Lo Chorrado
Le Tchouradou
Pour qui le contemplait depuis le bas de la colline, il semblait bien que le vieux chêne majestueux y avait depuis toujours étendu ses bras protecteurs. C’était du moins ce que l’on racontait de mémoire d’homme, et que l’on confirmait avec certitude de mémoire de brebis..
Et si ce n’était lui, affirmaient-elles, c’était du moins un rejet du rejet du rejet de son aïeul ! Foi de « béligue », assurément.
Il faut vous dire que sur nos plateaux, si les hivers ne sont pas toujours rudes, les étés, eux, sont souvent implacablement chauds. C’est vous dire si l’ombre généreuse d’un chêne tutélaire est la bienvenue, « lorsque l’ardent Phébus brûle de tous ses feux! ». Et les brebis, plus que tout autre, la recherchent aux heures chaudes de la journée.
Les moutons - au fait, je ne vous ferai pas l’injure de vous apprendre que chez nous de troupeaux de moutons il n’y a pas : seules paissent sur nos landes des brebis mères et filles accompagnées quand le moment le réclame de trois ou quatre vigoureux béliers. Le seul mouton à se mêler parfois au troupeau, appelé, suivant les régions, « abelit » ou « parot », est un bélier castré, suffisamment ancien et doué de sagacité pour mener une assemblée de femelles pas toujours très obéissantes. - les brebis, donc, me direz vous, n’ont-elles pas sur le dos une toison de laine thermo-régulatrice ? Certes, certes, mais elles n’ont rien sur la tête ; alors pour empêcher leur pauvre petite cervelle de bouillir elles se mettent pour quelques heures à l’ombre protectrice des chênes ancestraux qui ponctuent encore nos landes.
Dans la langue on dit qu’elles « chorrent »*, tandis que le lieu qu’elles ont élu pour le faire porte le joli nom de « chorrado »*.
( * prononcer : tchourent, tchouradou),
D’ailleurs, pour les méridionaux que nous sommes, la sieste est, par tradition, un moment sacré dont il est très inconvenant de nous déranger.
De fait, les brebis ne dérogent pas à cette habitude, et demandez donc au berger s’il n’est pas difficile, voire impossible, de les faire bouger durant ces longs moments consacrés à un sommeil embrumé de rêves. Une sorte de torpeur les prend qui les fait s’agglutiner les unes aux autres, chacune enfouissant la tête sous le ventre de sa voisine, formant ainsi un tapis de haute laine blanche, métissée de brun et de roux.
Notre vénérable ami en avait abrité un grand nombre de ces troupeaux bêlants, sédentaires ou transhumants, fournis ou clairsemés, selon que les époques étaient prospères ou rudes.
Or, depuis déjà un certain nombre d’années, il ne connaissait plus que ceux de la plaine que la chaleur et la sécheresse menaient pour l’estive sur son tènement. Ils apportaient avec eux des nouvelles du pays d’en bas dont ne cessaient de l’entretenir les vieilles brebis bavardes durant leurs heures « siestives » :
"A nos âges on dort si peu, et on a tant à dire."
Celle, surtout, dont il attendait chaque année la venue avec impatience était Marquise. Marquise se trouvait être, non seulement la brebis la plus ancienne du troupeau, celle qui en était la mémoire , mais également la meneuse à qui revenait la charge de guider et d’éduquer les autres ouailles et de les prévenir de tous les dangers. Ajoutez à cela, un caractère enjoué et malicieux, doublé d’un réel talent de conteuse, et vous comprendrez aisément que notre chêne se languissait d’elle durant ses trop longs mois de solitude.
En effet, le dernier transhumant en date n’avait rien trouvé de mieux que de mener estiver ses brebis confirmées sur le Mont Lozère jusqu'à la mi-septembre, ne laissant, durant les mois de la belle saison, pâturer sur nos terres qu’une troupe d'agnelles écervelées ne parlant que toisons et bouclettes, tout juste bonnes à commenter les séries télévisées qu’elles avaient entre aperçues à travers les fenêtres de la maison de leur maître.
