était que le premier revers. Ils reprirent la mer en déplorant leurs pertes.
Alors Zeus en courroux et d’éclairs couronné
Nous dépêche Borée, ce vent si effroyable
Qu’il nous barre la passe qui peut nous ramener
Jusqu’à notre patrie, havre si désirable.
Durant neuf jours, neuf nuits, nous souffrons ses assauts
Balllotés, aveuglés par les vagues hurlantes
Démâtés,les voiles déchirées de nos pauvres bateaux.
Enfin survient l’aurore à l’haleine apaisante.
Un rivage inconnu s’offre alors à nos yeux.
Nous accostons fourbus et rendons grâce aux dieux.
Quand au bout de deux jours nous fûmes reposés
J’ignorais où la mer nous avait déposés.
Je dépêche alors deux parmi mes plus fidèles
Pour faire provision ; leur adjoint un héraut.
Au bout de quatre jours n’ayant pas de nouvelles,
Je partis les chercher. Je vois mes trois héros
Affalés, abrutis par ce fruit que leur avaient offert
Ces gens dit Lotophages, et qui vous ravit l’âme.
C’est en pleurs qu’ils me suivent, je dois les mettre aux fers.

Nous reprenons la mer qui blanchit sous nos rames .
Hélas, le vent nous pousse au pays des yeux ronds,
Brutes sans foi ni loi vivant de l’élevage
De caprins et d’ovins sur des îles aux monts
Dépourvus de cultures, aux escarpés rivages
Où flottent pierres ponces et taille l’obsidienne.
Une petite plage accueille nos bateaux.
Nous y dormons deux nuits. Et l’heure méridienne
Nous réveille affamés. Prenant nos javelots
Nous partons en recherche de ces bêlantes chèvres,
En tuons cinq ou six que nous faisons rôtir.
Ô ce goût délicieux qui imprégna nos lèvres !
Nous festoyons joyeux sans songer à partir.
Quand un grondement sourd fait trembler toute l’île
Tandis que tout là-haut s’embrase le sommet.
Redoutant des géants la colère imbécile
Nous mettons à la mer . A force de ramer
Nous évitons de peu ces roches incandescentes
Qui s’abattent sur nous tentant de nous couler…
Ainsi contait Ulysse et tout son auditoire écoutait fasciné. Sur la tête d’Éole les vents s’étaient calmés, les compagnons allongés
à ses pieds essuyaient une larme au récit des dangers qu’ils avaient traversés et de tous ceux qu’ils avaient perdus.
Zulma dans un coin sombre ronronnait de plaisir et se félicitait du choix qu’elle avait fait de suivre ce héros pour partager ses aventures.
Quand arriva le récit des épisodes qu’elle connaissait elle se retira au plus profond
de la caverne. Elle avait senti qu’une nouvelle mue s’annonçait . Cela requerrait le calme d’un coin retiré et sombre, de même que cela
prenait toute son énergie. A chaque fois elle en sortait épuisée.
Cependant Ulysse racontait sa rencontre avec les sirènes ces femmes oiseaux à la voix ensorceleuse.
Prévenu qu’ils allaient traverser le bras de mer où sévissaient les sirènes, lui l’homme aux mille ruses inspiré par Circé eut l’idée d’un subterfuge .
Sachant que ses hommes ne pourraient résister à l’appel de leurs voix enjôleuses, il boucha leurs oreilles de cire amollie puis curieux de connaître
ce que ces êtres maléfiques chantaient il se fit lier étroitement au mât de son navire en ordonnant qu’on ne le délivre sous aucun prétexte
même si lui même ordonnait, menaçait, suppliait.
C’est à ce moment là qu’Éole l’interrompit :
- La nuit est par trop avancée et vous méritez du repos, mes serviteurs vont vous montrer l’endroit où vous pourrez dormir . Tu continueras
ton récit demain à la veillée.
Que la nuit vous soit profitable : allez.
Dans sa cache, tout au fond de la grotte Zulma dormait concentrant toute son énergie à parfaire une mue qui s’avérait particulièrement conséquente .
Au soir de la deuxième journée, c’est son expérience du chant des sirènes, qu’il était un des rares mortels à l’avoir entendu, que l’auditoire
pria Ulysse de lui conter.
A la lueur des flammes qui dansait dans le foyer il commença ainsi :
Ô vous qui m’en priez je dirai donc le charme
Ensorceleur, puissant, de ces divinités
Qui dans un corps d’oiseau ont tête et voix de femme.
D’abord, c’est un murmure de sons, purs, enchantés,
Que perçoit mon oreille. Ensuite viennent les mots :
Ceux que ma femme et moi sommes seuls à connaître.
Elle m’aime et m’appelle et souffre mille maux :
« Ulysse, mon aimé, mon époux que j’adore,
Je suis seule et j’ai peur de tous ces prétendants
Qui m’assaillent, m’assaillent et m’assaillent encore,
Ils guignent ta couronne, et moi la défendant
Je tisse tous les jours et la nuit je défais
Le linceul de Laerte, le linceul de ton père.
Ils te tiennent pour mort, te pleurent, mais en fait
Ils pillent tes réserves, ton vin les désaltère,
N’ont plus aucun respect pour le roi que tu étais.
Et ta femme subit cette mâle arrogance
Et s’enferme à l’étage pour mieux les éviter.
Reviens moi mon époux, ton fils grandit sans père
Héritier d’un royaume qu’on va dilapider,
Sans tes sages conseils, privé de tout repère.
Loin de toi mon amour mes traits vont se rider
Comme une veille amante aux décadents appâts,
Et je crains mon amour que tu ne m’aimes pas…
Ulysse je me meurs….reviens moi... je t’en prie»
Et moi lié au mât je tire sur mes cordes
Et la folie me prend et ma rage déborde
Et je crie et je hurle pour que l’on me détache
Et pleure Pénélope qui se languit de moi.
Mais les rameurs sont sourds et ardents à la tâche
Du danger écarté ne reste que l’émoi.
Se tait notre héros, car à l’évocation de sa chère Pénélope il ne peut retenir les larmes qu’il essaye en vain de cacher en se couvrant le visage
de son écharpe.
L’auditoire à son tour a les yeux qui s’embuent. Même le dieu Éole est ému. Homme ou dieu l’évocation d’un amour
véritable et poignant toujours nous tirera des larmes. Et le feu qui se meurt porte à la rêverie.
Bientôt une lueur paraît à l’horizon : précédant le soleil, l’aurore aux doigts de rose retire de la nuit les lourdes draperies. Un jour nouveau est né.
- Retirez-vous, la nuit s’est écoulée, fils de Laerte tu reprendras demain à la veillée.
Ainsi conclut Éole.
Nuit après nuit Ulysse raconta ses périlleuses aventures. Après les Sirènes ce furent les terribles Charybde et Scylla auxquels ils échappèrent
au prix de lourdes pertes.
Il ne parla pas de son escale à l’île d’Hélios, du massacre des bœufs sacrés perpétré par ses hommes, ni de sa rencontre avec la dragonne.
Mais son éloquence et la peinture épique de ses aventures furent telles que le dieu des vents tint à honorer la promesse qu’il lui avait faite.
Chapitre 7
Au matin de la dernière nuit contée, après avoir renvoyé ses compagnons, il le retînt seul et lui dit :
- Fils de Laerte, tu mérites ô combien l’épithète « aux mille tours » dont on te qualifie pour les pièges que tu as déjoués.
Quand à tes talents d’orateur ils ne sont pas usurpés. Tu as su émouvoir mon cœur, qu’on dit pourtant de pierre et peindre des situations et
des paysages que je n’aurais pourtant jamais cru voir, moi qui suis pour toujours cloîtré dans cette caverne. L’amour immense que tu portes
à ta femme mérite qu’on ne la laisse pas d’avantage dépérir loin de toi, je vais donc te confier à Zéphyros celui de mes fils qui en gonflant
tes voiles dans la bonne direction, te ramènera très vite à Ithaque. Toutefois et pour que ton retour se passe sans obstacles je m’en vais
enfermer dans cette outre, faite de la peau d’un taureau sacrifié aux dieux pour qu’ils te soient favorables, tous ceux de mes enfants qui
pourraient nuire à ton voyage. Tu les libéreras une fois arrivé, ils reviendront sans peine auprès de moi.
Il dit et au grand étonnement d’Ulysse tirant sur les mèches de ses cheveux afin de les détacher:
- Viens donc ici Borée l’épouvantable vent du nord entre là dedans. Toi aussi Notos vent du sud, et toi également Euros qui apporte la pluie de l’est.
Et dès qu’ ils furent à l’intérieur il s’empressa de nouer l’outre d’un lien d’argent.
- Quand tes bateaux seront prêts à partir je t’enverrai Zéphyros afin qu’il les conduise directement sur ton île. Ne me remercie pas,
c’est là le prix convenu pour le récit de tes aventures. Allez et va vite préparer ton départ.
Remerciant le maître des vents, Ulysse prit congé et rameutant son équipage il se dirigea vers la plage où ils entreprirent de charger les
embarcations des vivres et des
boissons que les serviteurs d’Éole avaient préparés pour leur voyage.
A la nuit tombée ils étaient prêts, mais il fallait attendre le lever du jour.
L’aube pâlit à l’horizon suivie d’ Aurore aux doigts de roses. Ils embarquèrent. Alors se leva Zéphyros . D’abord ce ne fut qu’un semblant de
souffle qui fit frémir la voile, puis il devint risée pour la gonfler et s’affermissant poussa les embarcations en direction d’Ithaque cette patrie
si chère à leurs cœurs.
Durant trois jours et deux nuits Ulysse se tint à la barre pour être bien sûr que son navire tenait bien le cap. Mais au cours de la dernière nuit
alors qu’il apercevait déjà la lumière des feux allumés sur la plage de l’île, il ne put résister à la fatigue et se laissa gagner par le sommeil.
C’est le moment qu’attendait les compagnons. Ils avait regardé d’un air soupçonneux cette outre pleine d’ils ne savaient quel trésor, embarquée
avec Ulysse. Il fallait que son contenu soit précieux car il ne la lâchait pas. Et la révolte grondait parmi les hommes d’équipage :
- Dire qu’au sortir de Troie il nous a obligés à nous délester d’une partie du butin que nous avions pillé, soit disant qu’il alourdissait trop les navires,
maugréaient certains.
- Le reste a été perdu dans les divers naufrages que nous avons subis de part sa faute,disaient d’autres.
- Par sa faute ? Interrogeaient ses quelques défenseurs.
- Oui par sa faute, s’il n’avait pas grandement offensé Poséidon…ajoutaient les rebelles.
- Là vous exagérez tout de même la responsabilité nous en revient à tous, arguaient ses fidèles.
- Et maintenant le voilà seul détenteur d’un précieux trésor offert à lui seul par le dieu Éole alors qu’il a toujours été entendu que nous partagerions tout,
geignaient
les mécontents. Rajoutant :
- Et nous voilà de retour les mains vides sans rien avoir à offrir à nos familles.
- Ce n’est pas juste !
- Il aura tout les honneurs et le butin, nous n’aurons rien.
- Non cela ne sera pas, affirma l’un des meneurs. Alors, profitant du profond sommeil dans lequel était plongé Ulysse, il dénoua le lien qu’il avait fixé
à son poignet, s’empara de cet outre à la panse si rebondie, la traîna jusqu’à l’autre bout du bateau, et là, au milieu de ses comparses assemblés
entreprit de défaire la cordelette d’argent qui la tenait fermée.
Les nœuds étaient serrés et complexes, mais rien ne saurait résister à un marin rompu à cette science, et poussé par la concupiscence.
Notre homme en vint assez rapidement à bout.
A peine avait-il délié la cordelette que de l’ouverture à peine entre-baillée s’échappèrent en furie les vents qui y étaient retenus prisonniers :
Borée l’abominable, Notos qui déchaîne si bien les tempêtes et enfin Euros tout chargé de diluviennes pluies.
Et voilà que ces trois se liguent tous ensembles contre leurs frêles esquifs qu’ils ballottent malmènent et secouent comme coquilles de noix.

Ulysse réveillé constate le désastre.
Au loin s’enfuient d’Ithaque les aimables rochers.
D’encre noire est la nuit dépourvue de cet astre
Indispensable guide au meilleur des nochers .
« Idiots indécrottables, cupides imbéciles,
Alors que nous étions si près de réussir,
Voilà que tous les vents nous éloignent de l’île.
Ce voyage insensé ne pourra donc finir.
Reverrai-je jamais d’Ithaque ma demeure,
Aux baisers de ma femme pourrai-je encore goûter,
Adieu mon doux foyer, il est temps que je meure
Si ma course jamais ne devait s’arrêter.
Ayant dit, se roulant dans son manteau notre héros désespéré s’allongea au fond de son bateau.
Quand Zulma émergea de son éprouvante mue, elle n’avait plus qu’une seule envie : manger, manger, manger.
La salle dans laquelle elle s’était retirée à l’arrière de la grande caverne, possédait une cheminée qui permettait de sortir et d’atteindre le haut de la falaise.
C’est là qu’elle se faufila, ailes repliées s’aidant de ses griffes pour progresser. Sa taille devenue conséquente lui causa quelque gêne . Enfin à l’air libre,
e de sa transformation.
Se dressait là sur la falaise un animal mythique à la taille impressionnante, au corps reptilien recouvert d’écailles d’un rouge rutilant ourlé de noir,
au rostre épineux, aux naseaux écumants, doté d’ailes d’une envergure remarquable et d’une interminable queue serpentine terminée par deux dards.
Un être puissant, effrayant, d’une beauté à couper le souffle, telle était Zulma digne descendante de la plus grande lignée des reines dragon.
Puis elle prit son envol.
Son instinct lui disait qu’Ulysse n’était plus sur cette île mais aussi qu’il était en danger et avait besoin d’elle. Elle décida de monter le plus haut qu’elle
pouvait afin
d’échapper aux vents contraires qui auraient pu gêner sa progression ; de plus elle
se savait alors hors de portée de vue et pouvait donc utiliser cette capacité tout nouvellement acquise qu’ont les reines dragons de voyager
dans l’hyper-espace. Un éclair : la voilà disparue pour réapparaître dans un autre éclair juste au-dessus de l’endroit où le navire de notre héros
luttait contre les éléments déchaînés .
Alors elle descendit en piqué.
- Les malheureux ! s’exclama-elle ils ont libéré les vents ! Il était temps que j’arrive.
Puis se positionnant une centaine de mètres à l’avant du bateau, elle se mit en devoir de contrer la puissance des vents. Se gonflant comme
soufflet de forge elle exhala un souffle d’une telle puissance que même le terrible Borée stoppa net alors que ses frères étaient propulsés et
culbutés loin en arrière. Sans leur laisser le temps de se reprendre, elle s’enfla et souffla à nouveau. Et Borée dut lâcher prise et rejoindre ses
frères dans le firmament.
Puis ce fut le calme plat, car même Zéphyros épouvanté par cette terrifiante créature s’était lui aussi enfui.
Ulysse réveillé par cette soudaine accalmie allait demander à ses marins de prendre les rames pour palier à l’absence de vent, quand il se produisit
un fait étrange. Le bateau avança de lui-même dans la direction demandée tandis que les voiles se gonflaient sans que l’on perçoive le moindre souffle
de vent. De fait Zulma s’était arrangée du haut des airs pour diriger un souffle ténu mais suffisant uniquement sur les voiles. Le navire prit de la vitesse.
L’espoir renaquit au sein de l’équipage. Ulysse s’installa à la barre, la joie au cœur.
Seulement voilà: était-ce parce que dans ses poumons minait le feu des roches pyrogènes qu’elle avait ingurgitées, ou parce que son heure était
venue de cracher le feu, son souffle, tel un chalumeau, se transformant en lance flamme, embrasa les voiles du bateau et les pulvérisa.
Effaré, l’équipage regardait les voiles partir en fumée quand Ulysse reprenant ses esprits :
-Vite, vite arrosez le mât pour qu’il ne prennent pas feu lui aussi.
Tandis que dans les airs :
- Oups ! Je ne l’ai pas fait exprès, suivi de ...on se verra plus tard.
Un éclair et Zulma, car c’était à elle que l’on devait cette bévue, notre dragonne disparut.
Il ne fallut pas longtemps à nos vents tempétueux pour comprendre que leur terrible adversaire s’était volatilisé. Redoublant de violence
ils s’acharnèrent à nouveau sur les bateaux.
L’absence de voile ne leur fut pas un obstacle pour les pousser derechef en direction de l’île d’Éole, pressés qu’ils étaient de rentrer au bercail.
C’est ainsi que deux jours après nos navigateurs accostaient sur le rivage du dieu des vents.
Il leur fallut un nuit et une journée entière pour se remettre des épreuves subies, puis Ulysse se décida à aller quémander l’aide du Dieu.
A l’intérieur des terres près de la rivière une surprise l’attendait : Zulma dans toute la magnificence de sa transformation.
Devant cette formidable apparition Ulysse eut un mouvement de recul et saisit son javelot.
- Voyons, tu ne me reconnais donc pas ? Il est vrai que j’ai un peu changé, à mon avantage j’espère, dit notre dragonne en se pavanant.
- Comment c’est toi ? C’est toi jeune griffon ?
- Combien de fois devrai-je te dire que je ne suis pas un griffon mais un dragon, une reine dragon comme tu peux le voir.
- C’est vrai que tu tiens à ce qu’on t’appelle dragon. Maintenant que me voilà ébloui par ton apparence c’est un terme que je ne risque plus d’oublier.
Je vous salue et me
prosterne devant vous votre majesté.
- Ah tout de même ! J’accepte ton hommage roi d’Ithaque. D’autant que… J’ai quelque chose à te révéler.
- Ah bon ? Quoi donc?
- C’était pendant la tempête qui t’as reconduit sur ces côtes .
- Après que mes matelots aient libéré les vents ?
- Oui, juste après ?
- C’était toi ce souffle puissant qui les a repoussés puis culbutés jusque dans le firmament ?

