Ce qui surprend le plus agréablement celui qui vient des basses terres quand il arrive sur nos causses, c’est la légèreté de l’air. Dès le Col du vent franchi par cette trouée à travers la blanche falaise calcaire, il est accueilli par un souffle frais porteur de senteurs qui sont la richesse du plateau. Alors, lui vient l’envie de respirer à pleins poumons, comme si ce vent qui a parcouru les landes désertiques pouvait chasser en lui les miasmes engendrés par nos pollutions citadines.
D’ailleurs, qui aime le plateau, aime le vent, car il en est l’âme : c’est lui qui, lorsqu’il fait crépiter les feuilles desséchées des chênes, révèle les secrets de ses bois ; c’est lui qui démêle les fils de la vierge pour qu’ils signent de leur brillant paraphe le ciel plombé d’avril ; c’est lui qui ennoblit les couchants en les parant de pourpre et d’or ; c’est lui qui tantôt rafraîchit tantôt assoiffe tantôt transit les étendues offertes à son souffle puissant.
Il dessine avec les nuages, court après l’herbe au vent, hurle dans les cheminées, murmure dans les folles avoines jaunies. C’est que, voyez-vous, le vent de nos Causses est un artiste, ou plutôt, en est mille à la fois : il est tour à tour troubadour, jongleur ou saltimbanque, et comme eux épris de liberté et de mouvement. Et il se sait à tel point indomptable que jamais il ne permit aux Caussenards de l’asservir. Tout juste s’il consentait sur les aires à blé à séparer la balle du grain. Mais pour ce qui était de faire tourner les ailes d’un moulin et d’actionner ses meules, il laissait cela à la rivière. D’ailleurs, vous le remarquerez, on trouve peu de vestiges de moulins à vent par chez nous. Et c’est tant mieux, seuls se dressent par endroits ces grands rochers karstiques, depuis toujours livrés aux appétits artistiques de ce nomade sculpteur.
Or, le sait-il ce fol inconscient, qu’on envisage d’attenter à sa liberté ?
Ne voilà- t- il pas que ces têtes pensantes qui gouvernent nos états se sont aperçus
qu’il existait sur nos étendues libres un être d’une force colossale et qui échappait
à tout contrôle. L’idée leur est donc venue d’utiliser, à des fins mercantiles, sa formidable vigueur.
En effet il était impensable qu’au jour d’aujourd’hui alors qu’on dévore à belles dents toutes les sources
d’énergie, on laissât à son humeur vagabonde un tel potentiel énergétique. Oui mais voilà, comment dompter
l’indomptable ? Qu’à cela ne tienne, on l’attraperait. Et pour ce faire, on imagina de planter sur tous les
sites ventés du globe des sortes de monstres gigantesques, pourvus de grandes mains hélicoïdales chargées de
capturer le vent.

Bien entendu notre causse fut parmi les glorieux élus. Au moment où se répandait la rumeur d’une énergie atomique mal maîtrisée ou polluante, comment ne pas s’enthousiasmer pour une saine utilisation de l’air pur de nos plateaux. Pour une fois que nous avions quelque chose à vendre, nous n’allions pas rechigner. On laissa faire, alléché par la perspective d’un conséquent profit. Et tout le monde de se frotter les mains.
Du temps passa.
Bien sûr il avait fallu supporter le chassé croisé d’engins plus effroyables les uns que les autres qui avaient labouré,
creusé, aplani et aussi un peu ravagé le paysage. Mais, que voulez-vous, on n’a rien sans rien ! Et puisque c’était pour la bonne cause...
Enfin arriva le jour de l’implantation des monstres : bien campés sur leurs énormes pieds de béton
il se dressèrent tour à tour sur les collines avoisinantes tendant leurs énormes mains hélicoïdales
chargées de s’emparer du vent.
Certes, vu leur hauteur, ils auraient pu passer pour des miradors
occupés à surveiller tout ce qui se passait sur le plateau, mais on s’habitua vite à leur silhouette
dégingandée et certains même arrivèrent à les trouver d’une élégance futuriste.
Puis on les mit en service, et c 'est alors que plus rien n 'alla ! *
***
Le vent, s 'il avait vu d'un œil indiflérent tous les préparatifs' - il y
avait bien longtemps qu 'il ne se mêlait plus des aflaires des hommes -
fut cependant intrigué quand, passant à proximité de ces sortes de
tours, il les vit mettre leurs bras en mouvement, en émettant un
sonore vrombissement.
Intéressé par le phénomène, il s 'approcha. Les
bras allèrent plus vite, le bruit s 'accrut au point, qu 'incommodé, le
vent cessa d 'avancer. Le mouvement aussitôt ralentit pour bientôt
stopper tout à fait tandis que le silence progressivement se
rétablissait.
- Tiens, tiens, se dit notre saltimbanque, qu 'est-ce que les hommes
sont encore allés inventer ?
Très vite, cependant, il comprit tout le parti qu 'il pouvait tirer de ces
nouveaux jouets .