Ah ! Comme il regrettait les conversations de Marquise !
***
Pourtant, cette année là un printemps précoce aurait dû le réjouir :
Sa colline, sa douce colline qu’il aimait tant, n’en finissait pas de le déclarer à qui voulait bien l’entendre.
Les premières annonciatrices en avaient été les jonquilles naines étalant leurs lumineuses et odorantes taches jaunes sur son flanc.
Au milieu de ces ors, les iris lilliputiens, osaient leur blanc pur, leur bleu intense et leur jaune pâle, quand, par la grâce d’abeilles butineuses, ils ne se tigraient pas de ces triples coloris.
Déjà le thym préparait ses coussins à l’éclosion de leur multitude de petites fleurs au rose délicat ; déjà , la « bréu »,
( prononcez: bréou),
la laitue vivace, pointait ses feuilles dentelées au délicat goût anisé ; déjà, tout un bataillon d’asphodèles redressait fièrement ses hampes glorieuses.
Mais lui restait sourd à cette débauche luxuriante. Tout d’abord, le printemps ne ferait pas éclore ses bourgeons avant la mi mai, et encore ! Ensuite, cette année là, qui succédait à deux étés particulièrement torrides et secs suivi d’un hiver très rude, ne verrait pas reverdir tous ses rameaux, il en était sûr !
Il s’étiolait inexorablement et en déprimait à mourir ! A peine avait-il daigné ouvrir un œil lorsque les agnelles nouvellement arrivées étaient montées jusqu’à lui.
La tête basse et les yeux clos, il se murait dans son hiver.
***
- Eh bien ! Eh bien ! C’est ainsi que l’on est accueillie ?
Une voix moqueuse qu’il aurait reconnue entre mille le tira de sa torpeur.
- Marquise, Marquise c’est bien toi ?
- Eh oui ! C’est bien moi !
- Pas possible ? Vous n’allez plus au Mont Lozère ?
- Si bien sûr, elles y vont, mais pas moi !
- Tu n’es pas malade au moins ?
- Mais non voyons, je me porte comme un charme. Tu sais bien que je suis comme toi, indestructible !
- Oh moi tu sais, ça ne va pas fort.
- Ah oui ?
- Mais parlons d’autre chose ; qu’est-ce qui me vaut le bonheur de ta présence ?
C’est que, vois-tu, je suis montée en grade.
- Tu m’en diras tant !
- Le berger s’est enfin rendu compte que ses jeunes agnelles manquaient totalement d’éducation, et que les laisser livrées à elles mêmes durant de longs mois, les rendaient réfractaires à l’esprit grégaire du troupeau. Alors je suis là pour leur enseigner les bonnes manières, les sociabiliser en quelque sorte, afin que notre troupeau soit toujours le plus remarqué et le plus envié du plateau !
- Eh bé ! Tu vas en avoir du travail !
- Pourquoi donc ? Tu aurais remarqué quelque chose ?
- Je crois bien que oui : tu sais, n’est-ce pas, que la vie sur nos landes est un peu monotone et que seule la venue des troupeaux me la rend attrayante.
- Évidemment que je le sais !
- Étendre sur votre repos mes bras protecteurs me ravit à chaque fois en même temps qu’il me conforte
dans mon rôle de serviteur public. Alors, que veux-tu, je prête l’oreille aux propos échangés sous ma ramure.
Ce n’est pas de l’indiscrétion, mais plutôt un intérêt amical à tout ce qui vous touche. Et puis, tu me connais,
je suis muet comme une tombe. Ces dernières années, je ne sais si cela vient du fait que je vieillis,
mais devant la futilité des propos des jeunes agnelles, j’en suis même arrivé à me boucher volontairement
les oreilles. C’est te dire !... Toutefois, il m’a paru relever comme un esprit frondeur chez certaines.
- Frondeur ?
- Frondeur. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est qu’elles se mettaient à l’ombre des buis, tu sais bien, ceux que vous avez depuis des générations creusés de couloirs qui forment de véritables labyrinthes. J’ai beau, à mon âge, être un peu dur de la feuille, il n’empêche qu’il m’a bien semblé entendre des réclamations à propos de l’herbe trop rase, du soleil trop chaud ou du vent qui les défrisait.