- Oui c’était moi. Mais il y a autre chose.
- ???
- J’ignore si tu le sais mais nous autres reines dragons pouvons cracher le feu après nous être nourries de roches pyrogènes, ces îles en regorgent .
Crois moi je n’avais rien prémédité, je voulais simplement d’un souffle régulier vous ramener à Ithaque, cette patrie si chère à vos cœurs.
Et puis il y eut ce hoquet irrépressible, ce rôt incontrôlable et malvenu, cette langue de feu expulsée de mes entrailles...bref, c’est moi qui ai
embrasé tes voiles. Alors craignant ta colère je me suis enfuie, laissant les fils d’Éole remporter la bataille. Je suis désolée. Je ne voulais que t’aider.
Depuis que je t’ai rencontré je sais que tu es le compagnon que je désire suivre. Ne me condamne pas . Dis moi plutôt ce que je peux faire pour
me rattraper.
- Va je ne t’en veux pas. Tu n’es pas seule responsable de nos malheurs. J’en accuse plutôt cette malédiction qui s’est abattue sur nous depuis
notre départ de Troie et qui fait de nous les jouets des dieux. Toutefois il ne me reste plus qu’à aller quémander une fois encore l’aide du dieu des vents.
Fasse le ciel qu’il entende favorablement ma requête.
- C’est cela, je t’accompagne et plaiderai en ta faveur.
Chapitre 8
La caverne d’ Éole vivait des moments d’intense émotion. En effet les fils et filles du dieu des vents étaient revenus de leur voyage vers
Ithaque totalement bouleversés et sanglotaient dans le giron de leur mère. Eux qui se croyaient les maîtres des océans venaient pour la
première fois d’être confrontés à un adversaire qui les avait vaincus, et qui, de plus, avait l’ aspect abominable d’une créature tout droit
sortie du Tartare. De fait, ils venaient de découvrir la peur, celle qui ne vous laisse d’autre envie que celle de vouloir vous réfugier dans
les bras secourables d’une mère.
Je vous laisse imaginer l’accueil qui fut réservé à notre Ulysse accompagné de la dragonne.
Cris hystériques et pleurs redoublèrent :
- Hiiiiii ! c’est elle, c’est le monstre, maman au secours !
- Je ne suis pas un monstre, seulement une reine dragon qui voulait raccompagner le compagnon qu’elle s’est choisi jusque dans son île d’Ithaque.
- Qui donc es-tu immonde créature pour avoir ainsi effrayé et vaincu mes enfants ? demanda alors Éole. De quel redoutable dieu de l’Olympe es-tu
donc issue pour te croire autorisée à contrer les vents qui ont pour habitude de soumettre le monde?
- Je suis Zulma, le dragon que tu as déjà rencontré.
- Quoi tu serais ce dragon ridicule, guère plus gros qu’un mouton ? Non je ne te crois pas. D’ailleurs les dragons que nous avons côtoyés de
toute éternité n’ont pas cette apparence reptilienne, ni cette taille gigantesque. De plus ils vivent la plus part du temps sous terre avachis
sur les trésors qu’ils se sont vu confier.
- Il se trouve que je ne suis née d’aucun des dieux qui régissent ton univers Maître des vents. Ma lignée remonte à la nuit des temps et vient
d’un monde dont tes dieux et toi ignorez jusqu’à l’existence. Certains l’appellent Cathay, d’autres l’Empire du milieu ou le Céleste Empire.
Pour ma part, ma mère, la toute puissante reine dragon Coralia, a déposé son œuf tout au fond de la gorge du dieu volcan qui règne sur l’une de vos îles.
Je suis donc née de lui et de son éruption, de son éructation pour dire vrai, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il soit pour moi un père,
car aucun de vos dieux ne m’a engendrée. De fait,je ne leur suis en rien redevable ni n’appréhende aucune de leurs colères aussi redoutables soient elles.
Je suis un être libre, libre de choisir qui je veux assister. Toutefois… je me dois de solliciter à nouveau ton aide pour mon compagnon Ulysse, trahi par
ses hommes qui ont libéré les vents contraires, victime d’un malencontreux incendie qui a fait partir en fumée les voiles de ses bateaux alors qu’il
étaient sur le point d’aborder à Ithaque, il demande que tu l’autorises à demeurer sur ton île, le temps qu’il puisse refaire sa voilure, et aussi que tu
veuilles bien lui prêter celui de tes fils qui, de son souffle, le ramènera chez lui.
- Il n’en est pas question. Tout d’abord la générosité, comme on se plaît à le dire, n’est pas un trait dominant de mon caractère, ensuite ton protégé
vient d’encourir, après celle de Poséidon, la colère d’Apollon en massacrant les bœufs sacrés de son île.
- Ce n’était pas lui mais certains de ses compagnons.
- Je ne veux pas le savoir: le fait est qu’il est maudit des dieux . Enfin, mes fils auront besoin de temps pour se remettre de leur frayeur et reprendre
la maîtrise des océans. Donc vous allez reprendre la mer au plus vite.
- Sans voiles ?
- Sans voiles : vous ramerez. Je vous donne jusqu’au coucher de soleil pour rejoindre la plage et mettre à la mer, après, je me déchaîne.
Ni les supplications d’Ulysse, ni les arguments de Zulma, comme quoi entre êtres d’origine divine il était de bon ton de s’entraider, ne purent
le faire changer d’avis. En fait, il n’avait pas du tout supporté qu’on chatouillât son orgueil de père.
Force leur fut donc de retourner au plus vite sur la plage, bousculer les hommes qui ne rêvaient que de repos, alors qu’on leur demandait de ramer,
mettre enfin les bateaux à la mer si pitoyables qu’ils fussent.
Le soleil était tout juste à son déclin, que déjà de sa puissante haleine Éole avait envoyé valdinguer jusqu’ à la haute mer la flotte désemparée
des quémandeurs d’asile.
Puis ce fut le calme plat.
La flotte fut alors encalminée, car les hommes refusèrent de prendre les rames.
Exhortations, menaces, rien n’y fit. Allongés à fond de cale les équipages, frappés de surdité et à bout de force, s’étaient endormis.
- Accepterais-tu que je te vienne en aide vaillant Ulysse ? Proposa Zulma planant au dessus des navire sans craindre d’être aperçue.
- Comme la dernière fois ? Non merci, très peu pour moi.
- Promis, je retiendrai mon souffle. Ma proposition était autre. Suppose que par des filins tu attaches tes bateaux les uns aux autres, je pourrais,
me saisissant du filin de tête, vous tracter en volant dans les airs. Qu’en dis-tu ?
( Cette proposition empreinte de sagacité plut à Ulysse. Il lui semblait plausible que puisque Zulma avait atteint la belle taille d’une reine dragon
elle en avait également acquis la sagesse. Ce qui d’ailleurs ressortait des propos qu’elle avait tenus à Éole. Or rien n’était moins sûr. Une meilleure
connaissance de ces êtres fabuleux lui aurait appris qu’ils étaient des créatures fantasques, souvent étourdies et surtout dominées par leurs instincts. )
-Ta proposition me paraît recevable, lui répondit-il. Laissons ces hommes dormir, ils sont épuisés, et puis je sais qu’ainsi ils ne commettront
pas de méfaits. Je m’occuperai seul des filins.
Quand les bateaux furent amarrés les uns aux autres pour former une sorte de train,
-Tiens, attrape dit Ulysse en lançant une grosse corde dans les airs.
La dragonne emprisonna le filin dans ses puissantes serres puis commença son vol tracteur de ses puissantes ailes.
- Surtout ne va pas trop vite ajouta-t-il.
- Entendu lui fut-il répondu.
La manœuvre eut l’air de fonctionner parfaitement. Zulma tractait d’un vol lent et régulier le train de bateaux glissant sur une mer calme.
Survint alors une nappe de brouillard dans lequel pénétra l’équipage.
Notre dragonne, détestant le brouillard, décida de s’en échapper en grimpant haut dans le ciel sans se soucier nullement des navires
qu’elle tirait derrière elle et qui s’envolèrent à sa suite, telle la queue d’un cerf volant. Elle continua à monter à la verticale jusqu’à ce
qu’elle ait dépassé la couche nuageuse et reprit alors son vol horizontal.
Les hommes dans les embarcations, furent bien un peu tassés vers la poupe, mais leur épuisement était tel qu’ils ne se réveillèrent même pas.
Seul Ulysse, stupéfait et abasourdi assista les yeux grands ouverts à l’incroyable phénomène, quand il réalisa qu’il naviguait, certes,
mais sur une mer de nuages.
Il n’aurait pas fallu alors, qu’advienne cette trouée dans les nues, permettant à l’ œil aiguisé de notre dragonne d’apercevoir ce banc de
thons qui frétillaient dans l’eau: un défi absolument insoutenable pour son estomac qui criait famine.

Ailes plaquées le long du corps, coup tendu et queue rectiligne, elle piqua sur eux à une vitesse folle, pénétra tel un boulet de canon dans
l’élément liquide entraînant sous les eaux les malheureux navires.
Le temps de se goinfrer, gueule grande ouverte, du plus grand nombre de poissons qu’elle pouvait, que, déjà, elle était ressortie pour reprendre,
d’un vol apaisé, une altitude raisonnable.
Or les bateaux, ayant emmagasiné l’eau dans leurs cales, au cours du plongeon,
s’étaient tellement alourdis qu’ils contrecarraient, tels une ancre, le vol de la dragonne. Elle ne vit alors d’autre alternative que celle d’ouvrir
ses serres et de lâcher le filin.
Les navires de tête se mirent à couler, et, n’était ce la présence d’esprit d’Ulysse qui lui fit couper les amarres, la flotte toute entière aurait été perdue.
Bon nageurs, les hommes avaient pu refaire surface et s’étaient entassés sur les deux bateaux rescapés, tentant de s’éloigner à la vigueur de
leurs rames du lieu de la catastrophe.
« Terre ! » s’était au bout de quelques heures écrié l’un deux. Un relief de côte rocheuse, dominée par un grand dôme, se profilait à l’horizon.
Conjuguant leurs efforts, et souquant ferme, ils parvinrent à atteindre une petite plage, enchâssée dans des rochers, sur laquelle ils s’échouèrent
à bout de force.
Zulma, toute à sa digestion, ne s’était rendu compte de rien. Elle flottait, repue, dans les airs, profitant des courants ascensionnels. Elle dépassa,
sans même l’apercevoir, l’îlot refuge.
Ce n’est qu’au matin suivant qu’elle s’aperçut qu’elle avait égaré ses compagnons d’infortune.
Immédiatement, elle fit demi tour, fouillant la mer de son regard perçant. En vain, nulle trace de leur équipage. Toutefois, comme elle survolait une
île volcanique, il lui parut apercevoir, échoués sur une minuscule plage, deux bateaux ainsi qu’une quantité d’hommes, inertes sur le sable,
bien trop importante pour eux deux seuls. Elle réalisa alors que c’était tout ce qu’il restait de la flotte d’Ulysse et, se sentant fautive, elle préféra
s’échapper, pour éviter les remontrances véhémentes qu’on ne tarderait pas à lui faire, d’autant qu’elle avait reconnu dans cet îlot, celui de sa
venue au monde, et n’avait aucune envie de se retrouver face à un Polyphème sans doute furieux d’avoir été abandonné .
Face à ces deux alternatives peu réjouissantes, elle choisit de se réfugier dans l’hyper espace.
Un éclair, et elle avait disparu.
Chapitre 9
Zulma peu pressée de venir rendre compte de ses maladresses préféra demeurer quelque temps hors de la vue d’Ulysse.
Or, et il est scientifiquement admis, que si l’on ne prend pas garde à s’auto-transporter dans le lieu choisi, dans les secondes qui
suivent l’entrée dans l’hyper espace, le temps, s’y écoulant différemment, peut révéler quelques surprises.
Durant cette absence, les aventures du roi d’Ithaque n’en avaient pas moins continué.
C’est ainsi, que Polyphème le cyclope, n’ayant pas apprécié leur intrusion sur son île, avait donc fait prisonnier le malheureux équipage,
dévorant au passage quelques malheureux matelots, jusqu’à ce que notre héros aux mille tours, l’ayant enivré, ne l’éborgne d’un pieu rougi,
avant de s’échapper, lui et les siens, cachés sous le ventre des moutons de cet irascible berger.
- Je résume les faits, car cet épisode connu appartient à notre mémoire collective.-
Zulma, quand à elle, bien lovée dans son cocon de zone hors du temps, n’en sut rien, et tant mieux, car elle aurait pu ne pas approuver
qu’on aveuglât l’être qui avait protégé sa petite enfance, si benêt fût-il. Et alors, quelle eût pu être sa colère? Je n’ose l’imaginer.
De même elle ignora tout de leurs mésaventures chez Circé la magicienne, celle qui transforme en animaux les hôtes qu’elle a tout d’abord
accueillis avec tant d’hospitalité. Elle aurait sans doute applaudi à la façon dont son nouveau compagnon la contra en buvant une antidote
à ses philtres. Le datura avait rendu les hommes à la merci de la magicienne qui les avait ainsi transformés en pourceaux. Le perce neige ou
herbe de vie, offert par le dieu Hermès, avait permis à Ulysse de la placer en son pouvoir.
Quand aux Lestrygons, ces jeteurs de pierres, elles les aurait trouvés aussi bestials et stupides de les cyclopes eux mêmes et aurait jugé
totalement inutile de faire leur connaissance.
En fait, sa fréquentation des hommes, des dieux, et des êtres issus des dieux, jusqu’à présent n’ était pas pour la satisfaire : ils lui paraissaient,
cruels, mesquins et petits. Seul Ulysse gardait encore quelque grâce à ses yeux.
C’est pourquoi elle prolongea son séjour dans l’hyper espace.
Quand elle en émergea elle fut surprise de se voir planer dans les airs. Sous elle, la mer et rien qu’elle à perte de vue.
A l’ouest le couchant ourlait de cramoisi, orangé et rose pourpré la frange de l’horizon, la vision
était si belle qu’elle décida d’y diriger son vol. Un vent léger et chaud s’étant levé, elle se laissa dériver, somnolente et dolente, dans ce
courant fort agréable.
Ainsi passa la nuit.
Au matin, une terrible faim la réveilla au point du jour. Point de terre en vue. Elle scruta donc la mer pour voir si elle n’apercevrait pas un banc
de poissons providentiel. Elle avait assez aimé les thons qu’elle avait consommés l’autre fois. Pas de scintillement révélateur sur l’eau.
Les flots paraissaient vides .
La faim la tenaillant toujours, elle décida de virer cap à l’ouest espérant y rencontrer bientôt une terre où paîtraient des bovins bien gras pouvant
combler son féroce appétit.
Au bout d’un temps qui lui parut bien long, son vol croisa celui de mouettes piaillant tandis que se devinait à l’horizon un relief sombre.
- Enfin la terre, s’exclama -t -elle, en piquant droit dessus.