Tout d'abord il essaya sur eux son soujfle : brise, bise, mistral,
tramontane, cers et marin tempétueux, tout y passa, au grand dam des
bras articulés des monstres qui ne surent bientôt plus où donner de la
tête ni dans quel sens tourner, et ne purent tout au plus fournir qu 'un
rendement des plus médiocre.
En effet, le but de ces machines, qu 'en
termes savants on appelle éoliennes, est de fournir du courant
électrique de manière continue ; or, du fait que leurs pales tournaient
tantôt dans un sens tantôt dans l 'autre, cela contrariait le flux des
électrons dont les charges s 'opposant s 'annulaient. Le résultat étant
que les éoliennes ne produisaient rien ou pas grand chose !
Le second jeu qui vint à l'esprit de notre farfelu, fut de slalomer entre
les diflérentes tours: bien entendu, la règle était qu 'il ne fallait en
aucune façon qu' elles se mettent en mouvement: la partie devenait
alors nulle, et il fallait recommencer depuis le début.
Vous conviendrez aisément que là non plus la productivité ne fut pas
terrible .
Enfin, il s 'essaya à toutes sortes dejeux : saute moutons, chat perché,
coucou qui est là... etc - la liste est beaucoup trop longue pour qu 'on
puisse tous les citer . Mais à chaque fois, la production de courant
électrique était quasiment inexistante, et donc le bénéfice quasiment
nul.
Si bien qu 'on s 'en émut en haut lieu : Il y eut réunion des principaux
commanditaires qui, sans tergiverser décidèrent qu 'il fallait doubler,
voire tripler le nombre d 'éoliennes.
Bientôt il ny eut, sur le causse, pas de hauteur, si infime fiît-elle, qui
ne fut coiflée de son redoutable sémaphore, tellement qu'il arriva le
jour où le vent se vit face à une véritable armée vrombissante qui
tentait de l 'intercepter
***
Dès qu 'il comprit qu 'il ne s'agissait plus d 'un jeu mais bien d 'une
nouvelle tentative pour l'asservir, le vent entra dans une colère bleue,
une rage froide, et suspendant son soufile il allait se mettre à
tempêter, quand lui vint une autre idée: à quoi bon utiliser sa
puissance contre les hommes, puisque c 'était justement cela qu 'on
attendait de lui, non, non, il allait plutôt se mettre en grève, et rirait
bien qui rirait le dernier
A la seconde même il cessa de respirer.
L 'air se fit aussitôt immobile et pesant, les éoliennes s'arrêtèrent de
faire tourner leurs pales, le soleil se mit à cogner de plus en plus fort.
On aurait dit qu 'un violent orage était sur le point d 'éclater, or le
ciel, immensément pur, était vierge de nuages ! Au fil des heures, la
chaleur se fit accablante, obligeant hommes et bêtes à rechercher la
fraîcheur à l'intérieur des bergeries et des maisons.
La nuit qui vint, n 'arriva pas à diminuer cette impression de
fournaise, tellement la terre était surchauflée.
Au bout d'une semaine, il fallut bien admettre que la canicule s 'était
installée, tandis que le vent, lui, avait disparu.
Alors on commença à s 'inquiéter : les paysans parce qu 'ils voyaient
leur récolte brûlée de chaleur et de sécheresse ; les promoteurs
d 'éoliennes parce que l'afi'aire ne paraissait pas lucrative du tout.
En efiîet, le programme « éoliennes ›› était bel et bien en panne, car
les vents, comme s 'ils s 'étaient entendus, avaient cessé sur toutes les
zones ordinairement ventées de la planète et sur lesquelles les
investisseurs avaient projeté d 'implanter leurs machines anémophiles.
Vous imaginez sans peine les conséquences : partout, chaleur et
sécheresse sévissaient, car, si le soleil continuait à jouer son rôle de
buveur d 'océans, le vent lui, n 'assumait plus celui de convoyeur de
nuages et de dispensateur d 'humidité !
On fit alors appel aus météorologues qui, cartes à l'appui, confirmèrent qu'il y avaitpeu ou plus du toutde déplacement d'air à l'échelle de la planète elle-même.
Les médias s'emparèrent du sujet, et il ne fut bientôt plus question que de cette monumentale catastrophe, de loin plus terrible encore que le funeste trou d'ozone dont on ne cessait de nous rebattre les oreilles.
Ces révélations engendrèrent une psychose généralisée.
D'autant que, assurésdu rendement inéluctable des éoliennes,les gouvernements avaient pris la décision d'arrêter les réacteurs nucléaires producteurs d'électricité, et lorsque le niveau des rivières commença à baisser, les centrales hydroélectriques cesssèrent elles aussi de fonctionner.
Bientôt, on manqua même du courant nécessaire pour actionner le moindre ventilateur!
Sans vent notre monde allait mourir de consomption!
***
Il était donc urgent de faire quelque chose. Oui, mais quoi?
Certains proposèrent de s'en remettre aux derniers chamanes indiens, qui, disaient-ils, avaient une certaine maîtrise des éléments naturels; mais leurs danses et incantations s'avérèrent totalement inéfficaces
D 'autres, qui avaient de la culture, montèrent une expédition, dont le
but était de découvrir la fameuse caverne danslaquelle Eole tenait
prisonniers tous les vents.