- Tout cela n’est pas bien méchant : tout au plus des mouvements d’humeur d’adolescentes ; à leur âge, j’étais révoltée moi aussi…
- Je sais bien, il faut que jeunesse se passe, comme on dit ; mais c’est quand elles ont parlé d’aller à la ville que cela m’a paru assez sérieux pour que je me voie obligé de t’en parler.
- A la ville ?
- Fichtre !
- Je ne te le fais pas dire ! On se demande où elles vont chercher tout cela !
- Eh bien ! Il était temps que j’arrive !
- Surtout, ne va pas leur dire que c’est moi qui t’ait raconté tout ça !
- Ne crains rien, je ne veux pas t’embarrasser, et nous savons trop ce que nous te devons ! Mais, vu ton grand âge et ton expérience, peut être pourrais-tu nous aider ?
- Moi ? Et comment ?
- En acceptant de jouer un rôle de médiateur : il paraît que c’est très à la mode de nos jours.
- Médiator, médiator c’est pas un truc pour accorder les instruments de musique ça ?
- Si bien sûr, le médiateur vient de là, mais on l’utilise alors pour accorder les voix !
- Bon ! quand est-ce qu’on commence ?
- Pas de précipitation surtout ! Je vais me mêler à elles et tâter le terrain. Après nous verrons de convoquer une assemblée. Nous la tiendrons à l’ombre de ta ramure et nous aurons alors recours à ton arbitrage. Vu ton grand âge et ton expérience cela paraîtra tout à fait indiqué. D’accord ?
- D’accord, mais je crains, moi qui vis en marge du monde, de ne pas être le meilleur juge.
- Ta, ta, ta, tes avis ont toujours été respectés par les troupeaux, n’est-ce pas ?
- Si tu le dis…
***
Tout se passa comme l’avait prévu Marquise. D’ailleurs il n’en existait pas deux comme elle pour provoquer les confidences et vous faire ressortir ce que vous aviez sur le cœur. Son air bonace , la manière cocasse qu’elle avait de présenter avec humour ses propres mésaventures et celles du troupeau, faisait qu’on se confiait à elle sans détour, sans redouter ni blâme ni moquerie. Au bout de trois jours elle avait suffisamment pris connaissance de la gravité du malaise qui perturbait les agnelles pour provoquer une assemblée participative de toute urgence.
Ce serait le lendemain à l’heure de la sieste au pied du chorrado : toutes devraient être présentes, car chacune pourrait librement s’exprimer !
***
Cette convocation provoqua une certaine effervescence parmi les antenaises, avec chuchotis et conciliabules ; mais le lendemain après midi sous les bras protecteurs de notre vénérable ami aucune ne manquait à l’appel.
Quand elle fut assurée que toutes les agnelles étaient présentes, Marquise prit la parole :
- Mes chères sœurs, ou plutôt, vu mon âge mes chères nièces, vous devez vous demander ce que peut bien faire une vieille brebis comme moi au milieu de toute cette jeunesse. C’est que voyez-vous, je n’ai plus vingt ans et c’est fichtrement loin le Mont Lozère. Alors quand le maître m’a proposé de rester ici avec vous j’ai tout de suite accepté. Allez, je ne serai pas une grande gêne, je mange si peu, je n’entends plus très bien et je connais des tas d’histoires. Alors, pour que notre cohabitation se passe du mieux possible je propose qu’on fasse plus ample connaissance et que chacune puisse dire ce qu’elle attend de son séjour dans ces landes.
Un silence suivit les propos de Marquise suivi d’une série de chuchotements :
- Dis-le toi…..
- Pourquoi moi ? vas-y toi puisque tu es si maligne. ….
- Eh poussez pas !
- Chut écoutons Mimi.
- Bééééé ! Fit cette dernière, une ravissante antenaise à la toison frisée et ornée de chouchous, en tentant
d’éclaircir une voix chevrotante.