Hélas ! La côte était rocheuse, paraissait désertique, sans la moindre parcelle d’herbe encore moins de pâture à pouvoir satisfaire un troupeau. Toutefois
lorsqu’elle eut dépassé le cap qui avançait sur la mer elle aperçut une île un bien modeste îlot, couvert d‘une végétation apparemment luxuriante,
et dont les flancs étaient parcourus de troupeaux de moutons et de chèvres.
- Cela calmera ma faim pour le moment, se dit-elle.
Son vol à rase motte lui permit d’attraper huit à dix de ces animaux dans ses serres puissantes.
Un replat de la falaise l’accueillit pour son festin.
Quand elle fut repue elle se lova sur la roche pour une béate sieste digestive.
Les bergers qui gardaient les troupeaux avaient vu avec effroi fondre du ciel sur leurs bêtes cette gigantesque et redoutable créature ailée,
sans oser, ni pouvoir, arrêter le carnage.
Sitôt remis de leur frayeur, ils se dépêchèrent de faire rentrer le reste des troupeaux à l’abri des grottes qui perçaient la falaise avant d’aller
rendre compte à leur maîtresse de la catastrophe.
Ne connaissant sur leur île nul prédateur, jamais ils n’auraient pu imaginer que le danger leur viendrait du ciel.
La nymphe Calypso, leur maîtresse, écouta avec étonnement leur récit, se demandant quelle pouvait être cette créature dont ils dressaient
un si effroyable portrait.
Elle décida de voir par elle-même, et sortit à sa recherche.
Zulma qui venait tout juste de terminer sa sieste se dressa sur ses pattes avant, déroula sa longue queue, releva sa tête cornue et, déployant
ses ailes majestueuses, émit un énorme bâillement :
- Wouarrrhh !
Debout sur son rocher, ses rutilantes écailles flamboyant au soleil couchant, elle avait tout d’une créature redoutable tout droit sortie du Tartare,
et faite pour impressionner, sinon terroriser, mortels et même immortels.
Calypso, elle même, eut un mouvement de recul d’autant que, l’ayant aperçue, Zulma d’un vol plané venait à sa rencontre.
Elle se posa presque à ses pieds et s’inclinant :
- Bonjour ô toi qui es si belle ! Es-tu femme ? Reine ? Déesse? j’avoue que je ne sais pas, cependant je n’ai jamais rencontré d’être aussi beau !
Voudrais-tu être mon amie ?
Ce discours assez puéril fit tout de suite comprendre à Calypso qu’elle avait affaire à un être tout juste sortie de l’enfance, ce qui apaisa ses craintes.
- On me nomme Calypso. Je suis une nymphe, et non une déesse quoique immortelle aussi, et je règne sur cet île entourée de mes serviteurs
et de mes gardiens de troupeau. Ce sont là mes seuls sujets, ma seule compagnie. Je n’ai pas souvent de visites, les côtes sont escarpées, et
je suis d’un naturel sauvage, vivant la plus part du temps recluse dans mes grottes. Devenir ton amie ? Je ne sais. Tu t’es introduite sur cette île
sans mon autorisation, tu as décimé une partie de mon cheptel, effrayé mes bergers, et j’ignore à quelle espèce tu appartiens.
- Oh pardon ! Je ne me suis pas présentée. Je suis Zulma, une dragonne, une reine dragon. C’est la faim qui m’a poussée sur ton île, la mer était
vide de poissons, alors j’ai dévoré quelques unes de tes bêtes et je te prie humblement de m’en excuser.
- Une reine dragon ? Je croyais l’espèce définitivement éteinte ou partie vers des contrées lointaines. Que viens-tu faire par ici ?
- Je suis à la recherche de mon compagnon, Ulysse, le roi d’Ithaque, ne l’aurais-tu pas vu ?
- Personne ne m’a rendu visite.
- Il erre sur les mers avec ses camarades d’infortune avec l’espoir, toujours déçu, de voir se profiler à l’horizon les rivages de l’île chère à son cœur.
Hélas, jouet des dieux, il ne va que de déconvenues en déconvenues.
- Et pour quelle raison l’as-tu perdu ?
- C’est que, je crois être responsable de sa dernière mésaventure, et craignant son courroux, je me suis réfugiée dans ma bulle secrète et n’ai pas vu
passer le temps. Lorsque j’en suis sortie il avait
disparu. Depuis je ne cesse de fouiller des yeux cette étendue maritime en vain. Me permettrais-tu de rester quelques jours sur ton domaine
afin d’y reprendre les forces d’entreprendre une nouvelle quête ?
- Je t’y autoriserais à deux conditions.
- Lesquelles ?
- La première: que tu cesses de décimer mes troupeaux pour te nourrir. Je t’indiquerai l’emplacement de bancs de poissons capables de satisfaire
ton appétit.
- J’adore le poisson.
- La seconde; que tu me racontes par le menu les aventures que tu as vécues avec ton compagnon Ulysse.
- Volontiers. Vois-tu, je suis d’un naturel bavard.
- De plus, les courants marins guident toujours les embarcations vers mon île de Ogygie ou Pérégil, quand les eaux de la petite mer essayent de
rejoindre celles de la grande, à l’entrée de l’étroit goulet qu’on appelle colonnes d’Héraclès.Tu peux l’attendre ici, car il y viendra obligatoirement.
- Pérégil ? Quel drôle de nom !
- Elle est ainsi appelée à cause de ce persil marin qui la recouvre, et dont mes troupeaux raffolent.
- Je ne savais pas qu’il existait une autre mer.
- Oh si ! Et beaucoup plus grande. On la nomme océan. Toutes deux communiquent par ce goulet. Le franchir est périlleux, car les courants marins
se contrarient. Peu de navigateurs se sont aventurés au-delà . Il est dit qu’Héraclès, ce fils de Zeus et d’Alcmène, dans sa recherche, à l’extrême occident, des terres
lointaines où paissaient les bœufs de Géryon afin de les ramener à Eurystrée, il est dit, qu’il fendit d’un coup de glaive les montagnes de l’Atlas
,formant ainsi un passage. Il est dit également, qu’il rapprocha les bords ainsi formés, afin que ni les eaux de l’océan, ni les monstres qui le peuplent,
ne parviennent à envahir notre mer révérée…. Mais il fait chaud, et ma peau ne supporte guère la brûlure de soleil. Abritons-nous à l’entrée de cette grotte,
et conte moi tes aventures.
- Tout depuis le début.
- Tout depuis le début.
- Et bien voilà : « Je suis née d’un volcan…. »
Chapitre 10
Pendant que Zulma contait l’histoire de sa jeune vie à la nymphe Calypso, Ulysse dérivait sur les flots hostiles de la Méditerranée.
En effet, les grains successifs qu’il avait affrontés, de même que les peuples barbares rencontrés, l’avaient laissé exsangue et seul
sur un navire démâté, difficile, sinon impossible à manœuvrer.
Ballotté des jours et des jours au gré des vents et des courants, il avait abandonné l’espoir de revoir un jour sa chère Ithaque
ni même d’ aborder jamais une terre secourable. Étendu au fond de sa barque, les yeux clos, il s’était résigné à laisser Atropos, la dernière des trois Parques, trancher le fil de sa vie.
Ainsi ne vit-il pas qu’il s’était rapproché de la côte escarpée de l’île de Calypso.
Le ressac qui lui fit heurter les rochers ne parvint pas à le tirer de la léthargie dans laquelle son désespoir l’avait plongé.
Toutefois, les gardiens du troupeau, depuis le flanc de la falaise l’avaient aperçu et s’étaient précipités pour lui venir en aide,
avant que son esquif ne se brise sur les écueils.
C’est un homme amaigri, à bout de force, et ayant perdu connaissance qu’il parvinrent, non sans mal , à tirer hors de l’eau.
Ils s’empressèrent de l’ emporter à la caverne de leur maîtresse.
Zulma, tout à son récit, et tournant le dos, n’aperçut pas tout de suite l’étrange équipage qui s’avançait portant sur ses épaules le gisant.
C’est Calypso qui interrogea les arrivants:
- Que nous apportez-vous là ?
- Maîtresse, c’est un naufragé que nous avons sauvé de la noyade, répondit l’un des bergers. Il est très mal en point, mais je crois qu’il respire encore.
- Mais, mais c’est Ulysse, s’écria Zulma se retournant .
- Comment ? C’est là le fameux héros dont tu m’as conté les exploits ? Vite, ne perdons pas de temps.
Servantes mes onguents, qu’on le frictionne, il est glacé, qu’on prépare un vin chaud épicé ainsi qu’un plantureux repas,
quand il sortira de sa torpeur il aura faim. Qu’on allume un feu . Vite, vite qu’on se dépêche. Et vous reine dragon ne restez pas plantée là,
rendez-vous utile.
- Utile ? Mais oui bien sûr . Je me charge du feu.
- Entendu, je vous abandonne cette tâche.
Vous qui savez, je vous vois déjà frémir d’appréhension. Eh bien... vous avez tort, car Zulma accomplit fort bien son devoir :
En un rien de temps, un feu conséquent flambait dans l’âtre où bouillait déjà le chaudron, l’eau du bassin aux ablutions fumait
de chaude vapeur et tous les flambeaux qui ornaient les murs éclairaient de chaude brillance .
Et pour ce faire elle avait modulé les flammes qu’expectorait son gosier, leur donnant l’ardeur juste et nécessaire.
Un vrai travail d’artiste !
Ce n’est que lorsqu’elle se retrouva à l’extérieur de la caverne, que le rôt irrépressible qu’elle émit, roussit tout le bosquet de
genévriers cades qui masquaient et ombrageaient l’entrée.
- Oups ! Pardon! Çà m’a échappé ! …
Massé, oint et parfumé, les cheveux et la barbe soigneusement taillés, vêtu d’un chiton de lin blanc plissé, quoique amaigri,
Ulysse n’en avait pas moins royale allure quand il parut le lendemain dans la salle du banquet où l’attendait son hôtesse.
Sitôt qu’elle l’aperçut, Calypso en tomba éperdument amoureuse.
Était-ce qu’ Éros, en fils facétieux d’Aphrodite qu’il était, avait vu là l’occasion d’un nouveau tour à jouer, ou bien que la nymphe
sur son île introuvable était en désespérance d’amour, nul ne saurait répondre, mais on dit, qu’à partir de cet instant même,
elle ne songea plus qu’à une seule chose, aimer et garder auprès d’elle celui qu’avait élu son cœur.
Hélas pour elle, seule Pénélope, son épouse adorée, occupait les pensées de ce trop fidèle époux. De plus, il allait lui falloir
compter avec la jalousie de la reine dragon qui commençait à regarder d’un œil noir les œillades énamourées que cette fille d’Atlas lançait à son
compagnon.
Zulma donc enrageait.
Cependant, n’osant d’une part affronter une hôtesse à l’accueil si généreux qu’elle lui permettait de se restaurer, quand la mer n’y suffisait pas,
de quelques bêtes bien charnues de son troupeau, d’autre part, sachant qu’il faudrait quelque temps à Ulysse pour se remettre, et voyant
ce dernier totalement sourd aux avances de Calypso, elle choisit de patienter encore un peu avant d’agir.
Mais quand, remis de ses épreuves, notre héros commença à trouver à son goût les attentions galantes dont il était l’objet – les hommes
sont parfois si longs à comprendre ! - et même, son ego étant flatté, à débuter un semblant de cour, ô fort chaste, mais cour tout de même,
avec leur hôtesse, elle n’y tînt plus.
Il leur fallait décamper d’ici et au plus vite.
En premier lieu, elle tenta de faire comprendre à son compagnon qu’il y avait danger.
Mais ce dernier, flatté et alangui par les mille plaisirs que lui prodiguaient cette île paradisiaque ainsi que sa très dévouée maîtresse, fit la sourde oreille.
En second lieu, elle fit appel à sa quête d’aventures et lui insuffla le désir d’aller voir, au-delà de ces fameuses colonnes d’Héraclès,
comment était cette grande mer, qui disait -on bordait un énorme précipice au fond duquel elle disparaissait.
Elle crut alors qu’elle avait gagné, lorsque, après une veillée durant laquelle Calypso avait évoqué le sort de ces quelques marins qui avaient franchi,
non sans mal, l’étroit passage et étaient revenus les yeux et l’esprit emplis et fourmillants d’images fabuleuses, Ulysse parut fortement intéressé .
Le lendemain notre aventurier avait supplié la nymphe de lui laisser aller voir, lui promettant de revenir.
Elle avait accepté : une femme amoureuse ne saurait dire non, d’autant qu’elle n’ignorait pas que les courants marins le ramènerait immanquablement
vers son îlot.
L’île de Calypso opposait à une côte abrupte ou rocheuse, peu facile d’accès, et à la végétation typiquement méditerranéenne, une autre côte à l’opposé,
creusée d’anses au sable fin, au relief en pente douce où croissaient arbres fruitiers, cèdres et pins, grâce au climat doux et humide dont elle jouissait.
Dans une anse protégée, dansaient doucement quelques bateaux ventrus à voile unique.
- Prends celui que tu veux, ô vaillant Ulysse, et va voir, puisque tel est ton grand désir, lui dit Calypso . Mais surtout, promets-moi de me revenir .
- Je t’en fais la promesse lui répondit-il, les yeux déjà perdus dans les horizons lointains.
On dit qu’il profita d’un vent de terre providentiel qui lui permit d’abandonner les
rames et de mettre à la voile, cap à l’ouest, vers cette passe étroite que d’aucuns disaient infranchissable pour le commun des mortels .
Or nous savons, nous, que ce roi d’Ithaque était un être exceptionnel, tant pour son courage, que sa ruse et son audace.
En îlien qu’il était, il se rendit vite compte que les courants se contrariaient .
Un temps poussé par le courant de Méditerranée il vit se rapprocher les caps de la passe, les vents gonflant sa voile plein Ouest .
Puis, brusquement, le vent s’inversant, repoussa le bateau vers là d’où il était venu. Il aurait pu combattre cet effet en luttant avec les rames,
mais c’était sans compter avec les courants marins.
Un courant de surface venu de la grande mer propulsait son embarcation vers la petite mer, tandis que celui, plus en profondeur, et né
dans la Méditerranée, tentait d’empêcher ces eaux inconnues de la pénétrer.
Il en résultait pour lui, qu’il se trouvait aux prises avec une forte houle qui ballottait son esquif, le faisant dangereusement dériver vers de
redoutables écueils qui n’étaient pas sans lui rappeler les horribles Charybde et Scylla.
- Attends, je vais t’aider, lui cria du haut du ciel d’où elle le surveillait, Zulma.
Sourde à la dénégation d’Ulysse :
- Non, surtout pas !
Elle piqua dessus. Or, était-ce qu’elle avait mal maîtrisé sa vitesse, ou bien qu’elle avait aperçu un banc de poissons frétiller, ou encore
qu’elle avait besoin de se rafraîchir, mais son vol en piqué se termina par un magnifique plongeon juste à l’arrière du bateau.
Ailes repliées elle se laissa aller à la griserie de s’enfoncer dans les profondeurs. Puis écartant les ailes elle se laissa flotter, admirant
tout autour la richesse et la diversité des fonds marins et des poissons colorés qui les hantaient. Cependant, elle ne se rendit pas compte
tout de suite qu’elle n’avait nul besoin de respirer. Ce qu’elle
soupçonnait déjà était avéré, la dragonne était amphibie !
Tout à coup ses ailles déployées furent saisie par un violent courant qui les
gonflèrent à la verticale. Se sentant emportée par cette force, elle essaya de résister, sans succès. Elle eut toutefois la présence d’esprit de se
raccrocher du bout de ses crocs à la chaîne munie de l’ancre qui traînait par le fond.
Le navire fit un bond en avant et fila droit vers la passe.

