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Réglisse

image Il naquit la nuit du huit janvier, et tout le monde s’accorda pour dire qu’on n’avait jamais vu pareil phénomène. D’ailleurs, la nuit qui avait accompagné sa naissance n’avait pas été une nuit comme les autres. Il avait fait très doux dans la soirée, à croire que le Printemps lançait déjà son offensive, et puis, aux environs de minuit, alors que le ciel paraissait dégagé et qu’il y brillait de lumineuses étoiles, il s’était mis à tomber une neige dense qui avait tôt fait de recouvrir toitures et sol d’un épais manteau blanc. Et, vers les quatre heures, tandis qu’on pensait que l’agnelage ne commencerait que la semaine suivante, il était arrivé.

***

Le fermier, que l’agitation anormale des bêtes avait fait lever, avait assisté tout étonné à la mise bas, par la brebis la plus blanche du troupeau, d’un agneau tout noir. Et quand je dis noir, je dis bien noir: aussi noir que le plus noir des charbons, que des ailes de corbeau, que du jais le plus pur, noir comme jamais agneau noir n’avait existé ! Sa toison de laine si frisée, qu’elle en paraissait crépue, avait des reflets bleutés, et sa tête, où déjà s’amorçaient de petites cornes torsadées se terminait par un museau sombre, accentuant le rose tendre d’une petite langue que révélaient des bâillements répétés.
Quand il s’estima suffisamment léché par sa mère, l’agneau se dressa péniblement sur ses pattes écartées, ajusta son équilibre, s’ébroua depuis la tête jusqu’à la queue , et…. se mit à parler:
- Enfin, ça fait plaisir d’être ici!  s’écria-t-il en poussant un gros soupir, dans cette langue que parlent les anciens, et dont je vais m’efforcer de rendre toute la saveur; puis, regardant autour de lui il ajouta:  - Mais je suis tout seul! Tant mieux, j’aurai plus d’espace pour courir!  Ensuite, remarquant le fermier qui le regardait les yeux ronds :
- Bonjour, qui es-tu, toi qui ne cesses de m’observer la bouche grande ouverte? On dirait que tu n’as jamais vu d’agneau qui parle! Moi c’est Réglisse , et toi ?  - M-marcel, bredouilla l’homme éberlué;  puis,   mais, mais tu parles!  -  Quelle question! Bien sûr que je parle ! Répliqua l’animal outré; voyons, je ne suis tout de même pas le premier agneau à parler: rappelle-toi, La Fontaine, Le Loup et l’Agneau. Ah! Tu vois bien!… Je sens que nous allons bien nous entendre.  Puis d’un air intéressé - C’est une grande ferme ici? Tu as beaucoup de brebis ?Trois cents? Ca ira. Comme tu as du le remarquer je suis un mâle, appelé quand le moment viendra à devenir le bélier de ton troupeau!  Puis il ajouta au fermier ébahi :
- Ne fais donc pas cette tête là, fais-moi confiance, tout ira bien, je..... 

***

Marcel n’entendit pas la suite, de toute la rapidité dont ses vieilles jambes étaient capables il s’en fut trouver sa femme :
 - Marinette, Marinette , réveille-toi, viens voir l’agneau qui nous est né: il est tout noir et il parle!  Après l’avoir traité de vieux fou, Marinette consentit à s’en aller voir cette merveille.

S’il s’avérait que l’animal était du plus beau noir, qu’il fût doué de parole était des plus contestable: on ne put en effet lui soutirer que des  « Mééé » certes, prononcés dans plusieurs registres, mais on ne pouvait affirmer qu’il s’agissait là de langage parlé.
Marcel eut beau faire, l’agnelet, après avoir vigoureusement tété sa mère, se coucha et s’endormit, l’air repus, la tête rejetée en arrière, comme ont coutume de le faire tous ses frères.
Tout en maugréant quelques mots bien sentis à propos de la santé mentale de son époux et de la couleur de la toison de l’animal, supputant là quelque intervention démoniaque, Marinette s’en fut au fond de son lit prier Notre Dame de Bon Secours qu’elle les préserve de si grands malheurs.
Marcel, croyant qu’il ne pourrait fermer l’œil, préféra rester dans la bergerie à regarder l’insolite animal. La fatigue ayant raison de lui, il ne tarda pas cependant à s’endormir.

