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Le Jardin de Lucien

image Lucien habitait, tout en haut du village, une maison construite de ses mains, et qui, si elle n’était pas insensible aux vents dominants, jouissait d’une vue absolument superbe.
Epris de rectitude ainsi que d’harmonie, il avait taillé les buis qui bordaient le chemin d’accès à sa demeure, pour qu’ils forment des haies aux proportions majestueuses au milieu desquelles il était très plaisant de cheminer.
Tout en haut, et bien clos entre des murs de pierres séculaires, se nichait son jardin.
Bien exposé au midi, et bénéficiant, durant les nuits encore fraîches du tout début de l’été, de la chaleur nocturne rayonnant de ses murailles, ce dernier était assuré de produire ces légumes primeurs que tous les autres jardiniers lui enviaient.
Nulle part ailleurs on ne trouvait batavia aussi croquante, nulle aubergine, nulle tomate ne mûrissaient avant les siennes ; les carottes et les radis y poussaient droit dans une terre enrichie de migou et soigneusement débarrassée des cailloux qui sont légion sur ces terres pauvres ; quant aux haricots verts, ils y étaient plus tendres et plus précoces.
Bref, un jardinet dont Lucien avait toutes les raisons d’être fier, et que tous les habitants du hameau admiraient !
Car, tout y était parfaitement agencé : les batavias profitaient, lorsque le soleil d’été se faisait trop brûlant de l’ombre portée des plans de tomates, les haricots verts nains couraient sur des lignes tirées au cordeau, les carottes et les radis mêlaient leurs feuillages divers sur des andains parfaitement arasés ; tandis que les aubergines se blottissaient contre des murailles grises gardiennes d’une chaleur bénéfique à leur croissance.
De plus, en jardinier consciencieux qu’il était, Lucien avait fait la chasse aux parasites et autres nuisibles qui auraient pu porter atteinte à la production : il avait cueilli les escargots, éloigné les taupes, poudré les pucerons et prévenu les ravages du mildiou en sulfatant ses plantations, les parant de cette jolie couleur bleutée si commune aux vignes et aux jardins au mois d’août.
Le problème majeur rencontré avait été l’arrosage, car le Causse en Eté, s’il est inondé de lumière, pèche par absence d’eau. Heureusement, le manque était beaucoup moins grave depuis qu’il y avait l’adduction, qui, toutefois, ne pouvait remplacer la douceur de l’eau de citerne ni la pureté de celle du ciel.

***

Cette année là, une fin de Printemps douce et humide laissait augurer une récolte particulièrement belle, ce dont Lucien ne cessait de se réjouir lorsque à la fin de la journée il s’accoudait au mur de pierre pour couver d’un regard satisfait son jardinet éclatant de santé. 
Seulement voilà! Il n’était pas le seul à surveiller la pousse des légumes !

Sur le terrain de l’aire qui jouxtait sa propriété, Joséphine, une jeune lapine de garenne d’à peine six mois, avait mis bas une portée de trois lapereaux qu’elle avait eus, lors d’une rencontre printanière nocturne, avec quelque chenapan de passage. Cela avait donné deux mâles gris et une femelle rousse, tous trois également pourvus d’une fourrure blanche sur le ventre, l’arrière train, ainsi que le toupet de la queue. Avec cela bien décidés, dès qu’ils avaient été assez dégourdis pour s’aventurer hors du terrier, à prendre possession du monde qui les entourait. Et c’était souvent Rousseline qui entraînait Hubert et Gaspard, chargés par leur mère de veiller sur elle, dans de folles équipées.
Joséphine avait creusé son terrier dans l’espèce de monticule rocheux qui partageait l’aire en deux parties ; ce dernier possédait ainsi deux sorties, l’une orientée au nord ouest, d’où la vue embrassait la pleine tout entière, l’autre s’ouvrant à l’est, vers les dernières maisons hautes du hameau. Ce qui fait que nos lapereaux avaient le choix entre batifoler dans les touffes de thym, et repaître leur regard d’un paysage qui se prolongeait à l’infini jusqu’au mont Aigoual ou bien s’en aller à la découverte des haies, taillis et murets qui limitaient le village.
Il va sans dire que le choix fut vite fait, d’autant que Joséphine, en mère avisée, avait fortement déconseillé à ses petits de fréquenter le village, dans lequel, à l’en croire, fourmillaient mille dangers.
Ce fut donc le village que l’on choisit, tant il est vrai qu’on se lasse à la fin de la contemplation d’un paysage, si grandiose soit-il, et qu’il n’existe de plaisir plus grand que celui de transgresser un interdit ! …