Le courant marin de profondeur, s’était emparé des ailes membraneuses de la
dragonne en les déployant sur toute leur envergure, se servant d’elles comme une voile sous marine pour la propulser vers l’océan.
La nage vigoureuse et efficace de Zulma firent le reste, tandis qu’elle utilisait sa longue queue comme un gouvernail, pour franchir la passe
en restant bien au milieu du chenal.
Quand elle refit surface et qu’elle s’agrippa à la poupe, elle laissa ses grandes ailes immergées. Sous son poids l’embarcation souleva sa
proue tandis que la poupe s’enfonça dans les eaux, au risque d’y faire tomber le navigateur.
Ulysse désemparé ne savait quelle manœuvre envisager, quand, s’apercevant que le goulet était derrière elle, Zulma lâcha le bastingage,
stabilisant ainsi
l’embarcation.
Déjà, les colonnes franchies, le détroit s’élargissait.
- Brr ! Fit -elle en s’ébrouant, ces eaux sont moins salées mais beaucoup plus froides. Je retourne dans les airs.
Et s’extirpant de l’élément liquide elle prit son envol.
Chapitre 11
Sur la poussée que lui avait appliquée Zulma, avant de se lancer dans les airs, le bateau d’Ulysse progressait toujours vers la grande mer.
Le vent s’était calmé, si bien qu’il dut bientôt prendre les rames.
Les côtes s’éloignaient des deux côtés ; bientôt il arriva qu’on ne les distinguât plus . Alors, un vent de terre s’empara de la voile qui pendait
misérablement, faisant filer le navire droit sur la haute mer.
Ce fut tout d’abord un sentiment de triomphe qui s’empara de lui : il avait réussi ! Il était passé !
Vint ensuite l’émerveillement devant cet océan qui étendait à perte de vue des vagues d’un vert émeraude, que frangeait une écume blanche,
et dans le creux desquelles plongeait son embarcation pour en ressortir ruisselante et flottante.
Puis, la peur le gagna d’être encore le jouet de Poséidon sur cet océan-ci, ou de se voir propulsé dans cette immensité vers un inéluctable précipice,
ou bien encore que ne le saisisse cet atroce vertige face à cette grande mer dont il appréhendait l’infinité.
C’est que, pour lui, comme d’ailleurs pour tous les grecs, navigation égalait cabotage, tant il était vrai qu’ils ne se trouvaient jamais très loin d’une terre.
Il décida donc de faire demi tour afin de gagner au plus vite une côte .
Comme le vent, de sa puissante haleine, le poussait toujours dans la direction de la pleine mer, il cargua son unique voile, et tenta d’orienter son esquif
face au vent.
Au moment même ou il s’emparait des rames, là-bas, à quelques centaines de
mètres, jaillit de la mer un gigantesque jet d’eau, d’une hauteur phénoménale, s’accompagnant du bruit d’un souffle expiré impressionnant.
Bientôt, émergea une énorme masse, arrondie, noire et luisante, qui disparut presque aussitôt, laissant admirer à son spectateur ébahi sa
grande queue de poisson fendue .
Dans son bateau qui dansait sur les vagues, crispé sur ses rames notre aventurier était abasourdi.
A quelle espèce d’animal ou de monstre marin pouvait bien appartenir cette chose ?.
Pendant un moment il scruta les flots au cas où le phénomène se reproduirait, ensuite, à la force des rames, il tenta de lutter contre le vent.
Tout à coup, à quelques encablures, le monstre réapparut, et dans sa grosse tête surmontée d’une bosse il vit un œil minuscule qui le regardait, et,
lui sembla-t-il, sans aménité aucune. Puis, l’être marin exécuta un saut prodigieux dans les airs, comme pour mieux faire admirer sa formidable stature avant de retomber lourdement dans les flots. Ce qui eut comme conséquence que les remous engendrés par ce magnifique plongeon poussèrent le bateau dans la bonne direction. Se saisissant fébrilement des rames Ulysse ne ménagea pas ses efforts afin de profiter de l’impulsion donnée.
Toute la journée, à chaque fois que les forces d’Ulysse déclinaient, le souffle puissant de l’animal redonnait à son navire l’élan nécessaire pour continuer.
Jamais il ne vint à l’esprit de notre héros que loin d’être poursuivi, il était en fait secouru.
Et les côtes furent en vue, alors le vent tourna le ramenant vers elles. Il mit à la voile et fila au plus vite vers cette terre providentielle.
Le monstre ne l’avait pas suivi.
Il amarra son navire dans une anse à côté d’autres embarcations. Tout autour, des
cahutes et des filets qui séchaient au soleil. Dès qu’il mit pied à terre, hommes, femmes et enfants se pressèrent autour de lui,
curieux de cet étranger à la chevelure blonde et bouclée et à la barbe fournie.
Bien qu’il ne parlât pas leur langue il apprit d’eux, -le langage des gestes est universel-, qu’ils étaient des pêcheurs mais qu’ils
traquaient plutôt le poisson dans les étangs et les lagunes, l’océan étant bien trop dangereux pour oser y aventurer leurs barques à fond plat.
Aussi avaient -ils étaient surpris de le voir arriver depuis le large.
- Vous redoutez donc les monstres comme celui qui m’a poursuivi leur fit comprendre Ulysse ?
- Non, nous les révérons lui fut il signifié. Surtout elle, la déesse qui t’a secourue. Sans sa bienveillante sollicitude jamais tu n’aurais pu rejoindre notre côte.
Devant l’air effaré de notre voyageur, un vieil homme, au visage buriné par le soleil, s’approchant, lui dit dans sa langue:
- Tu n’as rien compris de ce qu’ils t’ont raconté n’est-ce pas ?
- Tu parles grec ?
- Oui : j’ai suffisamment bourlingué sur les rivages de la petite mer pour savoir quelque peu les langages qui y sont parlés.
Ces hommes donc te disaient que cet animal que tu dis être un monstre marin, eux le révèrent et le prient comme la déesse de la mer.
Quand elle s’ébat dans les eaux qui longent nos côtes, elle chasse vers elles les bancs de poissons jusque dans nos lagunes, nous apportant abondance et prospérité.
C’est ce qui s’est produit aujourd’hui et nous t’en sommes reconnaissants, car jamais elle ne s’était approchée si près : la pêche sera fructueuse.
On dit qu’elle allaite ses petits, on ne peut donc dire que c’est un poisson. Dans notre langue nous la nommons Tizmkt mais je crois que dans
la tienne on dit Phalaina.

- Φαλaίνα ? Tu dis bien Phalaina ? J’en avais entendu parler par un vieux navigateur qui avait fait escale un jour sur mon île d’Ithaque.
Mais alors je ne l’avais pas cru. J’étais encore jeune et n’aimais pas m’éloigner de mon île . Maintenant que les dieux en ont décidé autrement,
j’ai changé d’avis, car je sais que les mers recèlent des monstres épouvantables, d’où ma crainte de cette dernière.
- Elle n’est pas du tout dangereuse pour l’homme, comme les dauphins, elle leur serait plutôt secourable. Celle que tu as côtoyée,
t’est manifestement venue en aide .
Tu te dois de la remercier.
- Oui, mais comment ?
- En ce qui nous concerne, nous allumons un soir un grand feu sur la plage, autour duquel nous dansons, puis notre prêtre procède à
des incantations glorifiant et remerciant la déesse Tizmkt - qu’elle soit révérée entre toutes- puis nous rejetons à la mer le krill entassé
dans nos barques et que nous avons pêché dans nos lagunes. C’est de cela qu’elle se nourrit. Il n’est pas rare alors qu’on aperçoive,
non loin de nos côtes, le jet puissant, et caractéristique de la déesse, s’élevant haut dans les airs . Cela veut signifier qu’elle est satisfaite de nos présents .
Certains affirmeraient même que, si, à cet instant même, on plonge la tête dans les eaux vertes de l’océan il se pourrait bien qu’on entende
son chant de remerciement.

Pour ma part, je ne l’ai jamais entendu.
- Me permettriez vous d’aller pêcher du krill dans vos lagunes afin de la remercier moi aussi comme il se doit .
- Les lagunes sont à tout le monde, y peut pêcher qui veut, pourvu que son prélèvement soit raisonnable. Nous te prêterons une de nos barques à
fond plat mieux adaptées aux fonds peu profonds. Tu pourras y aller dès demain à l’aube.
Mais pour ce soir, étranger, tu es notre invité, viens partager notre repas et notre veillée, tu pourras nous parler ainsi de toi et de ce qui t’a conduit
jusqu’à nous. Je traduirai tes paroles.
- Entendu et merci pour votre généreuse hospitalité .
Ulysse, comme nous le savons, était bon conteur et bon mime, ce qui fait que son récit se prolongea tard dans la nuit devant un auditoire charmé
et conquis.
Au petit matin il n’en était pas moins sur les étangs pour prélever ce krill tant apprécié de Phalaina. La pêche fut d’autant plus facile qu’il était
accompagné de deux guides qui avaient insisté pour le conduire, les passes dans cette grande étendue lagunaire n’étant pas évidentes à trouver.
Au soir, cependant, il était seul sur une petite plage pour accomplir le rituel des remerciements à la déesse. Il fallait qu’il en soit ainsi.
Sa journée avait été bien remplie : après la pêche matinale, en plus des trois nasses pleines de krill, il avait chargé son bateau d’eau potable,
de vivres et de cadeaux divers que ses hôtes, quoique peu fortunés, avaient tenu à lui offrir.
Puis il y avait eu les adieux, et les conseils du vieux navigateur pour reprendre le chemin du détroit en évitant les écueils qui bordaient la côte,
tout en profitant des meilleurs vents.
Il embarqua donc alors qu’un coucher de soleil cramoisi illuminait le ciel. Un léger vent de terre gonflait sa voile droit vers le large .
A bonne distance du rivage, il cargua la voile, jeta l’ ancre, puis déversa le contenu des trois nasses dans les eaux.
Enfin, debout à la proue il s’exprima ainsi :
« Ô Phalaina, reine et déesse de la mer,
Bénie sois-tu de m’avoir été secourable,
Alors qu’au désespoir, et d’un regard amer
Je voyais advenir la fin inéluctable,
Tu vins, et me poussant de ta puissante haleine
Vers le havre attendu dirigea ma carène.
Ô mère attentionnée, je te fais allégeance
Que parmi tes enfants je resterai celui
Qui te glorifiera. Que la lune qui luit
De tout son bel éclat au firmament immense,
Soit témoin du serment que je profère ici.
Accepte mon présent, accepte mon merci
Ô Phalaina déesse et souveraine aussi ! »
L’invocation faite, notre navigateur scruta au loin les flots, dans l’attente d’une réponse . L’immensité liquide paraissait calme, vide, sourde, muette.
Dépité, Ulysse se mit en devoir de relever l’ancre puis de faire demi tour afin de pagayer jusqu’à la côte, espérant trouver un abri pour y finir la nuit.
C’est à ce moment là que survint, juste à l’avant, un formidable jet d’eau dont
retombées éclaboussèrent tout le pont du navire et par là même trempèrent son malheureux timonier.
Tandis qu’il s’ébrouait, il aperçut, avant qu’elle ne plonge, un œil qui le regardait d’un air, lui sembla-t-il, un rien narquois.
Comme la première fois, les remous provoqués par cette apparition, propulsèrent le bateau vers la côte permettant à Ulysse de
l’atteindre sans peine. Une petite crique lui permit de s’abriter.
Toute la nuit Phalaina croisa non loin de la côte, comme en témoignaient ses rejets liquides. Elle chassait. Au matin, après un bond
prodigieux, elle disparut, non sans avoir gratifié son auditeur,
qui s’était immergé, de son chant doux et mélodieux.
Chapitre 12
Vous qui suivez ces aventures, vous vous demandez, très certainement, pourquoi Zulma n’apparaît pas dans cet épisode. C’est que voyez-vous
elle n’avait pas suivi son compagnon voyageur.
Non que cette immensité liquide découverte à ses yeux ne l’effraye, ou qu’ elle ne se soit réfugiée dans l’hyper espace pour une plus ou moins longue
sieste, ou qu’elle n’en veuille à Ulysse d’offrir à Calypso une oreille par trop complaisante, non. De fait, sentant venir une mue prochaine, elle s’était
réfugiée sur les pentes de l’Atlas afin d’assouvir sa grande faim de bovins bien gras qui y pâturaient. Elle savait que cette transformation serait la
dernière et prendrait donc beaucoup plus de temps. Puis, repue à n’en plus pouvoir, elle avait recherché l’abri d’une caverne pour laisser agir sa nature.
Ce qu’elle ignorait par contre, était que la caverne qu’elle avait élue pour y faire sa mue appartenait à un groupe de grottes connues sous le nom de
grottes d’Héraclès et ouvrant sur l’océan.
On disait que ce même Héraclès, après avoir séparé les deux continents, africain et européen pour créer la passe, s’ y était reposé avant d’aller
accomplir un autre des douze travaux qu’on lui avait infligés.
Sur cette côte africaine donc, s’ouvraient de magnifiques grottes communicantes, s’emplissant en partie d’eau à marée montante, et d’où la vue
sur le soleil couchant était une véritable splendeur.
Longeant la côte en remontant vers le nord, il paraissait obligé qu’Ulysse les découvre.
C’est en effet ce qui se produisit un soir à marée haute : alors que le soleil jetait ses
derniers rayons, il aperçut cette entrée dans la roche. Y voyant là, ce havre propice à protéger son repos nocturne, il décida d’y pénétrer.
L’entrée se révéla suffisamment large pour y faire passer son bateau et le mettre ainsi à l’abri des humeurs de l’océan.
Or, ce navigateur de la Méditerranée ignorait tout des marées de l’océan.
Au réveil, son navire gisait sur le flanc et sur le sable, les eaux s’étant retirées.
Il eut beau tenter de le pousser jusqu à la mer. La plage était trop grande et son esquif trop lourd .
En désespoir de cause il décida d’explorer cette bien curieuse caverne
.

