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Le Troupeau

L’exode rural, si fatal à nos campagnes, avait fait que ce petit hameau perdu du Causse, vivote ou plutôt somnole une grande partie de l’année, à l’écart de toute civilisation, pour ne s’éveiller et ne commencer à exister réellement qu’en juin, à l’arrivée du troupeau.
En effet, depuis des temps immémoriaux, quand elles ont épuisé les réserves d’herbe, des talus, des vignes et des prés salés des basses terres, les brebis des hameaux du Languedoc, fuyant les premières chaleurs, prennent la draille vers les hautes terres, sur lesquelles elles demeureront quatre bons mois à « profiter »,car, rien ne vaut l’herbe rase des plateaux, pour fortifier les bêtes, ni le vent léger du Larzac pour les ragaillardir.
Ainsi, était-ce doublement la fête, quand le son aigrelet des sonnailles, signalait à ceux qui les « espéraient », que les moutons arrivaient. Fête pour les habitants des villes exilés par l’été, et qui, de cette façon, étaient assurés de participer à un moment privilégié de la vie rurale ; fête pour les bêtes, qui retrouvaient avec un plaisir évident les terres d’estive qu’elles aimaient.
Ici, dans le hameau dont il est question, les moutons apportaient avec eux l’éveil à la vie, en même temps qu’un semblant de civilisation.
De fait, les chemins envahis par toutes sortes d’herbes folles, aussi hautes parfois qu’un homme, retrouvaient, grâce à la faux impitoyable du transhumant, leur allure domestiquée, les maisons rouvraient leurs volets, les cris d’enfants égayaient un espace à nouveau reconquis.
Et la vie reprenait selon le rythme immuable, car ancestral, du troupeau.

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Le matin, même si le berger était tôt levé, pour vérifier la santé de ses bêtes, et soigner les petits bobos qui sont monnaie courante, quelque bien surveillé que le troupeau soit, les habitants du hameau ne s’éveillaient que lorsque les allègres sonnailles des brebis, en route pour leur longue journée de pâture estivale, tintaient.
Bien entendu, ni le berger ni ses ouailles n’avaient la stupidité de régler leurs horaires sur ceux d’été, imposés par tous les pays d’Europe.
Les industriels, qui n’ont à la bouche que le terme rentabilité, ne savent pas que sortir trop tôt, alors que le soleil n’a pas encore, de sa langue de feu, bu la rosée perlant les herbages, peut être préjudiciable pour les futures mères, occasionnant parfois de fortes coliques quand ce n’est pas quelque avortement.
C’est pourquoi, le hameau tout entier, pour deux longs mois, se mettait à vivre hors du temps légal des villes, mais bien au rythme naturel de la campagne, à l’heure solaire.
Bientôt même, on adoptait tout à fait l’art de vivre des ovins, qui, pendant les heures où le soleil cogne, recherchent l’ombre généreuse des grands chênes, ou percent dans les buis touffus des tunnels pour se protéger de la chaleur et s’accorder du repos. Dans la langue, on dit qu’ils tchourent, de même que l’endroit qu’ils ont élu pour le faire, porte le joli nom de tchouradou.
Il va de soi qu’à ces mêmes heures, tout ce que le hameau comptait d’âmes agissait de même, et gare à l’inconscient qui, sous prétexte qu’il était trois heures passées aurait toqué à votre porte ou fait quelque bruit!
Tandis que le soir, on ne s’attablait qu’après avoir vu rentrer, à la nuit tombée, une troupe bêlante, ivre de soleil, d’herbes et de vent, qui n’en finissait pas de s’entasser dans une bergerie, paraissant à chaque fois bien trop petite pour la contenir toute.

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C’est qu’à l’époque dont je vous parle, il y avait bien plus de mille bêtes qui s’en venaient brouter l’herbe rase de nos landes !
Si nul n’était là, le matin à leur départ pour les pâtures, personne n’aurait voulu pour tout l’or du monde manquer leur arrivée le soir.
En effet dés que se rapprochaient les sonnailles on se préparait, couvrant les enfants de cette petite laine souvent nécessaire : on savait d’ailleurs qu’on avait le temps, car les bêtes devaient s’en aller d’abord lécher les pierres à sel que leurs langues râpeuses conjuguées à l’action du sodium, avaient, avec le temps creusées de mille trous ; elles iraient ensuite boire aux abreuvoirs que le chant ronronnant du moteur de la pompe avait empli de l’eau de la grande mare, puis elles débouleraient dans un nuage de poussière et un concert de bêlements dans la cour en pente sur le côté est de la bergerie pour parvenir enfin dans celle de devant fermée par des barrières derrière lesquelles on les attendait.
Alors on essaierait d’attirer avec des restes de pain gardés à cette intention, Réglisse la toute noire au museau blanc, Cachou la brune et fauve ou encore Blanchette plus blanche que le lait et si peu sauvage qu’elle s’en venait tout droit quêter sa friandise à la barrière.
Car si les troupeaux de brebis sont dans l’ensemble de couleur uniforme, le berger prend toujours soin de garder quelques bêtes de couleur qui lui servent de repère pour comptabiliser ses ouailles.
C’est qu’à l’époque, on partageait du mieux qu’on pouvait la vie du troupeau. Qui d’entre nous n’est allé au moins une fois aider au balayage journalier de la bergerie qui permet de récolter ce migou si prisé des jardiniers ?
Et quand il s’était agi de curer la grande mare

le hameau tout entier avec pelles seaux et balais s’était attelé à l’ouvrage !