***

Rousseline décida donc un matin de juin d’emprunter la sortie est, suivie de prés par ses frères ne voulant pas la quitter des yeux.
- Rousseline, Rousseline, veux-tu bien revenir criait Gaspard en courant derrière elle, maman l’a défendu.
- Attendez--moi, attendez-moi, soufflait Hubert qu’un embonpoint précoce retardait.
- Attrapez-moi si vous pouvez, chantonnait en se moquant la jeune lapine.
En trois bonds elle atteignit la haie qui limitait le champ situé derrière la maison de Lucien, et l’ayant franchie dans la foulée, s’arrêta toute surprise au beau milieu de la pelouse verte soigneusement entretenue.
Comme l’herbe était douce ! Comme elle sentait bon ! La rosée matinale l’enluminait de perles irisées diffractant en éclats de couleur tout le spectre solaire ! Rousseline émerveillée n’osait bouger !
- Chut ! dit elle à ses deux frères, qui, l’ayant rejointe, s’apprêtaient à la houspiller ; regardez comme c’est beau toutes ces étincelles d’eau !
Lucien qui se rasait dans sa salle de bains, aperçut le trio cocasse de trois jeunes lapins figés dans une attitude bizarre. Mais bien vite nos trois amis entamèrent une course poursuite ponctuée de roulades dans l’herbe, de sauts de côté, et de bousculades. Puis, les lapereaux franchirent la haie et disparurent.
Lucien, comme un homme de la campagne, savait apprécier à sa juste valeur le cadeau que nous fait parfois dame Nature en nous permettant d’assister à un épisode de la vie animale. Aussi dit-il en souriant :
- Aqueles son plan ursos que fa plaser de los veire ! Ceux là sont si heureux que ça fait plaisir à voir
Et s’en fut à ses occupations…
Le jour suivant, à la même heure, nos trois amis gratifièrent Lucien du spectacle drolatique de leurs cabrioles, ce qu’il regardait avec bienveillance et qui le mettait de bonne humeur pour la journée.
Cela dura une bonne huitaine de jours, et notre jardinier en vint à attendre chaque matin, l’arrivée des lapereaux acrobates.
Le dixième jour, plus rien.
Lucien pensa qu’ils avaient du retard et prolongea sa séance de rasage ; en vain.
Le lendemain, il se leva plus tôt, estimant avec juste raison, que le soleil de Juin étant de plus en plus matinal, les lapins devaient l’être aussi.
Nos trois amis ne vinrent pas au rendez-vous.
- Bah, era trop polit per durar ! C’était trop beau pour durer ! dit-il en haussant les épaules, pour ne pas s’avouer qu’il était tout de même un peu déçu.
Puis il retourna accomplir les nombreuses tâches auxquelles il occupait une retraite jamais inactive.Car entre la maçonnerie, l’entretien des terres, les soins du jardin, et la promenade quotidienne qu’il s’imposait, la journée quelque longue qu’elle fût n’y suffisait pas toujours ! Ce ne fut que le soir, assez tard, à l’heure de l’arrosage qu’il s’en fut au jardin.
Il commença tout d’abord par baigner le pied des tomates en veillant à ne pas en mouiller les feuilles ; puis il fit de même avec les aubergines. Il bassina ensuite la planche des carottes et des radis dans laquelle ces derniers pointaient déjà un arrondi tout rose ; tandis que les haricots verts, qui ne tarderaient pas à fleurir, eurent droit à un arrosoir tout entier.
Il avait gardé pour la fin le soin des batavias, qu’il débarrassait chaque jour de leurs feuilles flétries par le soleil, et dont il inspectait scrupuleusement le cœur pommé à la recherche d’escargots ou de chenilles dévastateurs. Ce soir là encore sa recherche s’avérait vaine : les salades présentaient toutes des feuilles gracieusement frisottées, mêlant le vert jaune au vert plus foncé bordé par endroit de carmin ; tendres et croquantes à souhait elles pourraient très bientôt être cueillies.
Ce ne fut que lorsqu’il se redressa pour jeter un regard satisfait sur sa production, qu’il s’aperçut de la manquante : là, au beau milieu de la rangée, il y avait un espace vide, d’autant plus visible que les salades y étaient très régulièrement espacées ! Il recompta calmement les plans : douze de ce côté-ci, dix et…seulement onze de l’autre côté. Pas de doute il y avait bien une salade en moins :
- Ça par exemple ! S’écria-t-il, où donc a-t-elle bien pu passer ?
La question resta sans réponse : on ne pouvait en aucun cas accuser un habitant du hameau, à cette époque de l’année il était seul dans le village, et quand bien même, personne n’aurait osé un tel geste ; de plus, le trou dans lequel était fichée la racine, paraissait avoir été soigneusement rebouché.
Perplexe, il se gratta la tête prêt à admettre qu’il avait rêvé : après tout, sur tous les plans achetés, il se pouvait bien qu’il y en ait un qui n’ait pas pris : il ne les comptait pas tous les jours ! Il termina donc l’arrosage et finit par reconnaître qu’il s’était certainement trompé.
Les trois jours qui suivirent furent gris et mouillés : Lucien les occupa à ranger son atelier. Il n’alla pas au jardin.
Mais… nos larrons, eux, ne s’en privèrent pas !
Vous avez sans doute compris que nos jeunes lapereaux n’étaient pas étrangers à la disparition de la salade ! En fait, voici ce qui s’était produit :