***

- Marcel, Ô, Marcel, tu dors? Fit une voix au creux de son oreille, on peut dire que tu as le sommeil lourd! Dis, tu ne m’en veux pas trop pour tout à l’heure? Mais je ne pouvais pas montrer à Marinette que je parlais; tu sais comment sont les femmes! Elle se serait vite empressée de le dire à Joséphine en lui faisant jurer de ne le répéter à personne, et c’est comme ça que tout le Causse l’aurait su. 
Marcel que la logique du raisonnement impressionnait, approuva d’un hochement de tête:
- Là pour sûr, tu as raison!  puis se rendant compte de l’identité de son interlocuteur il sursauta, se frotta les yeux, et ne trouvant rien d’autre à dire, demanda :
-  D’abord, comment tu peux le savoir, toi qui viens tout juste de naître, que Joséphine c’est l’Agence Havas du plateau?  - Voyons, Marcel, tu l’as dit toi-même tout à l’heure à ta femme que je n’étais pas un agneau comme les autres. Avant toute chose il faut que tu te fasses à l’idée que je sais tout, sur hier, aujourd’hui et demain, mais que je ne te le dirai pas. Imagine toi ce qui arriverait si j’allais dire à Louisette qu’Angèle tous les matins volait un œuf dans son poulailler, et qu’elle pouvait bien tuer la veille poule, il lui manquerait toujours un œuf! Ou bien si je révélais à Anselme, qui depuis vingt ans attend le décès de son vieil avare d’oncle , pour agrandir son champ de blé, qu’il partirait un mois avant lui. Non, je ne suis pas là pour divulguer, révéler dénoncer, je suis là pour t’aider à mieux t’en sortir. D’ailleurs, je l’ai promis au vieux Vaillant, tu sais, le bélier de ton grand père, il t’a vu naître, il t’aime bien; aussi quand il a su que la vie devenait de plus en plus difficile pour les éleveurs sur le plateau, il m’a envoyé vers toi pour te conseiller: je suis, comme qui dirait, ton conseiller technique! 
Marcel que l’évocation de son grand père et de Vaillant avait remué, essuya un larme furtive, et se ressaisissant reprit :
- Tu ne voudrais pas par hasard que je crois qu’un bélier mort il y a plus de vingt ans t’a envoyé auprès de moi pour m’aider à me tirer d’affaire !  puis, plus bas :   C’est vrai que les temps sont durs ! 
- Là, tu le reconnais ! Avec les quotas de lait fixés par Roquefort, le prix des agneaux qui ne cesse de baisser, et les traites du nouveau tracteur, il ne doit pas te rester grand chose, va, à la fin de l’année ! Alors, je suis là pour fournir un nouveau revenu à ton exploitation.  Puis il ajouta :  tiens, touche un peu ma toison, tu vois comme elle est fine, comme elle est douce, les mohairs, les angoras, les cachemires, les alpagas ne sont que de vulgaires laines à côté !
  - C'est vrai que tu es doux dit Marcel en caressant de sa main caleuse le dos de l’agneau.
Redressant alors la tête de la plus fière manière qui soit, Réglisse répondit :
- Moi, Réglisse, je suis le futur géniteur de la race de moutons la plus enviée au monde : celle qui donnera non de la laine, mais de la soie, la plus brillante, la plus fine , la plus résistante, celle qui tissera les plus beaux tapis, qui coudra les plus beaux vêtements !
  Marcel, devant tant de vantardise, ne put s’empêcher de réagir :
- De la soie, j’aurais tout entendu ! Et même si c’était vrai, tu as vu ta couleur ? Tu en connais beaucoup, toi, dans la région, des usines de tissages spécialisées dans le vêtement de deuil ! Allez, arrête, tu me fais perdre mon temps, contente toi d’être un bel agneau qui profite bien du bon lait de sa mère et que je vendrai un bon prix dans un mois quand on viendra vous emmener toi et les autres. D’ailleurs tu as vu comme Marinette t’a regardé tout à l’heure, ça m’étonnerait qu’elle soit d’accord pour qu’on te garde : elle doit voir en toi un suppôt de Satan. »
- Enfin, Marcel, c’est bien toi le patron tout de même !  S’exclama Réglisse.
Et Marcel d’acquiescer :
- Bien sûr que c’est moi le patron, mais c’est toujours Marinette qui a le dernier mot ! 

