.......
La Citerne
Je suis sur la terrasse. Il est dix heures du soir. Il fait chaud, il fait très chaud. La vigne vierge qui la recouvre ne joue plus son rôle protecteur, on dirait même qu’elle a emmagasiné la chaleur de cette journée caniculaire pour mieux me la restituer le soir. Les larges murs de pierre réverbèrent l’intensité des rayons solaires dont ils se sont gavés tout le jour durant. Je descends les marches de l’escalier, fuyant l’ombre du tilleul devenue tiède.
Là bas, dans le chemin, sur la pierre, j’ose espérer que m’atteindra ce souffle d’air frais venu des étoiles qui installent leurs lumignons dans un firmament pur de nuages.
Le silence a pris possession de son royaume nocturne, seule, par moment, de son cri lancinant, la hulotte conteste.
L’air est immobile.
Je laisse aller ma pensée, la tête appuyée contre le chéneau muet depuis si longtemps qu’il ne sait plus pourquoi il est là.
Soudain une légère vibration parcourt le conduit.
Un murmure, un semblant de voix caverneuse le traverse.
Je prête l’oreille :
- J’ai soif, j’ai très soif, chuchote la voix. … Puis : de l’eau s’il te plait, donne-moi un peu d’eau, je n’en puis plus .
Intriguée je relève la tête pour regarder autour de moi.
- Non, non, ne t’en va pas, ne m’abandonne pas sans avoir souscrit à ma requête ! Par pitié de l’eau, juste un peu d’eau !
Non, ne regarde pas en l’air, je suis plutôt sous tes pieds ; c’est moi, la citerne ; je t’en supplie, verse moi une simple cruche d’eau, là, dans le trou où se déverse le chéneau…. Ma voix se meurt .
Quoique stupéfaite, je n’en obéis pas moins à la détresse qui poing dans cette voix et je déverse le contenu d’un, puis deux, puis trois arrosoirs.
- Merci, merci, cela suffit, reprend la voix qui s’éclaircit, il ne faut pas trop me donner à boire d’un seul coup, il y a si longtemps, que cela risque de me faire mal !
Ah !!... C’est bon !... J’avais oublié comme c’était bon !... Mm !
Merci, mille fois merci, tu me sauves la vie !
- Ce n’est rien du tout croyez- moi.
- Non, pas du tout, tu me ressuscites ! Cela fait tant de temps que je dors.Depuis… depuis qu’ils ont fait l’adduction d’eau.
Oh ! Avant elle j’étais choyée, j’étais considérée. On s’inquiétait de mon état ! On balayait le toit, on vérifiait les chéneaux, on graissait la poulie qui descendait le seau pour m’en battre les flancs. On vantait la pureté de mon eau, sa température, et sa douceur !
Et puis est arrivée cette eau facile au robinet : on m’a oubliée ! J’ai du vivre sur mes réserves. C’est alors que l’été caniculaire s’en est mêlé : de la chaleur, de la chaleur, et pas une goutte de pluie ; j’ai bien failli mourir de soif !
Grâce à toi cependant, il en est allé autrement, et je ne sais comment t’en remercier ; d’ailleurs, si je peux faire quelque chose pour toi en retour… Je peux ?... Tu dis que je peux ?... Comment ?... Ce n’est que ça ? Tu veux que je te raconte mon histoire de puis le tout début ?... Bien !
Et la citerne me conta :
***
« - Ma naissance remonte à très longtemps.
Je n’ai d’abord été qu’un trou d’eau entre des rochers, tout juste une petite cavité qui conservait longtemps l’eau de pluie. Tout comme ma sœur du « Coustalou », j’ai abreuvé des générations et des générations de faune sauvage et parmi elles les ancêtres de vos brebis qui, naturellement, l’été, fuyaient les basses terres surchauffées, desséchées, pour s’en venir brouter l’herbe savoureuse de nos landes.
Et puis un jour, un pâtre les a suivies qui s’est désaltéré de mon eau. D’autres par la suite sont venus mener les bêtes à la chaude saison.
Un jour, quelqu’un, vu l’exposition des lieux, à l’abri des trois collines, a eu l’idée d’y implanter des habitations.
Sans doute, bien avant lui, des clans nomades avaient utilisé les grottes de la falaise, comme abri temporaire puis permanent. J’en ai peu de souvenance, je crois même qu’ils ont surtout compté sur ma sœur du « Coustalou » toujours emplie de l’eau qui sourd de la falaise contre laquelle elle s’appuie.
Il n’empêche qu’il y eut quelqu’un qui trouva ma cavité assez intéressante pour la colmater, l’enduire, et bâtir tout autour, afin d’y conserver l’eau de ruissellement.