***

Quand elle eut épuisé tous les plaisirs qu’il y avait à se rouler dans l’herbe douce de la pelouse, Rousseline poussa plus loin sa reconnaissance.
Une nuit, qu’un clair de lune rendait particulièrement propice à l’aventure, elle osa traverser le chemin bordé des grands buis taillés, longer le mur, après en avoir reniflé toute la base – il exhalait des odeurs si nouvelles ! – et fut tout étonnée de découvrir le jardin. L’étrangeté du lieu la retint tout d’abord, et elle s’assit sur le pas de la porte sur son arrière train.
La lune, qui ce soir là venait d’atteindre la plénitude de sa rotondité, baignait le jardin d’une lumière fantasmagorique, laissant croire que l’endroit était habité d’êtres immenses alignés au garde à vous. Rousseline, qui ignorait tout de l’usage des tuteurs pour soutenir les plans de tomates, fut un instant impressionnée par le bataillon, mais, comprenant bien vite qu’il ne pouvait bouger, et sa curiosité prenant le pas sur sa retenue, elle s’avança d’un petit saut au milieu de l’allée.
Là, ce furent les senteurs musquées qui montaient de la terre chaude et humide qui flattèrent d’abord ses narines ; puis elle en devina d’autres plus légères et plus fraîches, et ma foi assez alléchantes, pour que, dressée sur ses pattes arrière, elle essaye, à l’aide de son efficace nez mobile, d’en localiser la provenance. Elle eut tôt fait de découvrir qu’elles étaient dues à la vaporeuse exhalaison des planches de batavias. Sous l’éclairage lunaire on aurait dit que celles-ci fumaient, tandis que la vapeur qui les entourait, créait l’illusion de rangées de danseuses en jupes à volants.
image En deux bonds, notre curieuse atteignit l’endroit, et poussée, par le compréhensible désir de vérifier si le goût égalerait la vue et l’odorat, elle se mit à grignoter les feuilles se trouvant à sa portée.
Jamais il ne lui avait été donné de manger un mets aussi délicat ! Les feuilles craquaient et fondaient à la fois laissant une impression de fraîcheur et de finesse sur le palais ! Très vite elle atteignit le cœur pommé, et comme elle hésitait un peu ne sachant par quel bout le prendre…
- Psst, psst, fit une voix derrière elle ! Qu’est-ce que tu fais là ? Gaspard te cherche partout !
C’était Hubert, qui rassemblant tout son courage avait suivi les traces de sa sœur et se trouvait à l’entrée du jardin.
- Mmm ! Je savoure !
- Qu’est-ce que ça veut dire «  savoure » ?
- Ça veut dire que je me régale et que tu ferais bien de me laisser tranquille.
- C’est quoi ? Dis c’est quoi  ce que tu manges ? Interrogea Hubert que la faim tiraillait en permanence.
- Je ne sais pas, c’est joli, c’est frisé, et c’est drôlement bon ! Je crois qu’on appelle cela salade, si j’ai bien compris ce que disait le jardinier. Tu veux goûter ?
- Tu crois que c’est permis ? Maman a dit qu’il ne faut pas manger n’importe quoi !
- C’est vrai. Mais quelque chose d’aussi bon ne peut pas nous faire du mal. Tiens goûte-moi ça pour voir.