***

Cette conversation avait eu lieu au petit matin du neuf Janvier. Réglisse calcula donc qu’il lui restait un peu moins de deux mois pour convaincre. Comme il pensait qu’avec Marcel la partie était presque gagnée, il s’attacha essentiellement à séduire Marinette.
Il savait qu’il serait, pendant une semaine environ, le seul agneau, aussi décida-t-il de profiter de ce temps là pour mener à bien sa conquête.
Sachant que c’est par le rire que l’on gagne le cœur des femmes, il adjoignit au caractère attendrissant, inhérent à tout jeune être, un comportement des plus cocasse : c’est ainsi qu’à chaque fois que Marinette pénétrait dans la bergerie, non seulement il se précipitait sur elle avec des bêlements énamourés, mais il se débrouillait pour paraître s’emmêler ses pattes encore peu sûres, ce qui donnait lieu à toutes sortes de cabrioles et de sauts d’un comique des plus réussi ! La fermière s’exclamait alors :
- Tu sais que tu es dégourdi, toi quand même, tu pourrais pas regarder où tu poses les sabots ! Et puis, quand sa course se terminant auprès d’elle il lui tétait goulûment les doigts :   C’est qu’il me prendrait pour sa mère ce nigaudou !
  Bref, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, Marinette avait admis qu’elle ne pouvait plus se passer de Réglisse !
Toutefois, la victoire ne serait totale que lorsque vers les six mois, on le reconnaîtrait comme le futur bélier du troupeau.
Alors, un jour, Marcel se trouva contraint d’aborder le sujet, et pour ce faire, il utilisa les arguments que Réglisse avait fini par lui faire accepter :
- Marinette, tu as vu comme elle est douce la laine de cet agneau, on dirait de la soie. 
- Oui, aussi douce que de la soie  renchérit sa femme.
Il ajouta :
- Je n’en ai jamais vu de pareille, ça doit peut être valoir cher, qui sait ? Tu imagines si on avait un troupeau tout entier avec une aussi belle toison, ça vaudrait sûrement de l’or, dis ? 
S’il est une chose qu’il n’est pas difficile de faire comprendre à une femme, c’est bien qu'elle pourrait tirer profit de quelque chose ; Marinette envisagea vite la situation; un obstacle subsistait toutefois :
- Oui mais la couleur ?  demanda-t-elle
- On fait maintenant d’excellentes teintures, et puis il s’en faudrait beaucoup que tous les agneaux soient noirs ! 
Ainsi donc se décida la destinée de Réglisse.
Quant à la couleur l’avenir allait y pourvoir !

***

Dès que Réglisse fut devenu un magnifique bélier, aux belles cornes torsadées, on le mit en devoir d’accomplir ce pourquoi il avait été sélectionné. Il s’acquitta très bien de sa tâche, et quelques mois plus tard Marcel et Marinette étaient heureux de constater que Janvier leur apporterait un agnelage des plus prometteurs.
Les naissances commencèrent le huit janvier jusqu’au vingt quatre, avec exactement douze agneaux pour chacun des dix premiers jours et dix huit paires pour les sept derniers. La chose en soi ne paraissait pas extraordinaire, mais ce qui l’était davantage, était que les agnelets avaient à chaque fois une couleur différente.
Le huit, ils furent bleus, le neuf jaunes, le dix rouges, et le onze verts, orangés les six jours suivants, tandis que les jumeaux des sept derniers jours étaient respectivement, rose fuchsia, noir de jais, bleu canard, vert pomme, jaune safran, rouge coquelicot et enfin blancs comme neige. Autant leur couleur était-elle variée, autant possédaient-ils tous une toison faite de longues mèches de la plus belle des soies !

Les premières naissances avaient époustouflé nos deux fermiers, mais à partir du huitième jour, Marinette comprit bien vite tout le parti qu’il y avait à tirer d’un tel événement ! De plus, la bergerie, que la grisaille des mois d’hiver assombrissait d’habitude, s’égayant du ballet coloré des agneaux, incitait à une certaine euphorie.
- Et si on faisait venir la télévision ? proposa Marinette.

