Ce que voulait dire Julien était que, une fois qu'une bête sauvage avait goûté à la nourriture préparée par les hommes, elle perdait une partie de son identité, car la gourmandise, tout le monde le sait, peut rendre dépendant et même aliéner jusqu'à la liberté.
Ainsi Léonard, à son insu, et parce qu'il était esclave de sa gourmandise, ne pouvant se passer des aliments préparés par Lili, en arriva bientôt à rechercher la présence de Lili elle-même.
Bien sûr il mit cela sur le compte de la curiosité et de la surveillance: il ne pouvait laisser cette intruse n'en faire qu'à sa guise et s'approprier un domaine qui lui était réservé.
Mais il en vint jusqu'à se priver de ses délicieuses siestes diurnes pour être témoin des moindres faits et gestes de Lili.
Lili , quant à elle, ne se douta pas un seul instant de la filature à laquelle elle était soumise.
Vint le mois de septembre, durant lequel, comme chacun sait, on confectionne les confitures. Lili, en bonne ménagère, n'y ménagea pas sa peine.
Elle fit d'abord toute sortes de cueillettes : baies de sureaux; prunes violettes à chair verte, mûres noires et juteuses, noisettes rousses et ventrues.
Des baies de sureaux ainsi que des mûres elle entreprit de faire une gelée violette et tremblotante qui laissa ses mains teintes d’indigo comme celles des femmes berbères.
Cette gelée débarrassée dans des pots soigneusement étiquetés, elle s’attaqua à la confiture de prunes.

Cette année là la récolte avait été abondante. Trier les fruits et les mettre au sucre lui prit une grande partie de la journée. C’est dans la grande bassine de cuivre qu’elle entreprit la cuisson de la confiture : écumer , tourner à l’aide de la grande cuillère en bois demanda bien une heure avant que la confiture ne prît. Il était tard , elle était épuisée ; elle décida donc de ne mette en pots que le lendemain. Elle recouvrit la bassine d’un linge propre, et alla se coucher.
***
Vous vous doutez sans doute que léonard avait surveillé de prés la fabrication des confitures. De fait, perché sur la poutre de la cuisine qui surplombait la gazinière il n’avait rien perdu du déroulement des opérations. Il s’était toute la journée gavé des effluves sucrés et légèrement alcoolisés qui s’échappaient de la bassine au point qu’il en était un peu ivre. Aussi à peine lili était-elle sortie de la cuisine qu’il était déjà sur la paillasse.
Redoutant la chaleur, il entreprit de goûter aux gelées mises en pots. Mais les parois lisses des bocaux ne lui permettaient pas de se délecter de la totalité de ce que les quelques gouttes s’échappant du couvercle lui laissaient pressentir. Dépité il ne lui resta plus qu’à lécher et puis ronger la cuillère en bois gluante de confiture.
Cela lui prit un certain temps, juste le temps que la bassine refroidisse.
Alors, se dressant sur ses pattes arrière, il se mit à humer la bonne odeur qui émanait de son contenu. Glissant sa tête sous le linge, il tenta d’y goûter, seulement voilà le niveau était trop bas pour qu’il puisse l’atteindre de son seul museau. Ramassant ses pattes arrière avec celles de devant il se tint un instant en équilibre sur le rebord.
L’équilibre était précaire, les bords étaient glissants, si bien que, patatras, notre gourmand ami se retrouva immergé dans un océan de confiture.
Que croyez vous qu’il fît ? Qu’il criât? qu’il se débattît ? Point du tout ! Notre Léonard se mit à se gorger du délicieux liquide tiède.
Or, ce qu’il ignorait, c’est qu’en refroidissant la confiture se fige, si bien lorsque repu il voulut ressortir de la bassine il se trouva englué dedans : tout mouvement lui étant interdit sous risque de noyade.
Bien entendu, il effectua des dizaines de tentatives, toutes, bien sûr, vouées à l’échec, et qui le laissèrent, au matin, pantelant et désespéré flottant le ventre à l’air en surface.
Lili quand elle le découvrit le crut mort, mais au cri qu’ elle poussa: « Oh mon Dieu ! » Léonard souleva ses paupières la fixant d’un air pitoyable.
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- Pauvre pauvre Léonard victime de sa gourmandise s’exclama une Lili compatissante.
Au sursaut que fit l’animal elle sut qu’elle parlait trop fort ; alors, en murmurant de douces paroles d’apaisement, délicatement, à l’aide de l’écumoire, elle le sortit de la bassine et le déposa sur la paillasse.
A l’instant où il se sentit sur une surface ferme le lérot tenta de fuir ; mais ,il avait compté sans ses forces affaiblies et sans son enveloppe glissante.
Il demeurait là prostré et terrorisé les poils luisants et collés .
Lili prenant alors du papier absorbant entreprit de le nettoyer .Doucement sans cesser son murmure chantonné elle essuya la fourrure poisseuse, puis à l’aide d’un linge humide elle tenta d’en laver "tseuk tseuk"plaintif.
Il lui permit même de le prendre dans ses mains pour parfaire le nettoyage du ventre et des pattes.
- C’est tout ce que je peux faire pour aujourd’hui dit lili à voix chuchotée en le reposant.
Loin de fuir, l’animal flaira la main qui l’avait soigné avant de se décider à quitter la pièce du pas tranquille de celui qui ne redoute plus personne.
Il fallut plusieurs jours d’essuyage avant que le pelage de Léonard ne reprenne l’aspect de la douce fourrure grise que Lili aimait tant ; la queue ne retrouva son panache que beaucoup plus tard : et vous me croirez si vous le voulez, mais ce fut Léonard lui même qui vint réclamer la toilette quotidienne qu’il subissait sans se rebiffer, d’autant que Lili ne voulant pas l’effrayer se limitait à de très courtes séances au cours desquelles elle chantonnait à voix basse les mêmes paroles d’apaisement.
Vingt jours plus tard ils étaient devenus les meilleurs amis du monde, et ne se quittaient plus : Léonard passant ses journées perché sur les épaules de Lili qui ne cessait de le gaver de friandises au point qu’il prit de l’embonpoint.
***
L’automne s’écoula, les premières gelées blanchirent la campagne, le soleil se fit plus paresseux.
Un beau matin Léonard ne vint pas au rendez-vous.
Lili commença à s’inquiéter, puis elle comprit que, de même que ses coreligionnaires, il avait du se trouver une cache pour hiverner.
Elle eut beau chercher partout elle ne put découvrir l’endroit .
La maison fut close un certain temps :l’hiver y étant par trop rigoureux.
Le soleil d’avril vit se rouvrir les volets, et Lili en bonne ménagère entreprit de refaire les lits avec des draps pris dans l’armoire .
Et là, au beau milieu du linge qui fleurait la lavande, elle eut la surprise de découvrir son Léonard, qui de fait était une Léonarde, en train d’allaiter toute une nichée de petits lérots encore sans pelage, et ce, dans un nid tout douillet, dont elle s’aperçut plus tard qu’il avait été confectionné de tous les bouts de couvertures de serviettes et de draps qu’il, ou plutôt elle, avait grignotés….
Sacrée Léonarde va ! ! !
Michèle Puel Benoit