De là à soupçonner, les visiteurs africains tout juste arrivés de la veille, fut un pas qu’elles avaient franchi implacablement tant elles se sentaient outrées de l’outrecuidance du voleur.
- Voleurs, assassins, ovophages, reprirent-elles toutes en chœur, à quoi elles ajoutèrent en toute mauvaise foi, affameurs, négriers et sauvages !
C’en était trop pour ma patience.

- Honte sur vous ! vous n’avez pas honte. Pourquoi les accuser du vol d’un oeuf quotidiennement commis depuis deux semaines avant leur arrivée ?
- Oui mais hier c’était trois ! Et qui sait s’ils n’avaient pas envoyé d’éclaireurs auparavant ? Prétendit Zézette.
- Des nouveaux arrivants, auxquels vous devez l’hospitalité traditionnelle de nos campagnes, et que, sans seulement chercher à les connaître, vous accablez de tous les vices de la terre. Au lieu de prendre en considération le fait qu’ils sont affaiblis et affamés par un long voyage, vous en arriveriez à leur refuser quelques malheureuses petites graines !
- On croit ça, mais ils en viendront à ne choisir que les meilleures, et nous n’aurons plus que la balle du blé.
- Voyons Zézette, tu sais très bien que je remplierai à nouveau la mangeoire de bonnes et belles graines que tu pourras picorer tout ton saoul !

- Ils me prendront la place sur le perchoir déclara Fifine alors que je viens tout juste de la gagner.
- Mais non voyons, ce sont des oiseaux, ils nichent dans les arbres !
- Et d’aborrd dit Milady la sussex, avec son impossible accent britannique qu’elle ne cessait de cultiver, elle qui était née à Saint Affrique, ils ne nous ont été pas prrrésentés, n’est-il pas ? Et ils mangerrraient dans notrrrre assiette ! Oh my God !
- Moi, ça ne me fait rien que les oiseaux mangent nos grains, mais eux on ne les connaît pas et qui sait s’ils n’apportent pas de vilaines maladies?
- Comment Lolotte toi aussi tu t’y mets !
Toutes ensembles:
- Ils ne sont pas comme nous et on ne comprend rien à ce qu’ils disent !
- Avez-vous seulement fait l’effort de les entendre ?
- …… !
- Vous auriez peut être aimé écouter les histoires qu’ils racontent. Ils ont vu tant de choses ! Quant à leur vêture ne seriez-vous pas un peu jalouse des couleurs chatoyantes de leur plumage ?
- Tu auras beau dire, nous ne voulons pas d’eux ici ! Qu’ils retournent chez eux ! Est ce que nous allons en Afrique nous ?
Force me fut de prendre à témoin le coq, qui jusque là n’avait pipé mot, de la mesquinerie de son harem !

- Et toi Prosper, tu ne dis rien.
- Moi ,moi, moi, je suis pour la paix des ménages ! Il est manifeste que leur présence a jeté le trouble dans mon poulailler ; il faut donc qu’ils s’en aillent, sinon…
- Sinon ?
- Je ne réponds plus de mes volailles, elles pourraient même en venir à certaines extrémités, comme…
- Comme ?
- Comme faire la grève de l’œuf !
- La grève de l’œuf ?
- La grève de l’œuf. Que veux-tu, on leur dérobe leur production, on ne respecte plus leur temps de travail ni leur droit au repos, et maintenant tu fais appel à la main d’œuvre étrangère. Je regrette, mais je pense sérieusement à délocaliser l’usine et le personnel..
- Délocaliser ?
- On dit qu’au mas de Rigal les nouveaux propriétaires sont sur le point d’installer un poulailler dernier modèle dans la vieille bergerie ; avec, migou millésimé pour notre quête de vermines…crèches garnies de douce paille et graines de toutes sortes à profusion ; il paraîtrait même qu’ils sont en train d’ensemencer leur aire, de gazon pour notre nécessaire parcours herbeux. Certains ajoutent même, que, vu leur goût pour les réunions festives nous ne manquerions pas de profiter des reliefs de leurs trop copieux festins ! Il serait même question, mais ceci entre nous ma chère, de succursale en Chine !
- En Chine ! Non mais je rêve !…
- Réfléchis bien, puis sur un ton autoritaire se retournant vers ses épouses, allez mes poulettes on rentre, et à partir de ce soir, grève illimitée de l’œuf.