***

- La télévision ? Et puis quoi encore ?  Répondit Marcel en haussant les épaules,  tu crois donc qu’on a pas fait assez rire les gens du Plateau avec notre Réglisse tout frisé et tout noir pour qu’on veuille montrer au monde entier la couleur des agneaux qu’il nous a fait ! Allez va, j’ai suffisamment honte comme ça. 
Il faut dire qu’il est assez difficile, pour un homme dont la profession se réfère à des coutumes ancestrales, de changer aussi rapidement d’habitudes ; et pour Marcel que les talents oratoires de Réglisse avaient déjà passablement bouleversé, la venue d’un troupeau multicolore, était plus qu’il ne pouvait supporter, de sorte qu’il en avait même oublié les perspectives de bénéfices lainiers. Aussi, retombant dans les pratiques traditionnelles il ajouta :
- Et puis, qui me les voudra ces agneaux aux couleurs pas possibles, on croira que nous les avons teints, et les gens craindront de s’empoisonner avec la teinture ! 
- Mais qui te parle de les vendre ? Il faut les garder au contraire pour les soies de couleur qu’ils nous donneront ! Fais venir la télévision, crois-moi, tu ne le regretteras pas.  Conclut la fermière en sortant de la bergerie.
Réglisse, qui s’était tenu coi dans son box pendant toute la discussion, prit à son tour la parole :
- Ta femme à raison ; il est fini le temps de vouloir tout cacher : Tu sais, j’avais bien compris quand tu sortais le troupeau au petit jour pour le rentrer à la nuit tombée, soit disant qu’il faisait chaud et que les brebis étaient restées trop longtemps à se reposer au Tchouradou , que c’était pour que les gens me voient le moins possible et que tu ne sois pas obligé de répondre à leurs questions. Dans le fond, tu as honte de moi, et tu aimerais bien que je ne sois jamais venu. 
- Mais non, mais non,  bougonna Marcel mal à l’aise .
- De toute façon, il est trop tard pour reculer. Pense plutôt à la joie de tes petits enfants quand ils viendront passer les vacances à Carnaval… 
- Carnaval, c’est ça, j’allais le dire, ce n’est plus un troupeau que j’ai, c’est un défilé de Carnaval !  Soupira le vieil homme accablé.
-  Tu déformes tout. Ce que tu peux être dur à comprendre quelquefois ! Ne vois-tu pas que ce troupeau va faire ton bonheur justement ? Tu voulais plus de revenus pour ne plus avoir à redouter pour tes vieux jours : tu vas les avoir ; tu voulais que tes enfants reviennent vivre auprès de toi : ils vont revenir ; tu voulais voir revivre ta vieille ferme comme au temps de ton grand père : elle est sur le point de retrouver une seconde jeunesse. Allez va, ne fais pas le têtu, faisons venir la télévision. 

***

De fait, ce qu’avait prédit Réglisse se réalisa bel et bien .
Une équipe de F R 3 vint faire un reportage à la ferme ; reportage qui fut diffusé tout d’abord à l’échelon régional puis, vu l’étrangeté du sujet, à l’échelon national.
La ferme de Marcel et Marinette, avec ses vieux murs de pierres ocrées, ses terrasses extérieures qu’escaladaient des escaliers de grandes dalles calcaires, ses toits de lauzes et ses portes dont les encadrements taillés dans une curieuse roche rouge la distinguaient des fermes avoisinantes, atteint vite une célébrité notable.
On accourut de toutes parts admirer l’original troupeau .
Devant cet afflux de curieux, le fils aîné, qu’un emploi de fonctionnaire à la ville n’enthousiasmait pas outre mesure, revint s’installer à la ferme avec sa famille ; l’enseignant qu’il avait été, envisagea de remettre en état des dépendances laissées à l’abandon, pour accueillir des classes vertes . Son fils, qui était diplômé d’une école hôtelière très réputée, se proposa de créer un restaurant à la Jasse Neuve . Quant à sa femme et à sa fille, la première, que les métiers artisanaux avait toujours attirée, la seconde qui avait fait de sérieuses études commerciales, elles entreprirent de monter un atelier de tissage et d’en commercialiser les produits.
Le mari de la fille cadette, qui travaillait dans les laines à Mazamet, vendit son affaire, et monta une filature à la ville la plus proche ; et sa femme prenant en compte le savoir faire de toute une partie de la population magrébine , créa une manufacture de tapis qui n’avait rien à envier aux meilleurs tapis iraniens. Leurs enfants, encore bien jeunes, mais déjà passionnément épris du troupeau, deviendraient, la première vétérinaire, et le second berger, appelé à être unanimement reconnu aussi bon pâtre que son grand père.
Ainsi, il apparut bien vite que l’arrivée de Réglisse avait fait prospérer non seulement Marcel et sa famille, mais encore toute une région qui se croyait indéfiniment abonnée au chômage !
Car Réglisse et sa nombreuse descendance n’en finissaient pas de mettre tout le pays à l’ouvrage !
Les descendants mâles du bélier noir avaient été disséminés dans tous les élevages alentour, afin de propager la nouvelle race de moutons caussenards ; ainsi, bientôt, vit-on les fermes avoisinantes propriétaires elles aussi de splendides troupeaux chamarrés, qui lorsqu’ils pâturaient, donnaient aux terres austères du causse comme un petit air de Hollande lorsqu’y fleurissent les tulipes.
Les champs, qui avaient longtemps connu la jachère, produisirent à nouveau avoine, orge, luzerne et blé ; les chemins communaux envahis par les buis retrouvèrent leurs murets grâce aux cantonniers nouvellement recrutés .
On vit certains commerces ouvrir au village, et l’école, s’avérant trop petite, un groupe scolaire entier fut reconstruit.
Quand aux maisons, que l’exode rural avait closes, elles ressuscitèrent sous forme d’habitations familiales où de gîtes ruraux. Peu à peu le pays renaissait !……

