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Mirabelle, l’Agnelle, au Pays des Cardabelles

image C’est au cours d’un voyage de retour de transhumance qu’elle était née.
Sa mère, avait eu la malencontreuse idée de mettre bas au beau milieu du trajet, et qui plus est ,de deux bessous nés avant le terme initialement prévu.
Le berger était bien embarrassé. À l’époque, il n’y avait pas de voiture accompagnatrice, et c’était sur les épaules du pâtre que l’agneau né prématurément finissait d’ordinaire la descente vers les basses terres. Un, peut être ! Mais deux !
Aussi Lambert avait, avec soulagement, accepté la proposition de Noémie :
- Laisse m’en une, tu la reprendras à l’occasion ! Je te la tirerai d’affaire, tu verras !
Alors, il avait laissé l’agnelle qui paraissait la plus chétive des deux, celle qui n’aurait pas supporté le voyage.
Noémie l’avait emportée dans son tablier jusque dans la grande salle près de la cheminée, et là, après l’avoir frottée vigoureusement pour la réchauffer, elle l’avait examinée :
- C’est vrai que tu n’es pas bien grosse, j’ai bien peur d’avoir parlé un peu trop vite tout à l’heure ; est ce que tu vas t’en sortir ? Enfi,n nous verrons bien !
Et l’agnelle, qui s’était nichée dans le creux des bras de Noémie, en quête d’ une mamelle propre à apaiser sa faim, se mit, goulûment, à téter les doigts de la fermière.
- Mais c’est qu’on dirait que tu as envie de vivre s’exclama cette dernière. Voyons voir ce que vais pouvoir te donner.
A la ferme du Roc Traoucat, il y avait belle lurette qu’il n’y avait plus de troupeau : Noémie y vivait seule avec sa chèvre   « Fantasia ». C’est donc naturellement vers elle qu’elle se tourna :
- Allez ma belle, va falloir que tu me donnes de ton lait pour élever cette petiote que le pâtre nous a confiée.
Fantasia n’y voyait pas d’inconvénient, bien au contraire, une journée de pâture rendait toujours son pis gonflé, douloureux, et languissant l’heure de la traite.Elle se soumit bien volontiers à la main experte de sa maîtresse et remplit un grand bol de lait, crémeux à souhait !
Il s’agissait maintenant de faire passer ce liquide nourricier dans l’estomac d’une jeune agnelle dont les bêlements soutenus clamaient la grande faim.
Or, il n’y avait à la maison ni biberon ni tétine, et pour cause, Noémie n’avait pas eu d’enfant. C’est donc à la cuillère que cette dernière tenta de nourrir la nouvelle née. Le résultat fut que l’agnelle cracha, rejeta, et faillit même s’étouffer, incapable de boire, apte seulement à téter.Elle essaya alors de tremper un linge dans le lait et de le faire téter à l’animal : cela marcha bien au début mais bien vite, la source tarie, les bêlements affamés recommencèrent. Noémie se désespérait, lorsque Fantasia faisant irruption dans la salle malgré les interdits, tendit à l’agnelle son pis généreux que cette dernière aspira avec gloutonnerie. Puis retrouvant d’instinct les attitudes immuables des agneaux, elle se mit à téter en donnant des coups de tête dans le pis offert, tout en frétillant de la queue. La mamelle, ce soir là, bien qu’au trois quart vide, suffit à apaiser sa faim, et c’est tout naturellement que, repue, elle se colla contre le ventre tiède de sa nourrice tandis que celle-ci la léchait de sa langue râpeuse.
- Eh bien ! je crois que te voilà sauvée s’exclama Noémie !
Puis s’adressant à Fantasia :
- Quant à toi ma belle, voilà de quoi remplacer le chevreau que tu as perdu ce printemps. Mais ce n’est pas pour autant que vous allez vous installer dans ma cuisine ; allez, ouste, à l’écurie ! Je vais vous changer la litière. Toi petiote, viens t’en dans mes bras, tu n’es pas assez solide pour marcher toute seule.
C’est ainsi que la ferme du roc traoucat s’agrandit d’une agnelle.

***

Toute la nuit Noémie passa et repassa dans sa tête tous les noms qu’elle pourrait donner à l’animal : Titine, Nénette, Câline, Blanchette… Aucun ne lui convenait.
Pourtant, au matin, quand elle entra dans l’écurie au moment même où un rayon de soleil se posait sur la toison de la jeune agnelle, en rendant la laine bouffante et dorée, elle sut, sans hésitation aucune, qu’elle s’appellerait   « mirabelle » .
Mirabelle grandit grâce aux bons soins de sa mère nourricière dont elle imita bien vite toutes les manies, au grand désespoir de Noémie.