D 'autres suggérèrent de mettre en orbite autour de notre planète une
sorte de gigantesque soufilet de forge, qui, mu par l 'énergie solaire,
bien plus performante, comme chacun sait, à cette altitude là, serait
chargé de rafraîchir un peu notre atmosphère.
D 'autres encore émirent l 'idée saugrenue que le vent aurait pu
prendre ombrage de cette armada d 'éoliennes qui avait envahi toutes
les étendues libres sur lesquelles il adorait folâtrer.
D 'autres enfin, qui aimaient le catastrophisme, prédirent que, privés
de cette couche d'air mobile qui constituait le bouclier protecteur de
notre atmosphère, nous allions être bombardés par une myriade de
météorites assassines, ce que redoutaient par-dessus tout nos gaulois
d 'ancêtres !
***
Le problème restait insoluble, quand la réponse vint de celui-la même
qu 'on n 'attendait pas, à savoir du vent .
En efiet, si, tout à sa bouderie, ce dernier avait pris un malin plaisir à
voir les hommes s 'afloler sur la planète, cet être, dont la
caractéristique première était la bougeotte, commençait à s 'ennuyer
ferme.
C 'était notamment le cas de celui de nos causses, car, contrairement à
celui de la Baltique, par exemple, qui pouvait continuer à jouer avec
les vagues tout en délaissant les cordons littoraux, lui, s 'était réfugié
à l 'intérieur de la Baume Sourcilleuse dans la quelle, à dire vrai, il
commençait à se sentir fort à l'étroit.
Cela se traduisait par de douloureuses crampes, de terribles
démangeaisons, d'irrésistibles envies d'éternuer. Au point que, n'y
tenant plus, il s 'échappa un beau jour de sa tanière.
Or, et tous les physiciens vous le diront, la détente d 'un air qui a été
fortement comprimé possède une force redoutable. Notre vent
caussenard se rua donc à l 'extérieur avec une rare violence, et
comme sa caverne se trouvait au fond des gorges étroites de la Vis, ce
fut un formidable courant ascensionnel qui se déchaîna, ce que
n 'avaient pas du tout prévu les concepteurs des éoliennes. Les pales,
qui d 'ordinaire étaient à la verticale des tours, se retrouvèrent par la
force du souflle au-dessus d 'elles à l 'horizontale, et les habitants
médusés assistèrent à l'envol, dans les cieux, des éoliennes et de leurs
socles, telle une flotte de monstrueux hélicoptères.
***
Le Causse, débarrassé de ces miradors retrouva sa paix et sa virginité
originelles.
Bientôt notre vent, qui, dans sa folie, avait dévalé jusqu 'à la mer, en
revint chargé d 'abondantes pluies bénéfiques qui perdurèrent
plusieurs semaines.
La végétation reprit, et les paysans mirent aussitôt les terres en
culture, tandis que les troupeaux parcouraient à nouveau les pâtures.
Mais il advint cependant une conséquence que l'on n 'avait pas du tout
prévue.
***
De fait, lorsqu 'elles avaient pris leur envol vers les étoiles, les
éoliennes avaient emporté avec elles, outre le socle en béton dans
lequel elles étaient fichées, une grande partie du sol environnant,
laissant, sur le sommet des collines, des sortes de cratères béants
tapissés d 'une couche d 'argile et que les pluies abondantes venues de
la mer eurent vite fait de remplir.
Ce qui fait que notre causse se vit doté de cela même qui lui faisait le
plus défaut, l 'eau !
De plus, et comme l'implantation s 'était faite en rang serré au sommet
des collines, cela donna, avec le temps et les intempéries, une série de
grandes lavognes communiquant entre elles, réservoirs naturels d 'une
eau si fortement attendue.
Alors, les promeneurs qui avaient été chassés par la pollution visuelle
et sonore engendrée par les éoliennes, reprirent le chemin de notre
causse et parcoururent à nouveau les sentiers balisés.
Le tourisme vert prit un nouvel essor, multipliant gîtes ruraux et
emplois.
Ainsi, les communes et les particuliers eurent ce revenu
supplémentaire que l 'implantation des éoliennes leur avait fait
miroiter.
Mais on rejeta tout projet de marinas ou de villages de vacances, tant
on avait compris qu 'il fallait à tout prix conserver l 'authenticité de
ces vastes étendues.
Le vent, quant à lui, reprit son errance sur nos landes. Toutefois, il
concéda une faveur aux hommes en consentant à gonfler les voiles des
frêles esquifs que leurs enfants s 'aventuraient à faire voguer sur ces
mares nouvellement créées.
Quant aux éoliennes, on dit qu 'elles se seraient mises en orbite autour
de la planète Mars, et que leurs promoteurs envisageraient de les
implanter sur cette même planète, afin d 'y puiser l'eau qui devait bien
emplir jadis ses fichus canaux !
Mais... ceci est une autre histoire
Michèle Puel Benoit