Hubert du bout de ses incisives s’attaqua à un côté du cœur de la batavia, puis la trouvant à son goût, et sa gloutonnerie reprenant le dessus, se jeta sur le reste et le dévora entièrement y compris le trognon, qu’il rongea jusqu’à l’extrémité de la racine, dégageant ainsi le trou dans lequel elle était fichée !.
- Eh ! Tu aurais pu m’en laisser un peu ! S’écria sa sœur ; puis elle ajouta : de toute façon je n’ai plus faim. Ensuite, attrapant, par le toupet de la queue  son frère qui allait se jeter sur la salade suivante : non, lui dit-elle, ça suffira pour aujourd’hui.
- Mais c’est que j’ai encore faim moi ! Pleurnicha Hubert.
- Tu as toujours faim, mon pauvre Hubert ! Non crois--moi, il vaut mieux s’arrêter avant que Gaspard ne nous surprenne : il le dirait à maman. Nous reviendrons demain. Tiens, au lieu de faire cette tête, aide-moi plutôt à effacer les traces de notre passage.
Alors, en petite lapine futée qu’elle était, Rousseline, à l’aide de ses pattes avant rejeta de la terre dans le trou, puis du frappé de ses pattes arrière aplanit le sol, et enfin, se servant de son toupet de queue comme d’une balayette fit disparaître les quelques traces qui subsistaient.
A Hubert qui la regardait admiratif elle ajouta :
- Bouge toi voyons ! Il faut rentrer.
- Et nos deux lapereaux détalèrent pour ne stopper leur course crochetée qu’à l’entrée du terrier.
Il tombèrent alors sur Gaspard qui justement en sortait.
- Où étiez-vous ? Interrogea ce dernier ; je vous ai cherché partout.
- Nous ? On se cachait dans les buis. Répondit d’un air angélique Rousseline.
- Ouais, et même que c’était vachement bon, renchérit Hubert, qui, devant le regard courroucé que lui lançait sa sœur, s’empressa de rajouter : ben quoi ! J’ai rien dit !
- Et qu’est-ce que c’est que tu n’as pas dit ? Demanda Gaspard d’une voix doucereuse.
- J’ai pas dit qu’on était allé dans le jardin et qu’on avait mangé toute la …Comment ça s’appelle déjà ? Dit-il en se tournant vers sa sœur.
- Ce que tu peux être stupide par moment mon pauvre Hubert ! S’écria la jeune lapine d’un air exaspéré. Puis sur un ton d’humilité, s’adressant à Gaspard : c’est vrai, nous sommes allés jusque dans le jardin derrière les grands murs, et y avons dégusté une salade ; Oh ! Une toute petite salade. Il y en avait tellement qu’on ne s’en apercevra pas et puis j’ai bien rebouché le trou !
- Vous n’avez pas honte !
Et le frère aîné se lança alors dans une grande leçon de morale que nos deux gourmands écoutèrent jusqu’au bout, la tête basse, les oreilles rabattues. Il va de soi qu’ils promirent de ne plus recommencer d’autant que Gaspard déclara qu’il ne dirait rien à leur mère pour cette fois. Puis, reprenant leurs occupations favorites, nos trois amis se lancèrent dans une course poursuite effrénée.
Lucien, qui revenait de sa promenade quotidienne, eut juste le temps d’apercevoir trois derrières blancs, avant qu’ils ne disparaissent dans les buis. Ravi de voir ses petits amis revenus. Lucien rentra chez lui.