***

Il faut vous dire que Fantasia portait bien son nom : jamais chèvre n’avait été si fantasque, ni si originale. Depuis qu’elle était toute petite, c’était elle, et elle seule, qui décidait du programme de la journée, lorsque Noémie s’en venait ouvrir la porte de l’écurie.
Il est vrai , me direz-vous, que, quand on est chèvre, qu’on porte le nom de Fantasia, et qui plus est, qu’ on a le front orné de quatre magnifiques cornes torsadées, il faut s’attendre à ce que on ne suive pas volontiers la voie tracée !
Fantasia tenait ses quatre cornes, de sa propre mère, la première sur le plateau à avoir osé s’affubler ainsi.
Vous pensez bien que chacun y était allé de ses commentaires :
- Quatre cornes ! Et pourquoi pas quatre pis !Dirent les uns .
- Quatre cornes ? Moi je vous dis que ça sent le souffre !
- Quatre cornes ! Bonté divine !
Pour compenser ce qu’elle ressentait comme un malheureux coup du sort notre biquette tenta toute sa courte vie de se faire oublier. C’est ainsi que, trop sensible aux railleries et supportant avec peine la curiosité dont elle faisait l’objet ,elle se laissa dépérir et mourut en mettant au monde Fantasia
Fantasia, bien au contraire ,dès ses premiers jours de vie, parut se comporter à l’opposé de ce que l’avait fait sa mère . Bientôt, il apparut même qu’elle revendiquait haut et fort sa différence . La barbiche en avant, la tête redressée , elle arborait fièrement ses quatre appendices, toute disposée à les planter dans l’éminence charnue du premier qui tenterait l’amorce d’une raillerie.
Elle y gagna une réputation de susceptibilité , d’effronterie, et même de ténacité qui lui valut à la fin de jouir pleinement d’une liberté chèrement acquise.

***

Fantasia donna beaucoup de peine à Noémie tout le temps que cette dernière essaya de régenter sa vie. Mais dès qu’elle eut compris qu’il fallait laisser agir la chevrette à sa guise, elle n’eut qu’à se vanter de son obéissance.
Certes, c’était Fantasia et elle seule qui décidait du lieu de la pâture ; mais une fois attachée au pieu, elle y restait pour la journée et donnait le soir à sa maîtresse un lait onctueux et parfumé.
Or ce qu’ignorait Noémie, c’était que Fantasia ne restait jamais très longtemps dans les liens. En effet, et cela grâce à ses quatre cornes qu’elle agitait vigoureusement tout le temps que Noémie l’attachait , elle empêchait que les nœuds soient trop serrés et pouvait alors , s’aidant de la patte, se détacher.
Alors, en toute tranquillité, elle courait les landes à la recherche de ces plantes qui rendaient son lait si parfumé.
Comment sa maîtresse aurait-elle bien pu deviner quels étaient ses besoins du moment ! Car sa quête était très variée et ne se limitait pas aux seules plantes sauvages.
Le mois d’ avril, elle se repaissait de breudes, ces salades au goût anisé dont les caussenards sont si friands et qu’ils recherchent sur les pentes pierreuses bien exposées ; elle faisait ensuite ses délices de riponchos, de lachichous bouchibarbes et autres saladettes que les terres de printemps savent offrir. En mai elles aimait à brouter le thym et le serpolet qui couvrent de rose nos landes. Elle ne craignait aucunement d’escalader les amélanchiers dont les bouquets blancs illuminent nos cieux grisés par les douces pluies de juin. Par ailleurs, elle tranchait sans vergogne et avec un plaisir à chaque fois renouvelé les tendres bourgeons des arbres. De plus, lorsqu’elle l’estimait nécessair,e elle ne craignait pas de dévaliser les jardins d’un chou pommé ou d’une batavia craquante à souhait : larcin qui ne plaisait pas forcément à tout le monde, vous en conviendrez.
Bref, c’était ce régime varié et ciblé, garanti par ses courses vagabondes, qui lui donnait un lait aussi abondant que crémeux. Noémie avait bien soupçonné parfois ses escapades, car, si elle savait fort bien se détacher Fantasia ne savait pas encore se remettre dans les liens, cependant, la fermière n’en avait aucune preuve, la retrouvant toujours broutant calmement auprès du pieu.
Certains, pourtant, lui avait -on rapporté , avaient aperçu Fantasia près de potagers dont disparaissaient les choux, énigmatiquement ! De là à penser que…
Elle résolut donc de confier sa suspectée pensionnaire au troupeau.

C’était ce que d’ailleurs faisaient tous les propriétaires de chèvres ou même de brebis qui n’avaient ni le temps ni le personnel pour s’en occuper.