Bé…c’est que nous en avons assez de parcourir ces pâtures ! Du puits au menhir, du menhir au chorrado,
du chorrado au laquet pour terminer au rove* du renard (prononcer : roube)! A la fin c’est lassant ! Alors qu’il y a tant
à voir de par le monde !
- Tant à voir ? Comment sais-tu cela mademoiselle j’ai tout juste un an ?
- Je le sais parce que je l’ai vu à la télévision.
- A la télévision ? Tu regardes la télévision toi ? Comment est-ce possible ?
- Ben, quand le jeune berger regarde la télévision dans sa caravane le soir, nous nous sommes aperçues mes copines et moi, qu’en se serrant toutes contre la clôture, on pouvait voir, lorsqu’il laisse la porte ouverte bien entendu !
- Voyez-vous ça ! Et alors ?
- Alors nous savons que de par le monde il y a des brebis qui vivent mieux que nous.
- Ah ! Et c’est quoi vivre mieux que nous ?
- Bééé ! Ne pas brouter toujours la même herbe insipide, ne pas faire toujours le même circuit à l’intérieur des mêmes clôtures…
- Sauter un jour ces satanées barrières renchérit Lulu.
- Vivre sa vie quoi ! Ajouta cette effrontée de Suzie rejetant d’un mouvement de tête en arrière, la mèche
qui lui retombait sur le front et qu’elle maintenait humide de salive pour la rendre parfaitement défrisée.
- Abandonner une fois pour toutes cette fichue campagne et aller …à la ville ! Affirma d’un ton péremptoire
cette sainte nitouche de Léa !
- A la ville ? Rien que ça ? répliqua Marquise toute éberluée ! Et qu’en pensent celles qui ne pipent mot ?
- Ben… - C’est que … - Dans le fond…- Vu comme ça…- Avec tout ce qu’elles racontent…- Faut voir….- Pourquoi pas ? - Ne sommes-nous pas des brebis libres qu’elles disent ? - Alors…
- Donc vous aussi vous voudriez partir ?
- Bééé, en fait, oui !
- Eh bien ! Nous voilà propres !
Marquise, était bien ennuyée. Tant qu’elle avait cru que le vent de folie frondeuse n’avait atteint que quelques membres du troupeau, elle pensait qu’elle pouvait gagner la partie ; mais devant une assemblée entièrement contaminée, elle se sentait démunie. Il ne servirait à rien qu’elle s’oppose, ni fasse acte d’autorité ; présenter les attraits trompeurs d’une ville, par elles idéalisée, ne servirait pas à grand-chose, quand à insister sur les dangers qu’elles pourraient encourir…. Elle n’y songea même pas. Le troupeau en entier paraissait inaccessible au raisonnement !
Le mieux était de paraître approuver, le temps de trouver la parade.
- Bien , bien, il faudra donc se préparer à aller en ville puisque c’est là votre désir.
- Je ne voudrais pas me mêler à vos discussions, fit le chêne de sa grosse voix, créant une onde de panique parmi les ouailles qui ne l’avaient jamais entendu parler. Oui, oui, ajouta-t -il une fois le calme revenu, je parle moi aussi, même si je préfère de loin écouter. Ça va vous paraître bizarre pour vous autres qui me paraissez si instruites, mais c’est quoi au juste la ville ?
- Il ne sait pas ce que c’est que la ville ! s’exclama Lulu .
- Non, j’avoue, je ne sais pas. Mais toi Lulu, tu sais ?
- La ville, la ville, c’est là où il fait bon vivre !
- C'est-à-dire ?
- Là où on s’éclate !
- Là où il n’y a plus de barrières !
- Là où l’herbe est meilleure !
- L’herbe ? Quelle herbe ? Interrogea le vieux chêne.
- Celle qu’ils appellent pelouse, bien verte, bien brillante, bien arrosée…Ils en mettent partout ! Nous n’aurons que l’embarras du choix.
- Si vous le dites !