***

Ce n’est que le lendemain soir qu’il fit la découverte de la salade manquante. Il ne pensa pas tout de suite à incriminer nos lapereaux, mais lorsque les jours suivants le larcin fut manifeste : une, deux, puis trois salades s’évanouirent sans laisser de traces, il ne put s’empêcher d’avoir des soupçons. Bien décidé à résoudre l’énigme, il s’embusqua donc un soir derrière les buis.
Vous imaginez sans peine combien il fut difficile à Rousseline de résister à l’attrait du jardin, Hubert, quant à lui, la suivit, dans le but d’emplir un ventre toujours désespérément vide.
Et la promesse me direz-vous ? Pfuit ! Envolée ! D’abord parce qu’elle n’avait pas juré vous rétorquerait Rousseline, ensuite vous admettrez qu’une cervelle de lapin, et qui plus est de lapine, ne peut pas tout retenir !
Donc, c’est en toute innocence que nos deux voleurs s’en étaient retournés au jardin, et qu’ils s’y étaient régalé de salades.
Lucien, ce soir là, n’eut pas longtemps à attendre : à peine Vénus était-elle venue accrocher son pur diamant à la voûte céleste, que nos deux effrontés pénétrèrent dans le jardin et sans hésiter s’installèrent dans la planche des batavias. Après avoir reniflé tous les plans et décidé quel serait l’élu, chacun se mit à grignoter celui qu’il avait choisi.
Lucien se dit alors qu’il était temps d’intervenir, puis, curieux de savoir comment des lapereaux pouvaient effacer les traces de leur passage, il se ravisa et attendit. Il laissa ainsi partir deux salades non sans un pincement au cœur, mais quand il vit que le lapin gris allait s’attaquer à une autre, il n’y tint plus et allait se débusquer quand…
- Ca suffit Hubert ! Hier je t’ai laissé en manger une seconde et tu as eu mal au cœur toute la nuit, au point que Gaspard s’est mis à avoir des soupçons. Heureusement que j’ai pu le convaincre que tu avais passé ta journée dans la luzerne ! Viens, aide-moi plutôt, il ne faut pas que l’on s’aperçoive de notre passage.
Ce fut donc un Lucien sidéré qui contempla l’astucieux manège de la lapine, à tel point qu’il ne se rendit même pas compte qu’il avait parfaitement compris les paroles de Rousseline. Sans plus attendre il se leva et se mettant en travers de l’allée pour bloquer la sortie :
- C’était donc vous, chenapans, qui voliez mes salades ! Ah ! Ah ! Vous ne vous attendiez pas à être surpris ! Et si pour changer c’était moi qui vous mangeais ! S’écria-t-il faisant la grosse voix.
Nos deux héros firent un bond sur place, puis se voyant pris au piège, il n’existait d’autre sortie que la porte et les murs étaient beaucoup trop élevés pour être sautés, reculèrent jusqu’à toucher les murailles, Hubert tremblant de tous ses membres, caché derrière sa sœur. Le silence était impressionnant !
C’est alors que Rousseline fit un petit pas en avant et dans la plus humble des attitudes, levant sur Lucien ses grands yeux humides, s’exprima ainsi :
- Au nom de mon frère et de moi-même, je vous supplie de nous pardonner. Nous ne pensions pas mal faire. A notre âge, on ne sait pas encore ce qui est bien et ce qui est mal. Toutefois, nous ne sommes pas les seuls coupables. C’est aussi un peu de votre faute : votre jardin est si joli au clair de lune que je n’ai pu m’empêcher d’y entrer ; de plus il était si rempli d’odeurs et de couleurs nouvelles pour moi ! Bien sûr, il y avait ces salades ; elles étaient si belles ! Je ne voulais tout d’abord n’en goûter qu’un petit bout, tout juste la feuille qui dépassait. Et puis quand j’ai eu fini la première, la seconde alors s’est mise elle aussi à dépasser et c’est comme ça que… Comprenez-moi c’est par un pur souci esthétique que j’ai agi : je ne voulais pas détruire l’harmonie.
( Il va sans dire que notre friponne n’était pas une lapine ordinaire ; vous en conviendrez avec moi. En effet, en ce début de millénaire, avec la sélection qui s’était faite, et dans un lieu aussi privilégié que ce hameau perdu du Larzac, pourquoi ne pas admettre l’existence d’une lapine surdouée ? Pourquoi refuser de croire que des feuilles de salades ingérées un soir de pleine lune puissent avoir des vertus magiques ?)
- Et c’est aussi pour ne pas détruire l’harmonie que tu as soigneusement rebouché le trou ! S’écria un Lucien encore courroucé et que le discours de notre lapine n’étonnait nullement.
- Vous voyez que vous me comprenez ! Votre jardin, si bien entretenu, ne pouvait souffrir de note discordante !