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Parallèlement à celle du troupeau, la vie s’installait pour les habitants de l’été. Chaque mère veillait au soin et à la propreté de sa progéniture tout en tentant de ne pas gaspiller l’eau. Car l’eau ne provenait que des citernes alimentées par l’eau de pluie, et sur le causse en été les pluies sont plutôt rares !
Bien sûr il était loin le temps où le maître de la maison possédait la clé de la citerne et n’accordait à la mère qu’un seul seau d’eau pour les besoins journaliers, les bêtes passant avant les hommes !
Donc le bain pour les enfants, se prenait après la sieste dans le cuvier tiédi au soleil. Le plus sale d’entre eux passant en dernier.
L’eau de lavage de la salade servait à arroser le persil qui poussait dans son vase.
De fleurs il n’en était pas question, seule Mémé, sur sa terrasse, possédait deux magnifiques hortensias et ce volubilis qui chaque année grimpait le long d’un fil jusqu’à l’éclairage extérieur.
Parfois même, lorsque la lessive avait été trop importante pour être rincée à la seule eau de citerne qu’il fallait économiser en attendant le prochain orage, les mères et les enfants du hameau faisaient une expédition au puits situé là bas dans les terres, seul point d’eau sur ce causse aride.
Chacune y allait de sa bassine de linge savonné, car lorsqu’on est à charge d’enfants il y en a du linge à laver !
On s’éloignait le plus possible du puits pour garder à cette eau fraîche sa pureté ; il n’était pas question non plus de rincer dans les abreuvoirs où buvaient les bêtes :  «  des fois qu’elles auraient fait des bulles de savon ! » Comme le disaient les enfants. Ces derniers ne se faisaient d’ailleurs jamais prier, quand il s’agissait de tourner la roue pour faire jaillir des godets l’eau qui servirait au rinçage. Ils l’auraient d’ailleurs fait tourner pour le plaisir s’il n’y avait pas eu quelqu’un pour s’écrier :  « Ne gaspillez pas l’eau, elle est précieuse ! » .
En effet, il pouvait se faire que lors d’étés bien secs on vit même se tarir la nappe phréatique qui alimente le puits, et le berger ne pouvait alors y faire boire ses brebis en milieu d’après midi.
Car en fait, la seconde raison qui nous faisait aller rincer le linge au puits, c’était de voir arriver déboulant et bêlant le troupeau assoiffé par un vent du nord desséchant.
Quand la troupe des ovins rafraîchie était repartie pour quêter sa pitance jusqu’à la nuit, on sortait le goûter, et jamais grenadine, menthe ou même antésite ne furent aussi bonnes que celles allongées de l’eau du puits !
Ah le goûter ! L’instant primordial de l’enfance ! Les endroits ne manquaient pas où aller le prendre ! Tantôt c’était au fond de la fraîcheur de la grotte au plafond de laquelle pendait une colonie de chauves-souris ; tantôt dans le petit pré qui bordait les  « Cagnas », tantôt sous le gros tilleul sous lequel le vieux tracteur offrait aux voyageurs imaginatifs un support à leurs rêves.
Puis le soir arrivait ; on pliait le linge séché en l’étirant bien afin d’en rendre le repassage superflu, et l’on rentrait mitonner la soupe ; car dans nos campagnes, été comme hiver le repas du soir ne peut exister sans elle, même si d’autres plats l’accompagnent ! En effet, il faut plus que la soupe pour satisfaire l’estomac de celui qui a parcouru avec les bêtes les landes toute la journée !
Après le repas du soir, pris tardivement, il était souvent nuit noire ; alors on s’en allait à la pêche aux étoiles.
Dans ces cieux, que l’éclairage public n’avait pas encore masqués, c’était à qui reconnaîtrait la grande et la petite ourse, la voie lactée, cassiopée, pour les plus jeunes, le cygne, le dauphin et les belles d’été pour les plus grands. Avec pour tous, devant cette perception de l’immensité de l’univers , le sentiment à la fois exaltant et inquiétant d’en être une infime particule.
Parfois, les dernières journées d’août, juste avant qu’il ne faille repartir, école oblige, le brouillard et la pluie tant espérée enveloppait le hameau de ouate et l’on allait à la chasse aux escargots ou bien aux champignons. On en revenait trempés et souvent bredouilles, mais le feu brûlant clair dans la cheminée séchait nos vêtements et notre dépit. Ne restait alors que l’aventure dont on parlerait longtemps.
Lorsque nous repartions pour redescendre dans les basses terres, ne demeurait plus au hameau que le berger et son millier de bêtes. Eux n’envisageraient le retour qu’avec l’imminence de l’agnelage.
Alors le hameau verrait clore à nouveau ses volets jusqu’à l’été prochain ! Comme le lérot, hôte souvent indésirable de nos maisons, il hivernerait.

***

Ces temps sont révolus.
Le hameau s’est repeuplé de résidents à plein temps.
Le goudron a remplacé les herbes folles.
L’eau de l’adduction sort à la demande du robinet.
Toutes sortes de fleurs, orgueil des mères ornent les devants de porte.
L’éclairage public a ôté à nos chemins une partie de leur mystère.
Une cabine téléphonique nous relie au reste du monde.
Notre Berger, qui savait si bien nous parler de son art et de ses bêtes, n’est plus.
Pourtant, lorsqu’il arrive que le ciel se plombe en août et que l’orage gronde il me semble que je le vois encore, aidé de son chien Barry qui le seconde, poussant ses blanches brebis le long des buis et des rochers de la colline d’en face en sifflant et criant : « vei ci vé, vei ci vé ! »

Michèle Puel Benoit

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