- Grève illimitée de l’œuf ! Chantèrent elles toutes en chœur !
Et me laissant abasourdie, la basse cour toute entière me tourna le dos.
***
J’étais folle de rage devant tant de mauvaise foi ; quelle mouche avait piqué mes volailles ? Quel vent de folie et de révolte avait soufflé dans cet enclos ? Se pouvait-il que je n’aie rien vu venir ? Certes je comprenais assez leur désarroi, voir disparaître leur production et nous, leurs protecteurs, être incapables de résoudre l’énigme ! Mais je ne pouvais admettre leur mauvaise foi et encore moins leur incivilité frisant même la xénophobie ! Quant à leur hypothétique départ… je n’y croyais guère !
Pour ce qui était de la grève de l’œuf, force m’était de reconnaître que je redoutais le pire.
Il me fallait sans tarder découvrir le ou les chapardeurs.
***
Aussi étonnant que cela puisse paraître ce fut grâce à l’aide des guêpiers que j’y parvins.
Très fatigués par leur voyage, les vents leur avaient été contraires, ils avaient décidé de faire halte deux ou trois jours de plus dans notre hameau.
Les oiseaux migrateurs sont, comme je crois l’avoir déjà dit, très bavards, et ceux là ne dérogeaient pas à la règle. En effet comme ils se devaient de transmettre, au cours des haltes programmées de leur voyage, les nouvelles glanées sur leur chemin, tous les soirs, avant de s’endormir, ils s’en récitaient les moindres détails.
Or, plus ils avançaient dans leur itinéraire, plus leur récit enrichi s’allongeait : ce qui fait que leur répétition commençait assez tôt en fin d’après midi, et comme en juin le soleil se couche très tard, ils avaient le temps de relater presque en entier leur histoire.
Le premier soir, je fus leur seule auditrice et me régalai des mille péripéties qui avaient jalonné leur route. Je restai cependant sur ma faim, lorsque soudain au milieu d’une phrase, et au moment même où s’allumaient les réverbères le conteur s’arrêta, terrassé par le sommeil.
Le lendemain était le jour du solstice d’été, le jour serait long, la nuit courte, d’autant qu’éclairée par la pleine lune. Je connaîtrai donc la fin de l’histoire.
Or ce soir là je m’aperçus que je n’étais plus seule.
Sur la muraille qui entourait l’enclos, perchée et silencieuse la basse cour toute entière prêtait l’oreille aux conteurs installés dans le grand frêne.
Le récit ce soir là dura très longtemps. Il me parut même que les guêpiers, conscients qu’ils avaient un nouvel auditoire, en rajoutaient.
Le long crépuscule s’acheva sans que le public songeât à regagner ses pénates.
Tout aussitôt une lune énorme et luminescente apparut.
Et les griots contaient toujours.
L’auditoire était fasciné, transporté qu’il était dans le survol de terres brûlées et désertiques, puis fertiles et découpées en patchwork , alliant toutes les nuances de vert au brun et au roux des riches terres. Venaient ensuite les étendues marécageuses où abondaient insectes ,vers d’eau, graminées et baies de toutes sortes et enfin l’immensité bleue qu’il avait fallu franchir de toute la force de leurs si courtes ailes que c’en était un véritable défi, avec en final la lutte contre un puissant mistral. La dernière épreuve avait été le franchissement au ras, de la falaise blanche. De leur installation dans le frêne à la nuit tombée, il n’avait plus de souvenir tellement grande était leur fatigue !
Quand se tut le conteur, un silence enchanté de grillons lui succéda.
Notre basse cour s’était endormie sur le muret comme me le montrait un rayon de lune.
Je restais à rêver un moment sous le grand frêne ce qui me permit d’être alertée par un bruit furtif provenant du poulailler. En tentant d’être le plus silencieuse possible je m’approchai du grillage. Ma vue plongeant dans l’enclos, j’aperçus, penchées sur les pondoirs, deux formes à la fourrure brune terminée par une queue touffue.
Je sus que je tenais là mes voleurs.
Décidée à les surprendre je me rapprochai du portillon lorsque je buttai sur le râteau. Au cri que je poussai, les voleurs levèrent la tête découvrant la tache blanche de leur poitrail, tandis que mes volailles réveillées en sursaut se mettaient à caqueter.
Des fouines, des fouines !