***

Chaque matin , le pâtre collectait dans les différentes bergeries les bêtes à garder, et les ramenaient le soir, repues, au bercail.
Non loin de la ferme de Noémie, deux troupeaux, provenant de deux fermes diamétralement opposées, la métairie de Claveyrolles et celle du Cagnas., pratiquaient le gardiennage. Elle opta pour celui de Claveyrolles sachant que ses bêtes s’abreuvaient à l’eau du puits du même nom , eau dont Fantasia raffolait.
Ainsi, un beau matin, Achille vint quérir sa nouvelle pupille.
Mais Fantasia , qui d’ordinaire bousculait sa patronne pour se précipiter à l’extérieur dès la porte de l’écurie ouverte, ne daigna même pas se lever seulement de sa litière. Rien n’y fit : ni les exhortations de sa maîtresse, ni les « Vei ci Vé » du pâtre ni les bêlements de ses congénères ne l’ébranlèrent ; les pattes avant croisées, la barbichette et les quatre cornes redressées, elle tournait obstinément la tête à l’opposé de la porte. Elle osa même quand Achille s’en vint la quérir à l’intérieur le menacer de ses cornes. Achille en avait mâté d’autres et de plus coriaces ; s’emparant dans ses bras puissants de la tête rebelle il tira la bête à l’extérieur, et là, d’un coup de pied bien placé, l’expédia en plein milieu du troupeau.
Elle fut donc contrainte, malgré elle, de suivre la marche grégaire des brebis.
Or, à la nuit tombée quand le pâtre s’en revint distribuer dans les fermes ses demi pensionnaires, Fantasia avait disparu.
- O ! Noémie ! Dis ta chèvre ne serait pas rentrée toute seule par hasard ?
- Pourquoi ? Elle n’ est plus avec toi ?
- Et non ! Tu peux regarder si elle ne serait pas dans l’écurie par hasard ?
Mais l’écurie était vide.
- Allez va ! Elle finira bien par rentrer dit Achille en s’éloignant.
- C’ est ce que je crois acquiesça Noémie .
Sans vouloir toutefois l’admettre ,la fermière n’en était pas moins inquiète comme le prouvaient ses fréquentes sorties sur la terrasse d’où elle guettait le chemin d’accès.
Peu à peu le couchant abandonnait ses rutilantes couleurs au profit d’une nuit qui en vint même à suspendre au firmament Vénus l’étoile des bergers.
La biquette n’était toujours pas revenue !
Dans la grand salle Noémie se rongeait les sangs.
Certes , il n’y avait plus de loups depuis longtemps, mais des chiens errants, qui sait s’ils n’oseraient pas braver les quatre cornes de sa protégée.
L’horloge venait d ‘égrener le dernier coup de onze heures quand on toqua à la porte.
C’était Abel, le berger de la ferme du Cagnas qui lui ramenait une Fantasia pas penaude pour deux sous, mastiquant même effrontément une touffe de lavande prélevée parmi celles que Noémie avait plantées au bas de l’escalier.
Il l’avait trouvée, lui dit-il, le soir au milieu de son troupeau. Il avait bien essayé de l’en chasser et de la pousser sur le chemin du Roc Traoucat, en vain, elle revenait obstinément vers ses brebis . Alors il n’avait eu d’autre solution que de la ramener au bout d’une longe, une fois ses brebis enfermées pour la nuit. C’est d’ailleurs pour cela qu’il arrivait si tard.
La fermière remercia pour le dérangement. Puis :
- Dis Abel puisque elle a l’air de se plaire avec tes bêtes, ça te ferait rien de me la garder ? J’expliquerai à Achille.
- Pourquoi pas ? fut la réponse. Puis, Je ne m’arrête pas que je ne suis pas rendu moi. Alors le bonsoir et à demain !
- A nous deux s’écria la fermière s’emparant de la longe, et d’abord qui t ‘a permis de brouter ma lavande ? Tu n’as pas honte, et t’ensauver comme ça ? Qu’est ce qu’on va penser de nous ? Ma parole tu es possédée du démon !Et maintenant, il va me falloir te traire dans le noir. Si c’est pas malheureux ! Au risque de perdre du lait ! Et tu sais bien que j’en ai besoin pour faire les fromages. C’est grâce à eux que nous vivons et que je peux t’acheter de l’orge.Té justement ce soir , tu seras privée d’orge ça t’apprendra.
C’est assise sur le tabouret à trois pieds et tout en marmonnant ses récriminations que Noémie accomplit la traite journalière.
Fantasia y fut d’une sagesse exemplaire comme si le désarroi de sa maîtresse la touchait, elle ne revendiqua même pas sa poignée d’orge.