Curieuse elle l’était en effet, car il s’agissait en fait de plusieurs cavernes communicantes que la mer avait creusées et qui s’ouvraient par endroit
sur l’immensité de l’océan. Une des cavernes se prolongeait par un étroit tunnel pour déboucher ensuite sur une salle immense, très haute de plafond,
emplie dans le fond par un lac d’eau limpide. Au sommet de la voûte s’ouvrait un orifice laissant passer un peu de lumière . Tout autour courait
une corniche.
Une atmosphère de paix intense imprégnait cet endroit : nul bruit n’en émanait si ce n’était un léger ronronnement s’accentuant bientôt en un véritable
ronflement.
Cela paraissait provenir de la corniche située à l’opposé de l’endroit où il se trouvait.
Quand ses yeux se furent accoutumés à la pénombre il remarqua une énorme masse affalée sur le sol . Il décida de s’en approcher, se demandant
quel pouvait être cet étrange animal qui ronflait ainsi.
Subitement, les flancs de la créature, qui manifestement tournait le dos, commencèrent à émettre une surprenante lueur jaune qui alla s’intensifiant
jusqu’à devenir une éblouissante lumière dorée, tandis que l’épine dorsale marquait une ligne d’un noir profond hérissée d’ épines écarlates.
Bientôt une tête cornue se
releva tandis que se déroulait une interminable queue noir et feu elle aussi hérissée d’épines et pourvue de dards.
Une reine dragon dans toute sa
magnificence !
Alors cet être colossal se retourna, s’étira, et se dressant sur ses énormes pattes avant, fit face. Puis, il déploya de gigantesques ailes membraneuses
et sombres et, levant haut son rostre, poussa un cri retentissant et sauvage que la voûte reprit en de multiples échos.
Enfin, il s’élança, et d’un seul coup d’aile franchit le lac.
- Zulma ? C’est toi ? C’est bien toi ?s’écria Ulysse.
- Ôte toi de mon chemin, misérable mortel, avant que ne me prenne l’envie de te dévorer, car j’ai grande faim, répondit-elle en se posant.
- Voyons Zulma, c’est moi, Ulysse, ne me reconnais-tu pas ?
- Ulysse ?Ulysse ? Autrefois j’ai connu un homme qui répondait à ce nom, un beau et noble roi, bon conteur, bon marin, et non dépourvu de ruses.
Mais il n’a rien à voir avec ce minuscule avorton que je vois à mes pieds. Écarte toi de là si tu ne veux pas être piétiné.
- Mais enfin, je n’ai pas changé, c’est toi par contre qui as beaucoup grandi .
- Tu trouves ? Et embelli aussi n’est-ce-pas? Est ce que la couleur de mes écailles te plaît ? Et l’écarlate qui ourlent les pointes de mon épine dorsale
ne sont-elles pas du plus bel effet ainsi qu’il sied à une reine dragon de la plus illustre lignée ? Demanda-t-elle en se rengorgeant de vanité.
- Si fait, si fait… mais…
- Tu ne me vois pas bien ? Attends je me retourne pour que tu puisses m’admirer toute entière.
Et ce disant elle amorça une sorte de lente pirouette, ce qui eut comme résultat que sa longue queue suivant le mouvement généré se retrouva à balayer le sol tout autour d’elle envoyant valdinguer notre héros au beau milieu du lac.
- Alors qu’en dis-tu? Eh !… Où est-il donc passé ce moins que rien d’humain qui n’a pas salué comme il se devait une reine dragon parée de de
ses plus beaux atours ? Il aurait mérité que je le dévore. Assez perdu de temps. Il est l’heure de songer à se restaurer car une grande faim me tiraille.
J’aperçois une lueur au bout de ce couloir. Vite sortir d’ici.
Or le couloir était non seulement étroit mais également bien bas de plafond pour un être aussi gigantesque, elle dut donc user de toutes ses qualités
de reptations dues à son ascendance reptilienne pour se faufiler jusqu’à la sortie, laissant traîner derrière elle sa longue queue à moitié immergée
dans le lac.
Ulysse put alors s’en servir pour sortir de l’eau et tout en s’ébrouant, après avoir évité les dards menaçant de son extrémité, il entreprit d’en faire
l’escalade épine après épine.
Tout à sa reptation Zulma ne s’aperçut de rien .
Quand il eut atteint les épines plus larges du cou, il s’assit le plus sûrement qu’il put et, afin d’éviter d’être désarçonné, s’agrippa aux cornes recourbées
de la reine dragon auxquelles il s’attacha à l’aide de la corde qu’il portait enroulée autour de la taille.
Il était temps : ayant rejoint une des ouvertures donnant sur l’océan, d’une impulsion donnée de ses puissantes pattes arrière Zulma prenait son envol.
Jamais au grand jamais, même dans ses fantasmes les plus audacieux, il n’aurait imaginé l’intensité des sensations ressenties. Outre la puissance
et la vitesse de la montée dans l’azur qui l’avait en partie grisé, c’était maintenant une impression de légèreté infinie qui l’avait subjugué quand,
telle les goélands ces planeurs des mers, Zulma, ses ailes membraneuses grandement ouvertes, s’était laissée dériver dans les chauds courants
ascendants. Tel Icare il réalisait un des rêves les plus anciens de l’homme:voler, voler, voler !
Or le vol plané de la dragonne avait un tout autre objectif. Il ne visait qu’à repérer dans les eaux qu’elle survolait, les bancs de thons capables de la
sustenter durablement.
Justement, son oeuil perçant venait d’apercevoir une nappe de grande dimension argentée et frétillante sur le vert sombre
de l’océan, annonciatrice de la multitude des proies recherchées
. Elle descendit en piqué sur elle . Sans ralentir le moins du monde sa course,
elle pénétra dans l’élément liquide à grande vitesse dans un plongeon si parfait qu’il n’ engendra ni vaguelette ni nappe d’écume mais fit descendre
monture et cavalier au plus profond des eaux. Ce n’est qu’ en remontant vers la surface que débuta le carnage. Happant, déchiquetant, broyant,
avalant, elle eut tôt fait de venir à bout de la masse de poissons agglutinés. Bientôt ne flotta plus qu’une nappe ensanglantée et visqueuse sur les flots.
Alors, émergea une formidable tête rougie et dégoulinante du sang de ses victimes, qui, ouvrant ses monstrueuses mâchoires se mit à pousser le
cri triomphal d’ un animal sauvage repus et satisfait. Puis, telle un chien mouillé, elle s’ébroua en secouant la tête sur son long cou flexible de reptile.
Ulysse, à demi conscient après son plongeon forcé, ne put s’agripper d ‘avantage et se vit à nouveau violemment expulsé dans les eaux .
Or il se trouva que Phalaina croisait dans ces parages…
Chapitre 13
Phalaina n’aimait rien tant que longer les rivages de cette côte d’Afrique où les pêcheurs la révéraient en tant déesse . Leurs incantations la
ravissaient et flattaient un tantinet sa vanité, tandis que leurs offrandes la dispensaient de parcourir des milles et des milles à la recherche de
nourriture. De plus il ne lui déplaisait pas d’accueillir dans cet océan, qu’elle considérait comme sien, les nouveaux venus, ces marins assez
audacieux ou expérimentés pour avoir réussi à franchir le détroit et dompter les courants contraires.
C’est dire si le courage d’Ulysse bravant en solitaire, à la seule rame, sur un bateau à voile unique carguée, l’immensité hasardeuse de l’océan,
l’avait impressionnée. Et lorsque cet intrépide marin s’était révélé de surcroît un aède poète chantant en vers ses louanges, elle n’avait eu de cesse
de croiser près des côtes pour le rencontrer et le secourir au besoin à nouveau.
Elle en était là de ses pensées, quand elle aperçut dans son champ de vision une sorte de tornade d’écume et d’eau de mer qui dérangea pour un
moment la monotonie des flots, pour une fois paisibles.
Intriguée, elle se rapprocha pour découvrir que flottait là une forme vaguement familière liée par une sorte cordon ombilical à une grosse outre
multicolore se balançant sous la houle.
Qu’est ce que cela pouvait bien être ?
Brusquement, sur un côté de ce corps gigantesque et au bout d’un long tube hérissé d’épines écarlates s’ouvrit une gueule démesurée d’où
s’échappa un grand rugissement :
-Wwwwaaarrrrhg !
Ce n’était autre, et vous l’aurez compris, que notre dragonne, qui repue, sur le dos,
le ventre à l’air, faisant la planche, et bercée par les vagues, soupirait d’aise.
- Qui es-tu donc, mauvaise mère pour te prélasser ainsi alors que ton petit gît inconscient dans les eaux? Gronda Phalaina outrée ?
- Que... ? Quoi...? Dit Zulma en ouvrant un oeuil. Puis : mon petit ? mon petit ? Quel petit ?
- Celui que tu traînes derrière toi au bout de son cordon ombilical, et que tu n’as même pas songé à trancher comme le recommande la nature
et le font toute les mères dignes de cette appellation.
Là, Zulma daigna tourner un peu la tête :
- C’est toi ce grand rocher noir et luisant qui me parle ?
- Oui, c’est moi. Mais je ne suis pas un rocher, je suis Phalaina, la déesse de ces
eaux. Et toi qui es-tu ?
- Je suis Zulma, unique descendante de la lignée des reines dragons cuivrées, mais je viens tout juste d’ effectuer ma dernière mue et ne suis
pas encore en âge de procréer.
- Que traînes-tu donc au bout de ce cordon ? Demanda Phalaina.
- On dirait un humain répondit la dragonne en relevant et secouant la tête au bout de son long cou flexible entraînant par là même notre Héros
suspendu au bout de sa corde. Ma parole on dirait bien que c’est Ulysse ! Mais que fait-il donc là ?
Et voilà qu’elle venait de le reconnaître en cette sorte de dauphin sautant en l’air au dessus des flots. Décidément il l’étonnerait toujours.
- Mais c’est mon protégé ! Mon estimé poète, et moi qui suis à sa recherche !s’écria Phalaina.
- Comment ça ton protégé ? S’exclama la dragonne, Ulysse est à moi seule : il est mon homme lige, il a reçu mon empreinte et, de ce fait,
m’est indéfectiblement lié.
- Pas du tout rétorqua la déesse, je l’ai sauvé du naufrage, il m’est redevable de la vie.
- Balivernes ! Où donc étais-tu quand nous bravions ensemble mille dangers ?
- Et toi où te trouvais-tu lorsque j’ai du guider son embarcation jusqu’au village de pêcheurs pour qu’ils le secourent ?
- Je... je muais. Je n’étais donc pas disponible.
- Dommage, tu n’as pas pu entendre les louanges et les remerciements éternels qu’il m’a adressés :
Ô mère attentionnée, je te fais allégeance
Que parmi tes enfants je resterai celui
Qui te glorifiera. Que la lune qui luit
De tout son bel éclat au firmament immense,
Soit témoin du serment que je profère ici.
Accepte mon présent, accepte mon merci
Ô Phalaina déesse et souveraine aussi ! »
- Pfff ! Du baratin, rien que du baratin : Il est très fort à ce jeu là.
- Avoue que cela t’impressionne, outre gonflée de suffisance !
- Les propos d’une baudruche visqueuse, et qui se dit déesse, ne sauraient atteindre une reine dragon cuivrée de la plus haute lignée.
- Reine peut être mais non déesse.
- Déesse ? Tout le monde sait qu’il n’y a qu’un seul dieu des mers, Poséidon, et par
trois fois mon compagnon et moi avons déjoué sa colère.
- Sur les mers, je ne dis pas, mais pas sur l’océan. Or c’est sur cet océan que je règne, et qui me brave me défie, et qui me défie encourt ma colère.
Gronda Phalaina faisant émerger sa masse immense et retroussant ses lèvres sur des fanons d’un blanc étincelant. Puis pour parfaire sa menace
elle fit jaillir de son évent une colonne d’eau d’une hauteur spectaculaire, qui, se, brisant, vint asperger, tel in violent orage de grêle, notre dragonne
éberluée.
- Wouarf ! Tu...tu ne me fais pas peur, répliqua cette dernière s’étant vite reprise, moi aussi je sais cracher.
Alors prenant une forte inspiration elle souffla la gueule grande ouverte.
Or, au lieu des grandes flammes attendues ce ne fut que nuage de vapeur
qui sortit.
De fait, lorsqu’elle s’était gorgée de poisson elle avait également avalé beaucoup d’eau de mer ce qui avait eu pour conséquence d’éteindre pour un temps les roches pyrogènes qui lui servaient à cracher le feu.
- C’est là tout ce que tu sais faire se moqua Phalaina. Ha!ha!ha !
Cependant ce jet de vapeur tiède eut le mérite de ranimer Ulysse toujours suspendu par sa corde au cou de la dragonne.
- Qu’est-ce que je fais là? Interrogea-t-il.
Question qui ne fut entendue par aucune des deux protagonistes toutes à leur colère et leurs invectives.
- Tu as de la chance, disait Zulma en toute mauvaise foi, que j’ai voulue t’épargner, sinon c’est toute rôtie que tu aurais fini, toute montagne que tu sois.
Car vois-tu c’est du feu que je crache lorsque m’en prend l’envie.
- Vaniteuse et menteuse de surcroît, te prendrais-tu pour un volcan par hasard ?
- Je suis née du volcan et tout aussi dangereuse que lui.
- Et moi de l’océan, et j’en ai ses redoutables colères.

- Grrrrrooond grondait la déesse.
- Sssssssishhhhhhhh ! Sifflait la dragonne.
Ulysse suspendu entre ses deux monstres en furie ne savait que faire . Il tenta bien de
les atteindre par des paroles apaisantes :
- Phalaina, Zulma, voyons calmez- vous, je suis vivant, je suis là, je vous estime et
vous respecte toutes deux.