***

Dix ans passèrent.
Le vieux bélier et le vieil homme, qui désormais avaient passé la main, se promenaient comme ils en avaient pris l’habitude sur les chemins bordés de buis qu’ils aimaient tant ; il avait soufflé toute la journée un vent venu du nord, qui rendait le ciel si lumineux, que les silhouettes des arbres s’y détachant au couchant paraissaient être en relief .
- Mon bon Réglisse, tu m’auras changé la vie, tout de même !  Disait Marcel de sa voix chevrotante. Et le vieux bélier, dont les boucles de la toison avaient fortement blanchi, répondait d’une voix éraillée :
- Nous en auront connu des choses tous les deux ! 
- Pourquoi tu n’as jamais voulu parler à un autre qu’à moi ? Pourquoi tu m’as choisi ? 
A la question de Marcel, Réglisse fit cette réponse :
  - En fait, tu sais, je ne parle pas du tout. C’est avec ta tête et aussi ton cœur que tu m’entends. C’est parce que tu avais tellement envie que le Plateau revive, que la prospérité est revenue. Je n’ai été que le catalyseur. 
- Mais tu plaisantes, et la couleur des agneaux ? Et leur toison de soie ? 
- Là ,bien sûr, tu n’y es pas pour grand chose et moi non plus ; mais tu vois, le Bon Dieu, là haut, il lui faut bien de la distraction quelque fois ; alors il s’est dit que le causse, sans ses champs de blé, était trop triste, et il a eu envie d’égayer tout ça. Bien sûr, tu trouveras des gens qui te raconteront que des manipulations génétiques et des croisements sélectionnés ont fini par produire la race de moutons qui a pris naissance chez toi. Il existera toujours des savants beaux parleurs ; laisse les dire ; l’homme a de plus en plus besoin de croire qu’il maîtrise tout, alors qu’il n’est qu’une infime particule de l’univers, cependant nous nous savons que…. 
Leur conversation se perdit comme ils s’éloignaient.
La grosse lune rousse, qui s’était levée à l’horizon, suivit les promeneurs jusqu’au sommet de cette colline où trônait le grand menhir ;

tous deux s’assirent sur les deux roches plates qui le maintenaient dressé. Devant eux s’étendait la plaine plantée de pins sur tout un côté. La terre, où le parfum âcre des asphodèles se mêlait à celui des iris nains, se reposait d’une journée de printemps particulièrement ventée. Alors, emplis du sentiment de faire partie à jamais de cette terre même, ils s’assoupirent heureux .

***

On les retrouva au matin tellement pelotonnés l’un dans l’autre qu’on n’osa les séparer, et l’on mit, dans une même tombe creusée au pied du grand menhir, Marcel et Réglisse, en reconnaissance de ce qu’ils avaient accompli pour le Plateau.

Michèle Puel Benoit

Je dédie ce conte à mes amis Marie-Pierre et Jean- Luc du Viala pour leur courage face aux difficultés rencontrées par la dure vie des éleveurs sur le causse, et je leur sais gré d’avoir toujours accueilli leurs amis avec la générosité et la gentillesse qui est la leur. Il va sans dire que toute ressemblance avec les fermiers héros de cette histoire est à rejeter, mais je ne jurerai pas que leur ferme et ce qu’ils m’ont appris de leur métier n’aient en partie inspiré mon propos. En souhaitant qu’ils ne m’en tiennent pas rigueur, je leur renouvelle l’assurance de mon amitié.
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