- Moi, dit Marquise, j’avais cru comprendre qu’on ne pouvait pas s’y promener librement sur ces pelouses, qu’elles n’étaient faites que pour le plaisir des yeux , ou pour ces énergumènes qui s’y époumonaient de temps en temps à la poursuite d’un ballon. Je n’ai jamais entendu dire qu’on y ait vu pâturer des brebis !
- Marquise ! Marquise ! C’est que tu n’es pas au courant des nouvelles tendances !
- C’est vrai qu’à passer ses étés au Mont Lozère, elle n’a pas pu apprendre grand-chose la pauvre !
- Eh bien dis le lui, toi, Frisounette qui a passé quatre mois entiers à la ville.
- Tu as vécu à la ville Frisounette ? Ça alors ! Non je ne le savais pas !
- Allez, raconte, raconte lui !
***
- Eh bien voilà ! Quand nous sommes venues au monde, ma sœur et moi, nous étions « bessonas » (jumelles), une nuit de Novembre à la ferme du Roc Traoucat, notre mère n’a pas survécu . Clarisse était un peu vieille, et une bousculade à l’entrée de la bergerie lui avait fait tourner les agneaux. Bref elle mit tellement de temps à nous faire que son pauvre cœur a lâché. Clovis s’est donc retrouvé avec deux agnelles sur les bras et pas de mère pour les nourrir. Pas de mère non plus ayant perdu son agneau et pouvant jouer le rôle de nourrice. Plus de chèvre à la ferme depuis belle lurette. Deux pichounettes, maigroulettes à faire peur ! Ma sœur ne survécut que deux jours, mais moi j’avais envie de vivre ! Par bonheur un lointain petit cousin de Clovis qui se baladait dans le coin en famille, passa par chez nous, me vit bêlant à perdre l’âme ! Sa femme et ses enfants me prirent en pitié et décidèrent de m’amener avec eux à la ville ; J’y fus nourrie, choyée, dorlotée, bichonnée, d’où mon nom, par toute une famille. Au début je dormais même dans la cuisine, mais avec les beaux jours on m’a mise au jardin où j’ai prouvé à mes hôtes ébahis ma grande habileté à tondre la pelouse.
- Tu tondais la pelouse !
- Eh oui ! Même qu’ ils se sont vite aperçus combien j’étais efficace, mais aussi combien j’avais vite fait. Alors à leur demande on m’a prêtée aux voisins. Je suis devenue la tondeuse officielle de tout un lotissement ! Seulement toute seule à la fin c’était un peu dur ou un peu indigeste, si vous voyez ce que je veux dire.
- Mais alors interrogea Marquise, comment se fait-il que tu n’y soit pas restée à la ville ? Pour quelle raison te voilà parmi nous ?
- C’est que l’été en ville les pelouses deviennent de véritables paillassons.
- Je croyais qu’on les arrosait !
- Cela ne suffit pas. En ville, l’été, il fait tellement chaud ! Et avec mes frisettes pleines de chouchous je crevais de chaleur, je dépérissais. Alors ils eurent l’idée de me ramener pour l’estive chez Clovis. Mais pas question de m’enfermer avec les autres, j’étais une brebis libre ! D’ailleurs aucune porte ne me résiste, je les ouvre toutes !
- Tu serais donc partie de chez Clovis pour venir avec nous ?
- Non c’est Clovis qui m’a amenée.
- Ah bon ! Et pourquoi ?
- Ben... c’est après que j’ai eu taillé les rosiers et les géraniums de Noémie. Il est devenu tout rouge, m’a attrapée par la patte arrière droite et m’a fait courir sur trois pattes jusqu’à votre enclos pour m’y enfermer, grommelant dans sa moustache un truc que je n’ai pas compris : « - Aquellas agnellas de la vila, saban pas solamen faire ço que cal ! »* " Ces agnelles de la ville elles ne savent pas seulement se comporter comme il faut!" à quoi il a ajouté : « - je t’en ficherai moi des frisettes ! » ; c’est pourtant justement parce que mes chouchous s’étaient pris dans les épines que j’ai du tailler les rosiers.
- Et les géraniums ?
- Je ne voulais les débarrasser que de leurs fleurs fanées !