Vaine tentative : elles avaient oublié jusqu’à son existence et ne pensez plus qu’à en
découdre .
Alors, il amorça un mouvement de pendule dont il augmenta peu à peu l’amplitude et
parvint ainsi à atteindre le cou de la dragonne, et à s’installer à cheval sur l’épine
qui l’avait précédemment accueilli.
Puis mettant deux doigts dans la bouche il émit un sifflet si strident qu’il stoppa net
nos deux protagonistes.
Il était temps, les deux furies allaient se jeter l’une sur l’autre.
- Aïe ma tête geint la dragonne !.
- Mes pauvres ouïes gémit Phalaina !
- Allez -vous finir par m’écouter à la fin ? Claironna Ulysse pour être bien sûr d’être entendu.
- Ulysse ? Ai-je bien entendu la voix d’Ulysse ? S’exclama Zulma.
- Ô mon cher protégé poète, vous êtes en vie !
- Et ce n’est pas grâce à vous deux, car, entre averse de grêle et bain de vapeur on
peut dire que vous m’avez soigné !
- Ah je savais bien qu’une petite douche pourrait te revigorer prince de la mer fermée.!
- Que non pas ! C’est mon bain de chaude vapeur qui t’as remis en forme mon cher compagnon.
- Ma douche !
- Ma vapeur !
- Vaniteuse !
- Prétentieuse !
- Cela suffit, paix toutes deux !
- Viens avec moi, prince de la mer fermée ! Je te ferai connaître la beauté et la richesse des fonds abyssaux.
- Partons ensemble compagnon, nous avons encore de belles aventures à vivre. Et n’oublie pas que je dois aussi t’aider à regagner ton île
d’Ithaque où se morfond ton épouse bien aimée, ta si aimante Pénélope.
- Suis moi, suis la déesse.
- Viens avec ta reine dragon cuivrée.
- Aurais-je toutefois mon mot à dire ?
Toutes deux :
- Parle, nous t’écoutons.
- Déesse Phalaina, toi qui vins à mon secours lorsque j’étais à bout de forces, je te serai éternellement reconnaissant, et te renouvelle une fois
encore mes remerciements. Cependant je me dois de décliner ton offre. Je ne puis vivre comme toi sous les eaux, je suis un terrien, ma vie est
sur la terre. De plus comme l’ a dit Zulma, je n’aspire qu’à une seule chose c’est retrouver ma femme et ma patrie. Cela fait trop longtemps que
nous sommes séparés et je me languis d’elles . Mon amie la dragonne se propose de m’aider à les rejoindre, c’est donc elle que je vais suivre.
- Je te comprends, même si j’ai quelques difficultés à l’admettre, mais je regretterai de ne plus te voir. Tu as quelque temps meublé ma solitude
et donné un sens à ma vie. Va, mon Prince de la mer fermée, va retrouvé ta chère épouse. Il ne sera pas dit que Phalaina la déesse soit une entrave
à ton bonheur.
- Ne sois pas trop triste, il se pourrait que bientôt d’autres navigateurs intrépides s’en viennent à la découverte de tes eaux. Qui sait si parmi eux
ne se trouvera pas celui que tu attends ?
- Tu as sans doute raison.
- Bon assez péroré vous deux, il nous faut partir et regagner le détroit avant la fin du jour. Ce couchant annonce un vent contraire à notre direction.
Mais ou vais-je donc trouver un point d’appui pour prendre mon envol?Intervint Zulma.
Le problème fut vite résolu, car s’aidant du battement de ses ailes, la dragonne parvint à se hisser sur le dos de Phalaina et prenant appui sur ses
pattes arrières elle ouvrit grand ses ailes et pointa droit vers l’azur.
- Je te laisse à ton océan cria-t-elle à l’adresse de la déesse, car moi je suis aussi reine des airs en plus d’être fille du feu.
Et pour conclure ses paroles elle souffla un grand jet de flammes enfin revenues dans sa direction.
Ce qui fit immédiatement plonger Phalaina vers les profondeurs salvatrices de l’océan.
Chapitre 14
- Ça va ? tu es bien installé? Cramponne-toi car nous allons détaler.
- Comment savais-tu que j’étais sur ton dos ?
- Je l’ai toujours su depuis l’instant où tu t’y es installé dans la grotte. Pourquoi crois-tu que je n’ai pas voulu livrer bataille ?
C’est que je ne voulais pas que tu sois blessé ?
- Pourtant tu n’as pas crains de me noyer ?
- Mais non, mais non, un petit bain forcé de temps en temps ça ne peut pas faire de mal.
- Je te ferai remarquer que c’est la troisième fois.
- Ah oui ? Tant que ça ? Je n’avais pas compté.
- Cette fois-ci, tu as bien failli me tuer.
- Penses-tu ! La preuve, tu es toujours là.
- Non sans mal tout de même.
- Boaf ! Je t’aurai ranimé. C’est un des pouvoirs des dragons. D’ailleurs, ne l’ai-je pas fait ?
- Sans doute…
- Et où allons-nous maintenant ?
- Je pense que nous devrions rejoindre les grottes, il faut que je récupère mon bateau.
- C’est comme si c’était fait : cap sur la côte.
- Je n’ai plus qu’une envie, quitter au plus vite cet océan et retrouver ma mer et ma patrie. Fasse que Phalaina nous le permette.
- N’aies aucune crainte : Elle n’est pas prés de faire surface. Je lui ai fait une de ces peurs !
- C’est égal, il me tarde d’avoir franchi le détroit.
Il ne leur fallut pas longtemps pour être en vue de l’entrée des grottes.
L’embarcation d’Ulysse les attendait se balançant gentiment sur les flots, à marée haute.
- . Il n’est pas question, dit la dragonne, que je pénètre à nouveau dans ces grottes dont j’ai eu tant de mal à sortir la dernière fois.
Je vais m’approcher le plus que je peux à basse altitude, tu sauteras quand tu seras au dessus du bateau. D’accord ?
-D’accord.
Et c’est ce qu’il fit.
Seulement voilà : Zulma avait mal présumé de l’envergure de ses ailes, ce qui fait que, pour ne pas heurter la falaise, elle s’en éloigna un peu.
Suffisamment toutefois pour que le saut d’Ulysse se solde par un plongeon dans l’océan.
- Oups ! Fit-elle.
Puis en toute mauvaise foi :
- Voyez-moi ce maladroit : il ne sait même pas viser. Et il va dire que c’est encore de ma faute !
Notre naufragé involontaire, en bon nageur, avait déjà rejoint le bateau sur lequel il se hissait. Il savait qu’il ne lui fallait pas perdre de temps,
s’il voulait profiter du vent du sud qui le ramènerait vers la passe. Il défit la voile et le bateau se mit vent en poupe et fila.
- Zulma ! s’écria Ulysse, quand il fut à même de pouvoir le faire.
- Comment ? Avec tout ce vent qui fait claquer ta voile, je ne t’entends pas très bien.
Je passe devant on se retrouvera dans le détroit.
- C’est ça, c’est ça, défile toi : tu ne perds rien pour attendre…
Tant qu’il longea les côtes africaines, le vent gonflant la voile fit filer le bateau bon
train. Mais dès qu’il se trouva à l’entrée de la passe, il fut en butte à un vent du nord venu tout droit des côtes ibériques qui contraria sa progression.
En effet tel des ions de charges contraires tous deux s’annihilèrent. Ce fut le calme plat. La voile se mit à onduler avant de pendre misérablement,
rendant le navire encalminé.
Notre navigateur allait se mettre à la rame quand du haut du ciel :
- Attends je vais souffler.
- Ah non ! Surtout pas ! Une fois suffit. Je n’ai aucune envie de voir ma voile partir en fumée.
- Ah bon ? J’avais oublié ! Ce n’était qu’un tout petit trou. Il n’y a pas de quoi en faire un drame ! Je ferai bien attention cette fois, je te le promets.
- Non merci sans façon: je préfère ramer.
- Comme tu voudras. Je te souhaite bien du courage : la petite mer est en tempête aujourd’hui : serait-ce que Poséidon aurait décidé de ne pas t’y accueillir ?
- Non je ne crois pas. D’après Phalaina il ne régnerait pas sur l’océan.
Et pourtant …
Dès qu’il eut dépassé les colonnes d’Héraclès, à la seule force des rames, ce qui était physiquement éreintant, vu la taille de son embarcation,
il dut lutter contre un vent et un courant marin contraires, générés par une Méditerranée absolument déchaînée.
Par quel mystère Poséidon avait-il bien pu être informé du retour d’Ulysse dans ses eaux ?
Et bien voilà :
Phalaina, vexée et outragée, par l’attitude de la reine Dragon, ( s’il était un élément qu’elle redoutait par dessus tout c’était bien le feu), avait plongé
vers les abysses,
certes, mais non sans avoir une idée de vengeance à l’esprit.
Grâce à un puissant sonar de communication, elle avait pu entrer en liaison avec ses rares sœurs qui croisaient en Méditerranée,
afin qu’elles préviennent le dieu de la mer du retour imminent du navigateur. Elle en voulait également un peu à ce dernier de l’ avoir dédaignée .
Le résultat ne se fit pas attendre : Le dieu au trident se mit en rage provocant une de ses tempêtes les plus violentes qui soient.

Il était évident que le frêle esquif du rameur ne pouvait pas lutter, et ce d’autant plus que la tempête avait fait remonter à la surface le courant
sous-marin, créant une barre infranchissable.
- Argh ! Argh ! s’époumonait Ulysse sur ses rames .
En vain ! Le bateau ne pouvait avancer.
- Oh ! Et puis zut ! On ne va y passer des heures dans ce détroit! s’écria Zulma.
Alors saisissant dans ses serres puissantes le navire et son capitaine elle s’éleva dans les airs,le plus haut, qu’elle put afin d’échapper à l’emprise du vent.
- Eh !!!! cria-t-il
- Tiens toi bien au mât répondit-elle
.
Victoire ! Ils passent, ils sont passés !
Dès qu’ils eurent franchi la barre, Zulma amorça une descente pour se retrouver en dessous des nuages et pouvoir mieux apercevoir les côtes
qu’ils longeaient.
C’est alors que son œil perçant lui confirma ce que ses naseaux à l’odorat sensible lui avaient signalé. Des bovins bien gras paissaient sur les
falaises surplombant la passe.
Immédiatement son estomac criant famine lui fit comprendre qu’il y avait bien trop longtemps qu’elle ne s’était restaurée.
- Manger, manger, manger….
Or, comment pourrait-elle saisir ses proies dans ses serres, encombrées d’un bateau comme elles l’étaient ?
La solution fut vite trouvée :
- Je te dépose. Salut, à plus tard !
Et elle ouvrit ses serres.
Fort heureusement, l’embarcation d’Ulysse avait été conçue pour braver les humeurs belliqueuses des eaux du détroit, ce qui fait que la chute,
pourtant d’une hauteur spectaculaire, n’arriva pas à démanteler le navire. Elle assomma toutefois le nocher.
Le bateau poursuivi sa course sur une mer apaisée, et désirant retrouver son port d’attache, continua tranquillement vers l’île de Calypso.
Chapitre 15
Dès qu’ils aperçurent le bateau, les bergers s’en furent prévenir Calypso qui dépêcha aussitôt une escouade de serviteurs pour accueillir Ulysse,
et l’escorter jusqu’à sa caverne.
Hélas, c’est encore un naufragé inconscient, une plaie au front infligée par la bôme qui l’avait assommé, qu’ils ramenèrent à la nymphe, leur maîtresse.
Toutefois ce n’était rien de bien grave, un léger traumatisme crânien mais qui le laissa inconscient durant de longues heures. Ce qui inquiéta, et ravit
à la fois l’hôtesse de ces lieux. Inquiète à cause de la durée de son évanouissement et ravie parce qu’elle savait cet être, qu’elle chérissait follement,
entièrement à la portée de ses soins. Elle put ainsi à loisir admirer, oindre et caresser ce vigoureux corps offert.
Quand Ulysse ouvrit les yeux il trouva tout naturel de se retrouver là, entre les mains expertes de Calypso. Poussant un grognement de plaisir,
il s’abandonna tout à fait au bien être induit par ses massages.
En fait il avait tout oublié, et de son incursion dans le grand océan, et de sa rencontre avec la déesse Phalaina. Se savait-il seulement roi de sa
chère île d’Ithaque ainsi qu’époux languissant de la si inoubliable Pénélope?
Le coup reçu par la bôme paraissait l’avoir rendu amnésique.
Aussi, tout attentif à l’instant présent,goûtait-il avec délectation la sensualité qui émanait des soins de la nymphe.
L’étau qui lui enserrait le crâne empêchait ses souvenirs de remonter à la surface, même le nom, Ulysse, dont Calypso l’avait doté, n’évoquait plus
rien pour lui.
Alors, la femme éperdue d’amour qu’elle était, le sachant impuissant, lui inventa un passé propre à le maintenir en son pourvoir.
Il était, lui dit-elle, un étranger de noble extraction très certainement, que les flots tumultueux avaient rejeté sur son île. D’ailleurs, il devait d’être
encore en vie, à ses serviteurs, ainsi qu’à elle même. Comme elle l’avait soigné ! Par devoir d’hospitalité, ensuite par amitié, et puis l’amour était venu,
leurs deux âmes s’étaient rejointes : et des jours heureux avaient suivi, au point qu’ils avaient fait serment d’unir leurs destinées.
Toutefois, il avait désiré,
pour occuper ses journées et sortir à l ‘air libre, s’occuper des caprins évoluant sur les flancs de l’île, et avait pris le nom de « pâtre Coryndon » .
Sans cette malencontreuse chute, ils seraient déjà mari et femme.
Car il avait chuté dans les éboulis et sa tête avait heurté un rocher. Traumatisme
qui l’avait rendu inconscient plusieurs jours et privé de ses souvenirs.
Mais elle allait le soigner et son amour lui rendrait sa mémoire perdue.
Et tous deux régneraient sur cette île. Car ce lieu paradisiaque avait grand besoin d’un prince.

- Laisse toi faire ô mon prince, laisse agir ton aimante. Elle sait les prières, elle sait les onguents qui s’adressent aux dieux et vous font immortel.
Car l’amour que j’octroie est plus fort que la mort . Pour toujours, à jamais enchaînés par l’amour, dans ces lieux, nous vivrons, jusqu’à l’éternité.
Et Ulysse bercé, adulé et chéri, l’esprit en permanence embrumé, se laissait vivre, reclus au fond de la caverne de la nymphe.
Du temps passa. Des jours, des mois et bien plus encore….
Et pendant toute cette longue période, que faisait donc Zulma ? vous demanderez-vous.
Notre reine dragon après avoir abandonné Ulysse assez cavalièrement, il faut le reconnaître, s’en était allée se repaître des bovins bien gras qui
pullulaient sur les côtes d’Hispanie. Sa faim assouvie, elle s’était perchée sur un replat de promontoire et s’y était endormie.
La taille colossale qu’elle avait atteinte, ainsi que le sevrage enduré durant ses
aventures sur les vastes étendues pélagiques , avaient fait qu’elle avait multiplié ses festins carnassiers suivis de longues siestes digestives,
sans avoir nullement la notion du temps qui s’écoulait.
Quand sa grande faim fut enfin assouvie, elle consentit à regarder ce qu’il se passait autour d’elle.
Du haut de son perchoir, elle dominait une large plaine lagunaire, alternant pacquages et étangs, et dans laquelle des troupeaux de bovins trapus,
au front épais et aux larges cornes droites, évoluaient. Ceux là mêmes dont elle s’était repue.
Leur robe d’un noir luisant et leur poitrail large en faisait, pour qui devait les affronter, des bêtes formidables, puissantes et redoutables.
Zulma,
quand à elle n’y avait d’abord vu que provende propre à apaiser sa faim, ensuite elle avait pour les mêmes raisons apprécié leur grand nombre et
enfin la capacité que leur troupeau avait de se mettre en panique dès qu’il percevait l’ombre de ses ailes. Alors se conjuguait pour elle, aux plaisirs
de la poursuite et de la chasse, celui du jeu.
Si ces animaux lui paraissaient sauvages et totalement libres, elle dénota toutefois la présence d’humains.
En effet, dans une partie dégagée et sableuse
des marécages, sur une aire délimitée par des barrières de bois circulaires, un groupe de jeunes hommes s’adonnaient à un curieux manège.
Ils avaient fait entrer dans l’enclos un des plus beau spécimen du troupeau : un mâle au front puissant, aux longues cornes et à la robe immaculée .
La bête, peu heureuse de se voir ainsi privée de liberté, s’était mise tout d’abord à faire le tour de l’enclos cherchant un échappatoire. Puis, excitée
par les cris provocateurs, elle s’était arrêtée, avait fait face, la tête basse, le naseau fumant, le sabot raclant le sol. Ensuite elle avait chargé.
C’est le moment qu’avait choisi un des jeunes gens pour foncer sur elle, prendre son élan, et après avoir pris appui sur ses cornes, d’un saut prodigieux
passer par
dessus l’animal.