Certes, pendant longtemps, je n’ai servi qu’à désaltérer ces premiers bergers transhumants qui venaient avec leurs bêtes pour l’estive. L’herbe de nos plateaux rendait la viande plus savoureuse et la toison laineuse plus fournie.
Puis un jour les hommes cessèrent de ne se vêtir que de peaux de bêtes : on apprit à filer, à tisser.
La laine des moutons devint une matière très recherchée car elle autorisait des vêtements plus légers et qui protégeaient de la chaleur aussi bien que du froid. Elle fut même source de bénéfices. Si bien que ceux qui possédaient les terres eurent l’idée d’implanter des fermes permanentes, pour l’élevage des troupeaux.
Je crois que c’est à eux que je dois l’édification de cette maison qui me protège de sa voûte de pierre.
Oh ! La construction ne s’est pas faite en une seule fois ! Il y eut au cours des siècles plusieurs étapes, plusieurs rajouts : d’abord la bergerie et ses voûtes en arcades, puis l’étable quand on a voulu cultiver des céréales et du fourrage avec l’aide d’une bête de trait.
Quand on se fut occupé des bêtes, il fallut songer aux hommes.
La maison a donc grimpé d’un étage pour abriter le fermier et les siens. Ce fut la grande salle commune, avec son imposante cheminée, son évier creusé dans la pierre, et sa minuscule ouverture au levant.
On ajouta ensuite la chambre, au sol de lauzes, posée sur la voûte, puis une deuxième creusée dans le roc.
Bientôt l’escalier extérieur se fit terrasse qui abrita la soue pour les cochons, tandis qu’un four à pain accolé au mur
du ponant fournirait aux générations successives ces miches, dorées derrière sa porte en ogive.
Un tilleul poussa dans la cour.
Et moi, plus précieuse encore que l’âtre, je fournissais l’eau de pluie que déversait le toit de lauzes dans mes chéneaux de pierre.
Car, sur ces terres arides où nul ru ne coulait, j’étais la source qui abreuvait bêtes et gens.
Et le maître du logis le savait bien qui les étés de grande sécheresse fermait ma porte à double tour afin que nul n’aille inconsidérément puiser dans mes réserves.
Certes, il y eut le puits dans les terres où s’abreuvaient les bêtes au cours de la journée. Il arrivait parfois qu’il fût à sec. Alors les soirs de vent de « terral » brûlant qu’il m’était doux de voir les brebis se désaltérer dans l’auge de pierre remplie de mon eau !
Mon eau ! Les gens aussi l’appréciaient:
Elle rendait la soupe délicieuse, cuisait les légumes secs en un rien de temps, donnait au linge une blancheur incomparable, rendait les cheveux des femmes brillants et doux.
De fait, j’accompagnais toutes les heures de la vie. Je riais aux naissances et aux mariages, pleurait les morts, et réconfortait les vivants.
J’ai eu comme tout le monde mes jours de gloire et mes jours de grande détresse. Gloire quand je chantais dans le chaudron sur le feu avant d’ébouillanter le cochon. Détresse quand mon eau pure servait à la toilette dernière.
J’en ai connu des époques d’abondance et de disette, de guerre et de paix !
Tantôt, le ciel dans ses colères m’emplissait tellement que je mettais des jours à évacuer par le trop-plein, sous la marche, le surplus qu’il m’avait fallu ingurgiter de force. Tantôt au contraire j’assistais malheureuse et impuissante aux disputes qu’engendrait ma vacuité !
Et les hommes pour mesurer mon niveau d’eau y allaient de leurs voix dont je rendais l’écho plus ou moins sonore selon que j’étais vide ou pleine.
Bref ! Ma vie a eu son importance des siècles durant et tous ceux qui ont eu besoin de mes services se sont employés à me vénérer et à faire en sorte que je remplisse au mieux mon office.
Puis le village s’est vidé de ses habitants avec la désertification des campagnes. J’ai sommeillé un temps avec la maison
Un jour les volets se sont ouverts à nouveau, et j’ai tenu derechef mon rôle de pourvoyeuse de vie, pour deux, puis hélas ! Pour une seule personne.
Oh ! Comme je l’ai choyée cette dernière, veillant à ce que mon seau ne soit pas trop lourd à ses forces déclinantes, absorbant et gardant dans mes flancs la moindre goutte de rosée pour que jamais le précieux liquide ne lui fasse défaut !
Elle s’en alla elle aussi, et je crus bien ma dernière heure arrivée car le village se mourait.
La maison se ferma, seule la fenêtre du levant demeura ouverte au point qu’un couple d’hirondelles installa son nid contre une poutre du plafond de la grand’salle. Avec le grand duc au grenier, les lérots à la belle saison, les souris des champs en hiver elles furent d’ailleurs les seules occupantes pendant quelques années.