- Seulement ta langue a un peu dérapé pas vrai ?
- C’est exactement ça. Mais comment le sais-tu Marquise ?
- Pauvre écervelée ! On ne t’a donc rien appris à la ville ?
- Si bien sûr : « On ne doit pas brouter les fleurs ! ». C’est ce que n’arrêtait pas de me dire Nicolas lorsqu’il m’amenait chez les voisins. Et ma foi je respectais assez la consigne ; il est vrai qu’au printemps l’herbe des pelouses de la ville est tellement grasse quelle suffisait largement à apaiser ma faim.
- Tandis qu’ici ?
- Il n’y a vraiment rien à se mettre sous la dent dans une cour de ferme. Le moindre brin d’herbe est disputé par tout un bataillon de poules, je ne parle pas du foin du râtelier, sec et fadasse pour qui a goûté au ray grass ! Alors….
- Alors ?
- Fallait pas me tenter avec les jardinières de l’escalier ! Na !
- Te voilà bien avancée maintenant, prisonnière dans le parc avec nous !
- Certes, prisonnière comme vous, mais pas pour longtemps.
- Que veux-tu dire ?
***
-Eh bien voilà ! A force de fréquenter les hommes j'ai fini par comprendre un peu leur langage.
- Et alors ?
- Alors je sais que demain une bétaillère va venir nous chercher pour nous amener, je vous le donne en mille...
- A la ville ?
- A la ville !
- Quelle ville?
- PEZENAS !
- Malheureuse folle, s'exclama le chorrado , sais-tu seulement ce qu'il y a à Pézénas ?
- Des jardins ? Des pelouses ?
- Non, non, il y a l'abattoir. Ce n'est tout de même pas là que tu veux aller ?
- C'est quoi « la - battoir » ? Demanda alors cette écervelée de Mimi ?
- C'est, c'est ! Té , rien que d'y penser j'en ai la chair de poule, c'est le dernier endroit où vous voudriez vous trouver et où malheureusement vous …. Non je ne me sens pas de vous le dire, mais je vous en conjure, n'y allez pas ! Ne montez pas dans cette bétaillère !
- Pfff ! Quel froussard ! Ne l'écoutez pas , reprit Frisounette, il va vous gâcher votre joie. Et puis vous savez bien, aucune porte ne me résiste, dès que nous serons arrivées, pfuit, nous nous enfuirons.
- Marquise, Marquise, dit quelque chose reprit le vieux chêne.
- Que veux-tu que je dise ? Elles n'écouteront rien.
- Mais toi, tu ne vas pas y aller tout de même ?
- Il faudra bien : je me dois de veiller sur elles jusqu'au bout.
- Alors nous deux ce sera fini ?
- Voyons, tu savais bien que je n'étais pas éternelle.
- J'en mourrai !
- Non tu vivras pour toutes les autres, celles qui viendront après nous.
- Ah non ! Ça se passera pas comme ça ! Il ne sera pas dit que Moi le chorrado de la colline du menhir,
je vous aurai laissées faire pareille bêtise ! Puis à voix plus basse : voyons voir si je n'ai pas oublié.
Alors, tendant ses branches à l'horizontale tandis que toutes ses feuilles se dressaient à la verticale, et
que ses racines noueuses se mettaient à trembler, notre vieux chêne entra dans une sorte de transe
qu'accompagnait un vibrant bourdonnement. Le bourdonnement s'intensifia soudainement tout autour de l'arbre pour gagner ensuite en hauteur, et s'échapper ensuite dans les airs, semblable à un énorme essaim d'abeilles qui prendrait son envol.
Dix minutes après le chorrado de la colline au sud de la grande bergerie, entrait lui aussi en transe émettant le même bourdonnement.
Ce fut ensuite celui de la Cave , puis du Viala, des Besses, et enfin des Baumes.
Sur toutes les collines des environs un chorrado prenait le relai.
Le phénomène dura jusqu'au coucher du soleil, puis s'éteignit au moment même où l'astre solaire disparaissait à l'horizon tandis que l'étoile du berger venait remplir son office de pourvoyeuse de rêves.