Le signal était donné : à tour de rôle, chaque élément du groupe aller tenter de sauter par dessus, enchaînant des figures acrobatiques de plus
en plus complexes.
Qui, une vrille, qui, un salto, avant, arrière, qui, un grand écart. L’habileté et l’audace des sauteurs étaient inouïes. A chaque fois, l’approche
se faisait au péril de leur vie, tant la monstrueuse bête paraissait enragée.
Zulma regardait, subjuguée.
Quand l’animal, à bout de souffle, refusa de se prêter au jeu, et se tint coi contre la barrière. L’escouade des acrobates mit genou à terre, face à elle.
Alors, un des participants entonna ce chant de remerciements.
« - Ô toi de qui l’ardeur n’est plus à démontrer,
Nous te louons Toro, et te rendons hommage.
Merci d’avoir permis que la danse sacrée
De tes adorateurs se fasse sans dommage.
Ô toi, fier descendant du cruel Minotaure
Né des amours coupables de Pasiphaé,
Plus blanc que la lueur qui précède l’aurore,
Pâle comme l’écume que la divinité
Redoutée de la mer dépose sur nos grèves,
Nous te louons Toro, et te sacrifions
Dans la danse sacrée, nos existences brèves,
Pour qu’à l’ire du Dieu toujours nous échappions.
Loué, loué sois-tu jusqu’à la fin des temps
Par les fils de nos fils et par leurs descendants ! »
Zulma était perplexe : autant avait-elle admiré les prouesses acrobatiques des
danseurs, autant trouvait-elle surfaite leur adoration pour cet animal. Après tout, il n’était rien de plus qu’une réserve de nourriture sur pattes,
tout comme ses congénères d’ailleurs. Certes, il y avait cette couleur blanche qui le distinguait, de même que sa corpulence et sa puissance.
Mais de là à le révérer comme un dieu !
Décidément, elle ne comprendrait jamais les humains et leur besoin de s’assujettir à des divinités . Leur servilité et leur soumission étaient choses
incompréhensibles pour la reine dragon éprise de liberté qu’elle était.
Fort heureusement son Ulysse, qui savait se jouer des dieux et de leurs pièges, échappait à cette règle.
Mais au fait, où était-il donc passé son Ulysse? Cela faisait un certain temps qu’elle n’en avait plus de nouvelles. Il était temps pour elle de le
retrouver.
Et prenant son envol elle mit cap au sud.
Chapitre 16
Elle longea tout d’abord les côtes d’Hispanie, suffisamment haut pour ne pas être vue, et suffisamment bas pour lui permettre
d’apercevoir le navire d’Ulysse.
Nulle trace .
Elle fit de même le long des côtes africaines qui bordaient la Méditerranée.
Là non plus.
A croire que son protégé, du moins le voyait-elle ainsi, s’était volatilisé !
Elle survola ensuite plusieurs fois l’île d’Ogygie, royaume de Calypso, scrutant toutes les zones d’ombre de la côte rocheuse sur laquelle un bateau
aurait pu s’échouer : en vain.
Le port naturel de la côte ouest était, quand à lui, vide de bateaux. Seul, un coin de grève était encombré des restes d’une embarcation démâtée et
aux rames brisées. La proue, curieusement décorée de grands yeux au regard menaçant, pointait vers le ciel.
Où avait-elle bien pu voir un regard pareil ? Ces yeux… ces yeux, lui rappelaient quelque chose.
Bien sûr, la barque que Calypso avait prêtée à Ulysse arborait la même décoration.
Il était donc ici ! Et il n’était pas question qu’elle le laissât une minute de plus entre les mains de cette nymphe énamourée ! Calypso avait beau
se dire son amie...Elle ne l’admettait pas en tant que rivale dans le cœur d’Ulysse.
D’abord ce dernier n’ aimerait jamais que Pénélope, sa femme, ce qu’elle acceptait et respectait. Avec le temps, elle s’était même instituée garant de
ce fidèle amour et s’était fait le serment de ramener et d’accompagner son roi jusqu’à sa chère île d’Ithaque. Oui, mais pas tout de suite, pas avant
qu’il ne lui fasse vivre de nouvelles aventures envoyées par les dieux.
Elle se précipita donc vers la caverne de la nymphe.
Devant elle, et sur l’ordre de leur maîtresse, serviteurs et bergers faisaient barrage.
La vue d’une reine dragon dans toute sa magnificence et la collerette hérissée de colère, fut plus que ce à quoi ils s’attendaient, ils s’éparpillèrent
en criant telle une volée de moineaux.
Leurs hurlements de peur alerta Calypso et la fit sortir de sa caverne :
- Que se passe-t-il ici? Voulez-vous bien vous taire vous allez réveiller mon cher U…
Mais que ? … Qui êtes vous demanda- t-elle en apercevant Zulma ?
Puis :
- Zulma ? C’est toi ? C’est bien toi? Il semble que tu aies bien grandi. J’ai du mal à reconnaître dans cette magistrale reine dragon que tu es devenue,
la jeune amie qui m’avait conté l’histoire de sa vie. Que viens-tu faire par ici ?
- Comme si tu ne le savais pas ; je suis venue chercher Ulysse.
- Ulysse ? Mais il n’est pas ici. Rappelle-toi vous étiez partis tous deux pour découvrir ce qui se trouve au-delà des colonnes d’Héraclès. Tu serais seule
à en être revenue ? Qu’as-tu donc fait de lui ? Où l’as-tu abandonné ?
- Je ne l’ai pas abandonné ou si peut être un peu… le temps que je me sustente : les aventures que nous avions vécues sur le grand océan m’avaient affamée.
Il me semble bien pourtant l’avoir déposé lui et son embarcation tout près de ton île, et le courant aidant il ne pouvait arriver que chez toi.
- Non, non, je t’assure, je ne l’ai pas vu.
- Alors que fait donc sa barque brisée sur ta grève ?
- Tu dois confondre, la tempête rejette souvent des épaves sur cette côte.
- Non je ne me trompe pas, il s’agit bien de son bateau, la décoration de la proue est assez caractéristique. C’est toi même qui a voulu qu’on y peigne
ce regard noir pour éloigner les mauvaises rencontres.
- Ne me dis pas qu’il aurait pu périr en mer ? Gamine inconséquente ! Dire que je te l’avais confié !
- Mais je…
Quand :
- Calypso ? Où es-tu ? Reviens . Viens près de moi, viens me masser j’ai mal : ma tête est envahie d’obscurs nuages. Donne moi encore de ce breuvage
qui m’aide tant à les éloigner. Douce amie, reviens près de moi.
- Cette voix ? Cette voix, je la reconnaîtrais entre mille. Le bateau brisé et maintenant la voix… Calypso je crois que tu me dois des explications.
- Non tu te trompes. Ce n’est pas ce que tu crois : un de mes pâtres en courant après une mère et son chevreau est tombé de la falaise et s’est fracturé
la cheville. Je le garde et le soigne en attendant sa guérison.
- Et il t’appelle douce amie…
- Que veux-tu, je suis seule, il est beau garçon, et nous avons du temps devant nous, alors…
- Pourtant j’aurai juré reconnaître cette voix…
- Calypso pourquoi m’avoir abandonné alors que je souffre tant… A qui parles-tu ?
Oh ! Mais quel est donc ce gigantesque animal ? Fit Ulysse en apparaissant sur le seuil de la caverne.
- Un pâtre m’as-tu dit ! Perfide traîtresse ! Ulysse c’est moi Zulma ton amie. Tu ne me reconnais donc pas ?
S’adressant à Calypso :
- Que lui est-il arrivé ? Ou plutôt par quels charmes l’aurais-tu asservi ? Qui reconnaîtrait en cet être effacé et docile le sémillant roi d’Ithaque
qu’on dit aux mille ruses, et qui tant de fois a déjoué les dieux ?
- Je n’ai fait qu’essayer de réparer les dégâts causés par ton trop violent abandon. Ce n’est pas moi qui ai lâché sa barque en plein vol, au dessus
de la plage sur
laquelle elle s’est brisée. Nous avons retrouvé son occupant inanimé et couvert d’ecchymoses. Il est resté si longtemps dans un semi-coma que j’ai
bien cru qu’il n’en sortirait jamais. Quand ils s’est réveillé, il avait perdu la mémoire.
- Ulysse, réveille-toi, suis moi, viens nous allons partir pour Ithaque retrouver ta chère Pénélope et ton fils Télémaque.
- Qui prétends- tu que je suis ?
- Ben, Ulysse, le roi d’Ithaque, le héros de la Guerre de Troie, l’aventurier des mers en bute à la vengeance de Poséidon, l’époux fidèle de Pénélope…
- Tu dois te tromper, je ne suis pas ce roi dont tu parles ; je ne suis que Coryndon, un des pâtres de Calypso . Grâce à elle et à ses soins diligents
je me remets de mon accident . Toutefois j’ai la tête comme embrumée de souvenirs qui n’arrivent pas à faire surface, je me sens fatigué en permanence
et ne désire plus que rejoindre ma couche à l’intérieur de la caverne et que Calypso vienne me masser. Adieu donc…
Et sur ces mots Ulysse s’en revint gagner la sécurité de sa prison.
Chapitre 17
- Comment as-tu osé faire de mon héros, car cet homme est bien Ulysse, quoique tu prétendes effrontément le contraire, cette ombre de lui même attachée
à tes pas?
- Ah ! Tu en conviens, il ne peut plus se passer de moi. Je songe même à lui offrir l’immortalité, afin que rien jamais ne nous sépare.
- Et son royaume ? Et son île? Et sa chère épouse Pénélope ?
- Bah ! s‘il ne l’a déjà fait, il les oubliera. Je m’y emploierai, je m’y emploie déjà.
- Et sa vie d’aventurier des mers ?
- Il n’a que trop bourlingué, il a besoin de se poser : d’ailleurs j’envisage de le réconcilier avec Poséidon, il pourra caboter autour de mon île
sans risquer aucune tempête.
- Caboter, caboter, crois-tu qu’il s’en contentera ? Tu ne le connais pas comme je le connais.
- Il n’aura que faire de l’aventure. Il m’aura moi. Et moi je ne quitte jamais mon île.
-Et Télémaque son fils ?
- Je lui donnerai d’autres fils, et des filles aussi, et ils seront demi-dieux. Nous aurons l’éternité pour peupler la terre de notre descendance.
- Et qu’en diront ses dieux ?
- Tu oublies que ses dieux comme tu dis sont ma famille : je suis fille d’Atlas et de Thétis et de ce fait une nymphe Océanide. Avec mon premier époux,
le dieu Hermès, j’ai donné naissance à tout un peuple, les céphalléniens, (c’est dire si je peux être prolifique!). J’intercéderai auprès des miens et
lui obtiendrai l’immortalité. Que peut un simple mortel désirer de mieux ?
- L’amour et le bonheur de partager tous les instants de sa vie avec la femme qu’il aime.