***

La nuit passa, et au matin lorsqu’ Abel passa la quérir elle se montra docile et suivit paisiblement ses nouvelles compagnes.
Noémie, rassurée vaqua à ses occupations.
Achille prévenu qu’il n’aurait plus cette remuante pensionnaire n’en fut pas mécontent.
Abel quand à lui, décidé à se montrer meilleur gardien qu’Achille, garda un œil en permanence sur le fantasque animal. Mais Fantasia ne quittait pas le milieu du troupeau et paraissait s’entendre à merveille avec ses nouvelles amies. Abel en effet gardait avec ses brebis trois maîtresses chèvres qui s’étaient empressées d’adopter l’orpheline.
Achille quand à lui, ne voulait pas de chèvres dans son troupeau .Il s’en méfiait trop ! S’il avait accepté de garder Fantasia c’était uniquement parce que Noémie était la veuve de son frère et que la famille c’était sacré !
Aux heures chaudes de la journée, les bêtes se reposèrent au tchouradou des buis sous lesquels des générations de brebis avaient creusé des tunnels afin de se protéger du soleil. La torpeur envahissait durant ces heures là hommes et bêtes si bien que la surveillance du berger se relâcha.
Fantasia, descendante de chèvres sahariennes, ne redoutait aucunement la chaleur, et n’ayant pas sommeil, choisit cet instant pour s’échapper.
Ce n’est que vers la fin de l’après midi quand tous s’abreuvèrent à la grande lavogne qu’Abel s’aperçut de sa disparition.
Il eut beau chercher, appeler, envoyer le chien. La chèvre s’était bel et bien volatilisée !
Elle ne reparut pas de la soirée, et lorsqu’à la tombée de la nuit Abel ramena ses bêtes, Fantasia manquait toujours à l’appel.
C’est un berger bien mari qui prit la route vers la ferme du Roc Trouacat. Qu’allait-il dire à Noémie, lui qui s’était vanté de ne jamais laisser s’échapper une bête.
- T’inquiètes, avec moi tu ne risques rien, j’ai l’œil, ça m’étonnerait que ta chèvre me fausse compagnie !
La fermière ne fit aucune remarque désobligeante, trop soucieuse de savoir sa chèvre toute seule dehors à la nuit noire et risquant mille dangers.
Vous aussi sans doute aimeriez savoir où était allée notre biquette .
Eh bien regardez avec Noémie depuis la terrasse ; penchez-vous un peu plus, là, comme cela ; n’apercevez-vous pas comme deux silhouettes qui se découpent sur le reliquat luminescent du couchant, une qui mène l’autre au bout d’une longe ? Ce n’est autre que notre Fantasia, bien sûr, tirant de toutes ses forces vers l’écurie et la traite ! Au bout de la longe , rouge et tout essoufflé, il a fait le trajet au pas de course, c’est Achille.
Eh oui ! Au beau milieu de la journée, peut être avait-elle eu des mots avec mesdames chèvres, on dit qu’elles ont la dent si dure, Fantasia avait décidé que tout compte fait elle préférait la compagnie du troupeau de la veille, et s’en était allée le rejoindre.
A partir de ce jour on ne put jamais prédire avec quel troupeau Fantasia irait pâturer le matin, ni encore moins celui qui la ramènerait le soir.
Ce qui eut pour conséquence d’obliger les deux troupeaux à passer soir et matin par la ferme du Roc Traoucat en veillant bien d’avoir des horaires différents pour que leurs bêtes ne se mélangeassent point , le tri n’étant pas une mince affaire !
Vous imaginez aisément quelle sorte d’éducation Fantasia put donner à sa fille adoptive ! Outre le fait qu’elle lui apprit à grimper aux arbres ainsi qu’à débarrasser les potagers de leur surplus de jardinage, elle lui inculqua cet esprit d’indépendance qu’on ne rencontre d’ordinaire pas chez les brebis .
Cela eut pu paraître une tare, pour Mirabelle, et pourtant ,cela fit sa renommée même le jour où, pressentant l’arrivée d’un terrible orage, elle refusa de rester à la pâture au milieu des rochers entraînant même avec elle une partie de ses congénères, qu’elle sauva ainsi de la mort, ; la foudre impitoyable décima le reste du troupeau.
Depuis ce jour elle se vit confier la charge de mener les bêtes pour la transhumance : charge qu’elle accomplit à la perfection tout le temps de sa longue vie.
Quand à Fantasia, n’ayant pu mettre au monde de chevreaux viables, elle fut la dernière de la lignée des chèvres caussenardes à quatre cornes
. Après sa disparition, Noémie ne parvint jamais à fabriquer ces pélardons qui avaient fait la renommée de la ferme du Roc traoucat. A croire que ces fromages requerraient non seulement le savoir faire de la fermière, mais également une science des herbes de la nature telle que seule une chèvre libre de vagabonder à sa guise pouvait posséder.

Michèle Puel Benoit

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