Les brebis , quand à elles, dans un début de panique, s'étaient précipitées sous les buis en bêlant. Elles y étaient demeurées blotties et silencieuses bien après l'arrêt du phénomène pour finalement s'endormir dans l'éclat rassurant de leur étoile.
Demain serait un autre jour.
***
De fait, c'est ce qu'il fut.
Dès l'aube le berger avait eu des ennuis avec sa bétaillère. Il n'avait pu démarrer, la batterie était à plat.
Puis à la première côte le moteur se mit à tousser. Il fallut s'arrêter : une saleté bouchait le carburateur.
Ensuite le radiateur se mit à bouillir : il était percé. Il était plus de midi quand on put réparer. Enfin
quand on fut sur le chemin qui menait à l'enclos de l'Escandorgue, ce furent les quatre pneus qui
se dégonflèrent en même temps, après une attaque sournoise et maléfique d'un buisson d'agrenelles ( prunelles ).
De dépit, le berger piétina son chapeau, en sortant un chapelet de jurons bien sentis.
De plus, quand il voulut ouvrir l'enclos, il lui fut impossible d'ébranler le portail, les barres métalliques
s'étaient soudées entre elles, comme sous l'effet de la foudre.
- Pas possible, soi emmascat !" pas possible on m'a jeté un sort"
Devant tant d'adversité, il ne lui resta plus qu'à rentrer à pieds au village.
Toutefois cette balade non seulement apaisa sa colère, mais lui permit de réfléchir.
Pour un homme comme lui, qui vivait en symbiose avec la nature, les événements qui venaient de se produire ne devaient pas manquer de signification.
Ce qui sautait aux yeux était qu'il ne pourrait amener ses bêtes à Pézenas aujourd'hui. C'était l'évidence même !
A seconde vue il paraissait que tout s'était ligué contre lui, comme si la décision qu'il avait prise n'était pas la bonne.
Après tout, avait-il vraiment besoin de vendre ces agnelles.
Pour ce que cela lui rapporterait! Certes, elles étaient un peu écervelées ; mais n'était ce pas pour cette raison qu’il leur avait laissé Marquise.
Elles s'assagiraient, et belles comme elles étaient, elles ne pourraient que lui faire de beaux agneaux.
Bah ! Et puis quand le sort s'acharne contre vous, sot est celui qui veut le braver !
***
Les agnelles ne surent jamais à qui elles devaient d'avoir la vie sauve; elles passèrent l'été entier à l'intérieur de l'enclos. Marquise, grâce à ses talents de conteuse, sa patience et son expérience qui lui faisait dénicher jusque sous les cailloux cette herbe rase et savoureuse qui fait la richesse de nos landes, sut leur faire oublier les affres de la captivité.
Leur cervelle d'oiseau fit le reste. A la fin de l'été il ne restait plus aucune trace d'un certain esprit frondeur. Elles avaient toutes acquis l'instinct grégaire et satisfait qui caractérise les troupeaux.
Dommage, penserez-vous ! Et je suis d'accord avec vous.
Il n'empêche que, pour notre vieil ami le chorrado, cette attitude conventionnelle le soulagea d'un grand poids.
Et d'un, il n'avait pas aimé son rôle de délateur auprès de Marquise, et de deux, il ne comprenait rien à la jeunesse, et de trois il avait eu des sueurs froides à l'idée de perdre sa chère amie, enfin son intervention télépathique envers les autres chorrados l'avait totalement épuisé . Tout cela n'était plus de son âge !
Aussi, est-ce avec un certain soulagement, même s'il ne voulait pas l'admettre, qu'il avait vu partir le petit troupeau.
- Adissiatz , e a l'an que ven, portetz vos plan." au revoir et à l'an prochain! portez vous bien!"
Tenez vous saines et gaillardettes.
Et, bercé par le draillou qui sonnait au cou de Marquise, avec la vision d'un troupeau orné de pompons de toutes les couleurs, il s'était, pour l'hiver, assoupi, fier du devoir accompli.
Michèle Puel Benoit