- Passe pour une salade. Mais deux, puis trois, puis quatre !
- C’est vrai, je reconnais que cela fait beaucoup. C’est là qu’intervient dame Nature, car si les jardiniers sont faits pour faire pousser les salades, les lapins sont eux, faits pour les manger. Je n’y peux rien, et c’est donc bien malgré nous qu’Hubert et moi sommes revenus dans le jardin chaque soir accomplir notre destinée !
- Je te trouve bien raisonneuse pour une lapine, répondit Lucien qui commençait à s’amuser de l’inventivité de son interlocutrice. Et d’abord quel est ton nom ?
- Oh ! Pardon ! J’ai oublié de me présenter : je m’appelle Rousseline répondit-elle en baissant modestement les yeux.
- Ne sais-tu donc pas Rousseline que d’après les lois de cette même dame Nature je serais en droit de vous manger, ton frère et toi ?
- Je le sais parfaitement ; et vos semblables ne s’en privent pas, au point que nous ne sommes plus que quelques nichées sur le territoire. Mais je sais que vous ne le ferez pas.
- Et pourquoi ne le ferai-je pas selon toi ?
Parce que vous aimez trop votre environnement et que sans des lapins qui s’y ébattent, il ne serait pas complet.
Lucien devant la justesse du raisonnement se taisait, ce qui permit à Rousseline d’enchaîner :
- Et puis, je sais que vous n’êtes pas méchant et que vous nous aimez bien !
- Qui t’a dit cela ?
- Je n’ai eu besoin de personne : un matin que nous jouions mes frères et moi dans votre pré, je vous ai vu derrière votre fenêtre, sourire à nos cabrioles. Puis j’ai remarqué que vous y étiez tous les matins à la même heure ; j’en ai donc conclu que vous nous aimiez bien !
- Dans mon pré, oui, peut être, mais sûrement pas dans mon jardin pour y manger mes salades !
- Bon ! Bon ! Ne vous mettez pas en colère ! Laissez nous partir et je vous promets que nous n’y reviendrons plus !…. Puis elle ajouta avec une indifférence voulue : un ami à moi m’a dit que dans le village voisin il avait vu un jardin avec des salades plus grosses que les vôtres. Nous déménagerons voilà tout ! D’ailleurs…
- Plus grosses que les miennes dis-tu ? Oh non ! Ce n’est pas possible !
Et Lucien, vexé, de lui couper la parole. Puis réalisant ce que Rousseline avait dit ensuite il s’écria :
- Vous partiriez ?
- Bien sûr, puisque vous nous chassez.
- Parce que je vous chasse moi ! - Bien sûr puisque vous nous privez de nourriture !
- Ça alors, il y a plein d’herbes sur le causse ; depuis quand les lapins de garenne se nourrissent-ils uniquement de salades cultivées ?
- Depuis que des jardiniers habiles savent les faire pousser ! Du temps de mon arrière arrière arrière grand-mère, le problème ne se posait pas : l’eau était si rare et si précieuse qu’elle servait uniquement aux besoins domestiques et à ceux des troupeaux ; mais depuis l’adduction…. Rousseline en orateur habile ménagea une pose.
- Eh bien ? - Vous avez fait pousser des salades !
- Si je comprends bien, dit Lucien, Il n’y a que deux solutions : ou vous partez, ou je vous sacrifie mes salades.
- Vous avez tout compris répondit Rousseline satisfaite.
Lucien alors se mit à réfléchir en se grattant la tête ; il était forcé de s’avouer que même pour un homme comme lui , la solitude était par moments lourde à supporter, aussi, tout ce qui venait rompre la monotonie de ses journées était bienvenu. De plus, comme l’avait dit la lapine, il n’était ni méchant homme, ni dépourvu de cet humour qui aide à voir le bon côté des choses. Aussi, voici ce qu’il  dit :
- Hum ! Hum ! j’ai bien réfléchi : vous me paraissez bien jeunes pour vous lancer à l’aventure : le prochain village est beaucoup trop loin ! De plus il est plein de chasseurs et de chiens qui auraient vite fait de vous attraper ! Quant à leurs salades, elles sont bourrées d’engrais chimique qui vous donnerait la colique ! Non, non ! Je ne peux pas vous laisser partir là bas. Voici ce que nous allons faire…
Et Lucien proposa aux lapins ébahis cet incroyable marché.  Il leur réserverait, dans son jardin, toute une planche de salades qu’il ferait pousser exprès pour eux, et qu’il renouvellerait régulièrement, à condition qu’ils ne touchent qu’à celle là ; de leur côté, eux viendraient tous les jours animer sa pelouse de leurs cabrioles et veilleraient également à chasser, du jardin, les intrus qui pourraient nuire à la récolte.
Le marché fut conclu.