- C’est bien ce que je disais, avec moi, qui l’aime d’un amour absolu.
- Mais lui ne t’aime pas, je puis te l’assurer. Et je peux te le prouver.
- J’aimerais bien voir comment.
Alors, s’accroupissant sur le sol, les pattes avant fléchies et son énorme tête s’appuyant dessus, Zulma ferma, sur ses grands yeux reptiliens,
ses lourdes paupières. Elle se tint ainsi coite et immobile le temps que la couleur de sa carapace rutilante n’acquière un blanc bleuté fantomatique et glacial . Cette transformation achevée, s’échappa de ses naseaux un voile de brume grisâtre qui, s’agglomérant, s’en vint à prendre la forme évanescente d’une silhouette de femme revêtue d’un péplum.
- Ulysse, fit la voix qui en sortit.
- Ulysse mon aimé, l’ombre de Pénélope
Suppliante est venue se jeter à tes pieds.
Entends la mon amour, qui pour te supplier
Des enfers a vêtu la brumeuse enveloppe.
De tes bras amoureux j’espère en vain l’étreinte
Un baiser de tes lèvres, un souffle sur ma peau :
Ô vœux inassouvis qui peuplent mon repos !
Quand l’aurore au matin déploie ses rouges teintes,
Exsangue, dans ce lit qui est vide de toi
Je pleure et je gémis, et ma bouche t’appelle.
Même si le printemps ramène l’hirondelle
A ce nid qui l’attend sous le rebord du toit,
Je compte des saisons l’inéluctable ronde,
Ces jours où le soleil pour moi ne brille pas,
Sans que ne me parvienne le doux bruit de tes pas.
Jusqu’à quand faudra-t-il qu’ainsi je me morfonde ?
Ulysse, je me meurs de ta cruelle absence,
Et ce roc où je vais t’attendre chaque jour
Et scrute l’horizon, et toujours, et toujours,
Me verra me jeter dedans la mer immense,
S’il est dit, mon amour, que tu ne reviens pas.
Car une vie sans toi est pis que le trépas.
Ainsi parla l’apparition brumeuse qui fit sortir Ulysse de sa prison, en déchirant dans sa tête le voile obscurcissant sa mémoire évanouie.
- Pénélope ? C’est toi ? C’est bien toi dont j’entends la chère voix ? Interrogea-t-il en émergeant de la voûte sombre.
Dès qu’elle l’aperçut, et voulant parfaire son traitement Zulma dirigea son souffle, glacial et brumeux, en direction de notre héros ce qui eut pour
conséquence de faire s’ évaporer la silhouette de brume.
- Pénélope, mon aimée, ne me fuis pas encore, comme à chaque fois que je pense t’atteindre. C’est un homme maudit des dieux qui te supplie de lui
pardonner. Car ses années d’errance, ne sont dues qu’aux éléments qui se sont ligués contre lui pour l’empêcher de te rejoindre. Et pourtant dès
Troie vaincue et prise, mon seul souhait fut de retrouver au plus vite mon royaume d’Ithaque, ma chère épouse et ce fils que je ne vois pas grandir.
Hélas, Hélas ! Sera-t-il dit que la Moïra qui m’est échue a prévu de me dispenser une si petite part de bonheur. Quel fil les Parques ont-elles choisi de dévider pour moi ? Entre une guerre à laquelle je n’ai pu échapper, un dieu, qui se croyant offensé, m’a ballotté sur les mers au devant d’épouvantables dangers à affronter et d’impossibles épreuves à subir, ma part de malheur est immense et
j’aspire à vivre enfin, paisiblement heureux dans mes foyers, sur ce rocher venté qu’est mon île.
Pendant ce temps là, le fluide insufflé par le souffle de la dragonne n’en continuait pas moins sa tâche purificatrice en vue de détruire le charme
sous l’emprise duquel le retenait Calypso .
C’est ainsi que :
- Ma tête ! Ma tête ! Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ? Et toi Zulma où étais-tu passée ? Ne devais- tu pas me faire franchir la passe et dépasser
l’île de cette nymphe amoureuse qui me retient prisonnier ?
- Tu te réveilles enfin ! Il était temps ! Il n’y a pas une minute à perdre, vite décampons d’ici.
- Eh là vous deux ! Vous ne partirez que si j’en décide ainsi. Je suis reine chez moi et vous me devez obéissance . Et surtout toi Ulysse après le
mal que je me suis donnée pour te faire revenir à la vie. Tant d’ingratitude me navre. Et que fais-tu de l’immense amour que je te porte. Être aimé d’une déesse, n’est-ce pas là le rêve te tout mortel ?
- Je suis désolée Calypso, mais c’est Pénélope que j’aime.
- Qu’ a-t-elle de plus que moi ?
- Elle est ma femme et je lui ai juré fidélité.
- Peuh ! Une mortelle ! Quand moi je t’offre l’immortalité !
- Qu’ai- je à faire de l’immortalité si je dois la vivre sans elle.
- Tu ne sais pas de quoi tu te prives. Être éternellement jeune, beau, et chéri d’une déesse. Peu d’hommes renonceraient à ce privilège.
- Je préfère vivre ma condition humaine. C’est pourquoi je te demande de nous laisser partir Zulma et moi.
- Il n’en est pas question. Jamais je ne me suis sentie aussi humiliée. Puisque tu n’as pas voulu de mon amour, tu auras à redouter ma colère.
Vous êtes mes prisonniers et le demeurerez.Vous ne pourrez vous échapper de mon île par la mer : comme vous avez pu le voir le courant ramène
invariablement toute embarcation sur mes côtes, aidé en cela par la colère de Poséidon mon père.
- Qu’importe, dit Zulma, qui, profitant de l’altercation avait eu le temps de retrouver toute la rutilance et la formidable apparence de reine
dragon cuivrée, si les flots nous sont hostiles, il nous reste les airs. Grimpe sur mon dos comme tu l’as déjà fait, ô mon si précieux compagnon,
que nous quittions cette terre inhospitalière et sa vindicative reine.
Avec l’agilité d’un marin rompu aux exercices, Ulysse eut tôt fait d’exécuter la demande, et la dragonne, se propulsant à l’aide de ses formidables
pattes, déployant ses ailes membraneuses, prit son envol.
Bientôt elle ne fut plus qu’un point noir haut dans l’azur, laissant sur l’île une reine furieuse et abasourdie.
Chapitre 18
- Et maintenant demanda Zulma ?
- Cap sur Ithaque! lui fut-il répondu par un Ulysse raffermissant son assise sur le dos de la dragonne.
- Cap sur Ithaque! Bien entendu, tu connais la direction.
- Pas tout à fait, est sud est, je dirais.
- Et la distance?
- Loin, très loin, bien plus que je ne voudrais.
-C’ est un peu vague comme renseignements. Enfin je vais voir ce que je peux faire.
Je propose que nous longions les côtes: il faudra bien que je me nourrisse et me repose un peu pour digérer, si effectivement la distance à parcourir
est très grande.
- Je préfère . Si tu pouvais éviter de te nourrir de poissons, j’aimerais autant m’abstenir de bains forcés.
- Ça va! Ce que tu peux être rancunier tout de même, pour deux malheureux bains!
- Sans doute, mais dans le premier j’y ai laissé une partie de mon équipage, et dans l’autre j’ ai failli y perdre la vie.
- Peuh!… Eh bien puisque tu as l’air de tenir à la vie, accroche toi, je vais passer à la vitesse supérieure.
S’il avait été donné à un être au regard perçant de voir la dragonne foncer dans l’azur, il se serait très certainement posé des questions.
En effet, mettant à profit une autre de ses capacités, Zulma se servait de la chaudière induite par les pierres pyrogènes chauffées à blanc dans son
estomac pour expulser
par l’arrière, un jet de vapeur brûlante, qui, ainsi, la propulsait à toute vitesse vers l’avant.
De plus sa carapace rougeoyante lui aurait donné à croire qu’un surprenant objet céleste, une sorte de météorite, se déplaçait dans le ciel.
Fort heureusement pour cet étrange équipage, la mer de même que les côtes africaines survolées étaient vides d’observateur zélé, et quand bien même,
nul ne connaissait ni ne soupçonnait l’existence de dragons.
Leur voyage passa donc inaperçu, d’autant que Zulma afin d’éviter de fâcheuses rencontres, et sur les supplications d’Ulysse, avait consenti de ne
chasser qu’à la nuit tombée. Tous deux profitaient ensuite d’un repos nocturne réparateur avant de repartir dès l’aube blanchissante.
Combien de jours et de nuits dura ce long voyage? on ne saurait le dire.
- Beaucoup trop longtemps dirait Ulysse.
- Beaucoup trop monotone renchérirait Zulma.
C’est ainsi que, n’en pouvant plus de ce voyage bien trop répétitif à son goût, elle envisagea de le pimenter un peu. Un peu d’imprévu ne serait que
bénéfique pour son cavalier qui lui paraissait par trop éloigné de l’aventurier qu’elle avait tant admiré et choisi de suivre.
Son fougueux héros s’était ramolli, et même un peu empâté, trouvait-elle, trop gavé qu’il avait été de riches festins et de toutes ces niaiseries
amoureuses que lui avait débitées Calypso. Il était grand temps qu’elle le réveille.
Apercevant dans le lointain les contours brumeux d’une île, elle piqua dessus. Puis quand elle s’estima suffisamment près des côtes pour qu’on puisse
les gagner à la nage, elle descendit en piqué droit sur les flots, terminant sa chute par un plongeon des plus réussis.
La gifle infligée par le contact assez brutal avec l’élément liquide réveilla notre

dragonnier qui somnolait sur le dos de sa prodigieuse monture, en même temps qu’elle le désarçonnait.
Déjà la reine dragon, hilare, s’extirpait majestueusement des flots non sans avoir happé deux ou trois grands poissons osseux qui nageaient entre deux eaux .
Ulysse s’ébrouant après avoir refait surface, eut tout juste le temps de la voir gagner de l’altitude et percevoir son rire moqueur :
- Ha ! Ha, ha, ha !
Qu’elle n’était plus qu’un point noir dans le ciel.
Force lui fut de gagner la grève à la nage.
Son manque d’entraînement et la vie oisive qu’il avait menée auprès de Calypso, firent qu’il parvint épuisé sur une plage de galets, si bien que,
remarquant des bosquets de tamaris, à bout de forces il s’y coula dessous pour un sommeil réparateur.
Quand à Zulma, après s’être aperçue que son protégé avait gagné sans encombre l’île et qu’il y prenait du repos, elle retourna bien vite à la poursuite
de ces curieux poissons osseux dont elle avait grandement apprécié la chair….
Ce furent les voix joyeuses de jeunes filles accompagnées de rires qui réveillèrent notre dormeur.
Elles jouaient à la balle après avoir mis leur lessive à sécher sur des buissons. Leur balle s’égara près du bosquet de tamaris sous lequel était étendu
Ulysse . Nausicaa s’en fut la chercher et tomba sur cet homme tentant de cacher sa virilité derrière un rameau de tamaris fraîchement sectionné.
Son contact brutal avec la mer l’avait dépouillé d’une partie de ses vêtements, tandis qu’il s’était séparé des derniers qui entravaient sa nage.
A ses suivantes qui s’étaient enfuies en poussant des hauts cris, Nausicaa, gardant son calme, réclama des linges pour vêtir le malheureux naufragé.
Mais Zulma toute à sa chasse au esturgeons, de tout cela n’en sut rien . Et ce fut
peut être mieux ainsi. Savoir si elle n’en eut pas pris ombrage?
Elle ne vit pas non plus le cortège ramener notre héros au palais du roi des Phéaciens, Alkinoos,( Nausicaa était sa fille), ni comment l’étranger
qu’il était fut accueilli, baigné, oint, parfumé et invité au banquet donné en son honneur.
Elle ignora, également, tout du récit chanté que Démodocos, l’aède aveugle, fit des exploits du fier Ulysse aux mille ruses durant la guerre de Troie.
Elle ne fut aucunement témoin des larmes versées, à son écoute, par à notre héros, l’obligeant ainsi à dévoiler son identité, et conter sa longue
errance sur les mers parsemée de rencontres diverses et de mésaventures.
Durant tout ce temps là, elle se tint à l’écart.
Ce n’est que lorsque Ulysse reprit la mer pour Ithaque, qu’il savait toute proche, qu’elle réapparut.
Alors, elle accompagna de son haut vol sa dernière étape.
Vous dire qu’elle fut témoin du peu de cas que l’on fit de ce roi serait exagéré. Elle désirait qu’on ne remarquât pas sa présence. Toutefois elle perçut,
plus qu’elle ne le vit l’amour que lui portait son vieux chien Argos, qui fut un des seuls à le reconnaître.
Elle eut toutefois du mal à maîtriser sa rage devant l’impudence des prétendants à dilapider sans vergogne les richesses de son trésor, en attendant que
sa reine choisisse l’un d’entre eux pour le remplacer.
Elle avait bien compris que la vengeance devait appartenir au seul Ulysse, et qu’elle ne devait intervenir en aucun cas.
De plus, maintenant qu’il était de retour chez les hommes, ses semblables, elle pressentait qu’elle se devait de ne pas se montrer.
Tant qu’elle n’avait fait que côtoyer dieux, déesses et demi dieux, être vue n’avait
aucune importance : occultisme, merveilleux et magie, ils connaissaient et pratiquaient couramment. Mais les humains, eux, n’étaient pas encore prêts
à
accepter et admettre, dans leur imaginaire, une créature aussi fabuleuse qu’elle.

Même Ulysse, ce compagnon qu’elle s’était choisi, revenu parmi les siens, partagerait un jour cette appréhension. C’était pour elle une certitude.
Il fallait donc qu’il oublie les périodes de la vie qu’ils avaient, ensemble, vécues.
Mais pour cela une grande concentration lui était nécessaire.
Elle se retira donc dans son cocon de l’hyper espace. Et là... elle ne vit pas le temps s’écouler...
C’est ainsi, qu’elle n’assista pas au massacre des prétendants que perpétra Ulysse de son arc, sans en omettre un seul, tel que l’illustre Homère
nous l’a relaté:
« Et partout dans la salle, Ulysse regardait si quelque survivant,
Ne restait pas blotti, cherchant à éviter la Parque ténébreuse.
Mais tous étaient couchés dans la boue et le sang:
Sous ses yeux quelle foule!
On eût dit des poissons qu’en un creux de la rive,
Les pêcheurs ont tirés de la mer écumante;
Aux mailles du filet, sur les sables,
Leur tas baille vers l’onde amère,
Et les feux du soleil leur enlèvent leur souffle…
C’est ainsi qu’en un tas gisaient les prétendants. »
Quand aux retrouvailles des deux époux elle n’en fut pas témoin.
Aurait-elle apprécié la méfiance dont fit preuve Pénélope envers cet étranger, se disant son époux, et qu’elle avait si longtemps attendu?
Qu’aurait-elle pensé de l’épreuve ultime qu’elle lui fit subir en l’obligeant à décrire leur chambre et leur lit bâtis autour de l’olivier qui
poussait là, secret qu’ils
étaient seuls à connaître?
N’aurait-elle pas éprouvé un petit pincement de jalousie en voyant les deux
amoureux se retrouver enfin sans que leurs yeux ne puissent se déprendre, sans que
leurs bras ne puissent se défaire sans que leurs souffles et leurs lèvres ne puissent se désunir?
Ce n’est que bien plus tard, alors qu’une vie normale avait repris pour notre héros sur cette île, qu’elle émergea de son refuge .
C’était le soir juste au coucher du soleil, en haut du promontoire sur lequel il aimait venir pour contempler l’astre solaire descendre,
dans une mer couleur de lapis lazuli, parmi ses ocres et ses cramoisis, qu’elle s’en vînt trouver le compagnon de ses aventures.
- Zulma? Fit-il, sans prendre la peine de se retourner, te voilà revenue? Pourquoi avais-tu disparu?
- C’est que je voulais pas nuire, par ma présence, à ton retour chez toi ainsi qu’
à tes retrouvailles avec Pénélope. Et puis, la vengeance n’appartenait qu’à toi seul.
- C’est vrai, et je crois avoir bien vengé tous les affronts que l’on a fait subir à ma famille. Maintenant j’aspire au calme d’une vie paisible
pour reconstruire ce royaume d’Ithaque, afin de le transmettre un jour, florissant, à mon fils.
- C’en est donc fini de tes aventures?
- Oui, fini et bien fini. Du moins je l’espère.
- Alors il est temps pour moi de te quitter. Pour moi, ma vie de Reine dragon commence à peine, et je la voudrais pleine de péripéties. Adieu Ulysse,
adieu cher compagnon. Puis:
- Retourne-toi donc voyons, que je voie une dernière fois ton visage.
Ulysse lui fit face.
- Mais tu pleures ?
- Non, fit-il, ce sont les embruns...Adieu Zulma et merci: jamais je n’aurais imaginé faire un bout de chemin terrestre avec un être aussi imprévisible
et fabuleux que toi. Je ne t’oublierai jamais.
- Oh que si que tu vas m’oublier: tes semblables et toi n’être pas encore prêts à concevoir mon existence.
Alors, ce même rayon vert qui avait soumis notre héros à l’empreinte, partit des yeux de la dragonne et s’en vint éblouir son regard, le temps que Zulma
s’enfuie et disparaisse.
Dans sa mémoire il ne restait nulle trace du passage dans sa vie de cet être prodigieux qu’un souffle…
- Le vent fraîchit et le couchant rougeoie s’exclama Ulysse, il se pourrait bien que nous ayons demain de la tempête. Bah! Tu peux toujours t’époumoner
Éole, et te déchaîner Poséidon, moi, je suis à l’abri sur mon île rocher, et ne redoute aucunement le naufrage.
Ô l’irrévérence des hommes qui les fait les jouets des Dieux!
Epilogue
Dans sa bulle cocon de l’hyper espace, Zulma songeait.
Quel lieu allait -il lui échoir pour sa première léthargie? Et combien de siècles
durerait son repos?
Elle l’ignorait.
Autant avait-elle appris, de sa mère, durant le temps de sa couvaison, que les reines
dragons avaient plusieurs cycles de vie, autant ne savait-elle ni où ni quand se
produirait le second.
Elle avait bien aimé celui qu’elle venait de vivre avec Ulysse quoiqu’elle n’appréciât guère l’interférence des dieux dans la vie des humains ni la
soumission de ces derniers.
Elle ne comprenait pas.
Et comment l’aurait-elle pu en être libre qu’elle était.
Aussi se jurait-elle, qu’à son deuxième passage, elle connaîtrait un monde affranchi des dieux. Ou du moins espérait -elle qu’il en serait ainsi.
En attendant, elle visualisa une grotte profonde avec une grande salle où s’étalait un lac. Dans le fond, un amas de gros blocs formant un cercle dans
lequel elle pourrait installer son nid; une rivière se déversait en cascade dans le plan d’eau pour continuer, tout au bout, sa course souterraine.
Le chant de l’eau bercerait son séculaire sommeil.
Une retraite cachée, ignorée de tous.
Quand l’idée qu’elle s’en faisait parut la satisfaire... elle s’y déporta.

FIN
Soulagets le 18 février 2022