Un jour vint où l’on vida la maison de ses meubles pour la clore définitivement…
C’est du moins ce que je crus, car un été je te vis arriver toi et les tiens. A la façon dont vous faisiez le tour de toutes les pièces en vous exclamant j’ai compris que vous étiez les nouveaux hôtes de ces lieux.
Et vous m’avez découverte !
Que d’exclamations n’ai-je alors entendues sur ma beauté, ma profondeur, et l’ingéniosité de mes bâtisseurs. J’en ai perçu des voix qui testaient mon écho, parmi lesquelles je distinguai, avec bonheur, quelques unes d’enfantines.
A nouveau on s’étonna de mon état, lorsque le seau, descendu en chantant grâce à la poulie, révéla une eau que j’avais su conserver pure.
Alors, on débarrassa le toit des tuiles effritées par le gel pour le chamarrer de tuiles neuves. On nettoya les gouttières, on raccorda les chéneaux .
Cet été là fut, lui aussi, particulièrement torride, et comme ils les attendirent avec moi, mes nouveaux habitants, ces orages du quatorze juillet et puis du quinze août !
L’hiver qui suivit, on me vida de mon eau, et l’on fit ma toilette, afin que je sois tout à fait apte à reprendre du service. D’ailleurs, une canalisation conduisait mon eau jusqu’au robinet, dans la cuisine. Je découvrais le progrès !
Ce n’est pas pour autant que l’on me gaspilla : j’étais bien trop précieuse !
Je rendis à nouveau ces mille services que l’on attendait de moi.
Mais celui que je préférais, et de loin, c’était, lorsque tiédie au soleil dans le cuvier, je présidais aux ablutions des enfants !
Ah ! …C’était le bon temps ! … Mais il a peu duré !
…
Il y eut cet été de sécheresse durant lequel même la grande mare s’assécha. Les villages du plateau se trouvèrent confrontés à un problème de pénurie d’eau que ne pouvaient résoudre les seules citernes.
On pétitionna pour cette adduction qui basculerait irrémédiablement le causse vers le modernisme.
Donc, elle fut là, ma redoutable rivale, à profusion, au robinet, mais pas pour autant gratuite ! Or,
comme on la payait au forfait, mes sœurs et moi furent vite oubliées, méprisées. Certaines furent même débranchées, asséchées, transformées en caves.
Chez toi cependant, on tint à me conserver, même si je fus un temps débranchée.
Cette année, pour arroser votre potager, j’ai même cru que j’allais reprendre du service.
Eh bien non ! On a jugé mon niveau bien trop bas pour activer la pompe – il y a belle lurette qu’on a plus fait chanter mon seau ! – et ma rivale m’a supplantée de son eau dure, onéreuse, et chlorée.
Pourtant, si tu savais comme je vous les aurais baignées vos salades, de mon eau pure et fraîche !
Puis le climat s’en est mêlé : pas la moindre petite goutte de pluie depuis le mois de juin !.
..
Me voilà désespérée, lasse, exténuée, exsangue.
Je crains pour moi un avenir des plus funestes.
Alors dis-moi, vous n’allez pas me débrancher n’est ce pas ?
Promets moi que j’ai encore de longs jours devant moi.
S’il te plait, aie pitié !
Dis lui, à toi, il t’écoutera, qu’il n’existe pas ma pareille pour faire venir un jardin, demande lui ce qu’un seul été torride représente sur la longue échelle du temps, parle lui du coût de la facture d’eau municipale, convainc le, enfin, que je fais partie intégrante des lieux !
Dis lui aussi, que j’accepte le gratouillis de la pompe et de sa crépine, que je suis prête à me passer de la chanson du seau, mais de grâce qu’il ne me sacrifie pas au modernisme.
Je t’en supplie, plaide en ma faveur ! Je sais que tu sauras trouver les bons arguments.
Je suis encore jeune, et ne veux pas mourir… »
Fit la voix dans un murmure avant de s’éteindre tout à fait…
***
Perplexe en même temps qu’émue, assise sur la pierre, environnée de ce firmament fourmillant d’étoiles, je tentais de me convaincre que j’avais rêvé, quand une voix me tira de ma torpeur :
- C’est décidé, après les pluies, je remets en route la citerne ; j’installerai un goutte à goutte ; tu verras le beau jardin que nous aurons !
- Tu as tout à fait raison répondis-je
alors qu’il me semblait ouïr comme un léger rire, comme un soupir de satisfaction :
Hi ! Hi ! Hi ! …Ouf !!!!!!
Michèle Puel Benoit