La terreur des poulaillers ! Ces carnassiers dont il est dit qu’ils sont capables en un rien de temps de saigner une basse cour toute entière ! Par où avaient elles pu entrer? Et mes poules qui étaient dehors sans protection !
Je m’armai du râteau et pénétrai dans l’enclos, bien décidée à en découdre. Mes visiteuses avaient disparu de même que tous les œufs pondus ce jour. Tant pis pour la récolte ! Le pire avait été évité. En pensant qu’elles auraient pu s’en prendre à mes volailles j’en avais la chair de poule !
Je n’avais qu’une seule idée : les mettre à l’abri dans la cabane. Je les cueillais une à une sur le mur non sans qu’elles ne me manifestent leur désapprobation d’un couac indigné ; Prosper quant à lui ne se réveilla même pas ! Fichu coq de garde !
Surexcitée, je ne pus fermer l’œil de la nuit tandis qu’à mes côtésdormait à poings fermés le maître d’œuvre de l’enclos infranchissable.
Le sommeil me prit enfin, sur le matin.
Au réveil , les guêpiers étaient repartis.
***
Lorsque je fus ouvrir la porte du poulailler, je me rendis vite compte que l’esprit frondeur avait quitté la basse cour. Elles étaient toutes autour de moi à réclamer qui des grains, qui des caresses, qui des paroles ; le coq lui-même, comme à son accoutumée, se tenait à l’écart, après avoir tonitrué son triomphal hymne au soleil.
Ce n’était donc là, que fausse alerte, qu’un passager mouvement d’humeur ! Revendicatrices mes vénérées poules ? Allons donc ! Hargneuses ? Injustes ? Ingrates ? Vous plaisantez !
- Petites, petites, petites, venez, venez là mes cocottes, là, là, tout près. Dire que j’ai douté de vous, au point de vous laisser croquer par deux cruelles fouines. Des fouines ! Jamais je n’aurais pensé qu’elles osent ! Heureusement qu’elles n’en voulaient qu’à vos œufs ! Elles ne viendront plus je vous le promets, il m’a juré qu’il allait y veiller ; nous relèverons les œufs dans l’après midi, et nous veillerons à vous coucher plus tôt. Quant à nos visiteurs ailés ils ont repris la route. Peut être les reverrons nous un jour ? Qui sait ! Et toi, Prosper, au lieu de te contenter de faire bouffer tes plumes et d’exécuter, ailes écartées, ta danse de séduction autour de tes volailles, tu ferais bien de surveiller et prévenir à l’avenir lorsqu’il y a du danger.
- Cot ? Cot ? RRRou Coat ! Me fut- il répondu.
***
Ce fut donc, certaine de la collecte attendue, que j’allai, comme promis, lever les œufs cet après midi là. Et effectivement, je trouvai, blottis au milieu de la paille, l’œuf roux tacheté de brun, de Lolotte, le roux foncé de Zézette, les deux blancs de Milady et Daisy, mes anglaises de Saint Affrique, l’œuf beige clair de Fifine et le beige foncé de Perle sans oublier l’œuf en plastique que nous avions racheté.
J’entends d’ici vos commentaires :
- Celle- là alors, que n’est-elle capable d’inventer ? Des poules qui parlent ? Qui revendiquent ? Qui font la grève de l’œuf ? Une entreprise domestique qui délocalise ? Non mais quelle imagination ! Et elle voudrait qu’on y croit ?
Peut être !
Mais il n’empêche que grâce à notre extrême vigilance les œufs n’ont plus jamais disparu sans autre raison que le froid, la mue, ou le manque de nourriture.
Il est vrai que pour arriver à ce résultat nous avons dû faire quelques concessions :
C’est donc l’une après l’autre que nous les couchons chaque soir après leur avoir conté à l’oreille quelque petite histoire, leur avoir mis la tête sous l’aile et les avoir bercées dans nos bras.
Prosper, lui n’a pas besoin de nos berceuses, épuisé par des réveils bien trop matinaux à son goût, et fatigué d’honorer scrupuleusement toutes ses concubines, c’est bien avant la disparition de l’astre solaire qu’il s’endort sur le plus haut perchoir du poulailler.
Ce qui fait l’affaire de notre constructeur-cinéaste-inventeur, qui s’était engagé, lui, à ne coucher seulement que le coq.
Et savez-vous quels sont les contes qui marchent le mieux ? Je vous le donne en mille !
Les aventures des Guêpiers d’Afrique pardi !
Michèle Puel Benoit