***

Le jardin continua à prospérer et à faire des envieux.
Rouseline et Hubert pour cette fois tinrent leur promesse.
Jamais lérot ne s’aventura à grignoter les tomates qu’il ne soit aussitôt chassé par deux lapereaux devenus de farouches gardiens.
De plus ils devinrent de vrais artistes acrobates qui inventaient toujours des figures nouvelles pour le plaisir de Lucien.
Ce dernier, bien sûr, de son côté, respecta son engagement, et, quand un visiteur curieux lui demandait :
- Et cette planche de salades là bas au fond vous n’y touchez jamais ?
Il faisait cette réponse : - Oh ! Celle là ? C’est pour mes expériences ! J’y pratique des croisements d’espèces afin de trouver la mieux adaptée au climat.
Et les gens hochaient la tête d’un air entendu, tandis que Lucien, lui, riait sous cape.
D’ailleurs, dans ce monde si pragmatique, qu’aurait-il bien pu dire d’autre ?

Ce conte vous est dédié, monsieur Barral, et pardonnez-moi de vous y avoir appelé par votre prénom. J’espère que vous ne m’en voudrez pas trop d’avoir mis en scène votre amour de la belle ouvrage, celui que vous vouez à la nature, et la tendresse dont vous témoignez envers les animaux. Vous savez bien sûr que j’ai toujours admiré votre jardin ; alors en m’inspirant de lui, et en me souvenant des deux lapins de garenne qui avaient animé de leur présence votre vie à Soulagets, du temps que vous y étiez seul, j’ai écrit cette fable en toute innocence. N’y voyez donc d’autre intention que celle de tenter de rendre l’amour que vous portez, et que je partage, à cet endroit privilégié du Causse. Il va sans dire que si un jour ces contes étaient publiés et que vous ne désiriez pas que votre nom apparaisse, je modifierai ce texte. Avec toute ma respectueuse amitié,

Michèle Puel Benoit

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