La maison qu’ils avaient eu la grâce d’acquérir, se trouvait située dans un de ces petits hameaux perdus du Causse, envahis par la végétation, où les ruines en habit de lierre, les sureaux à l’odeur enivrante et les chemins parfumés des senteurs de mélisses froissées, ont gardé le charme des images surannées.
La vieille grande bâtisse, fichée d’une terrasse où grimperait bientôt une vigne vierge bourgeonnante, permettait d’accéder par des escaliers de pierres calcaires veinées de jaune et de rouge, à la grande salle commune. Celle-ci, au plafond de poutres noircies par l’usage séculaire de la monumentale cheminée, et quoique de vastes proportions, n’était éclairée que par une minuscule fenêtre à quatre carreaux orientée au soleil levant ; ce qui faisait qu’à certaines périodes de l’année, le soleil, à son lever, venait rallumer de ses rayons, les braises que la nuit avait refroidies dans l’âtre. Le sol était recouvert de grands carreaux de terre cuite rouge, rongés dans les endroits où avait dû se trouver le saloir à cochon. Dans un angle trônait la maie, grand coffre sombre à l’intérieur blanchi par la conservation de grandes miches blondes et farinées de bon pain de froment.
Dans le mur exposé au midi, et dans son épaisseur, on avait creusé un renfoncement, dans lequel était placé un évier de pierre ; l’une des deux lauzes qui le bordaient, portait en creux la marque laissée par la cruche à eau. Il faut dire que le Causse d’alors ne connaissait pas l’eau, sinon celle de la citerne aménagée dans un petit aven au dessus duquel la maison avait été construite.
Comme les pièces d’habitation se trouvaient à l’étage, le rez de chaussée était occupé par les dépendances : l’écurie qui conservait encore ses mangeoires et les harnais du cheval, une pièce fraîche et sombre servant de cave, et sous la terrasse les deux soues à cochon. La bergerie, quant à elle, faisait face, de l’autre côté d’une petite cour en pente ombragée par un tilleul. Son toit effondré laissait entrevoir de majestueuses arches de pierre.
Sur le côté gauche de la bâtisse était accolé le four à pain à la porte ornée de briques rouges dessinant une sorte de w ; la pièce sur laquelle il s’ouvrait, avait depuis longtemps déjà perdu son toit, au point qu’un beau sureau l’avait investie.
C’est dans ce cadre approprié que les citadins qu’ils étaient décidèrent de s’improviser fermiers !

La première à attraper le virus fut Elle.
De son enfance passée à la campagne elle avait gardé le goût de la vie rurale : aussi, décida-t-elle qu’il lui faudrait un poulailler. Lui, à qui Elle fit habilement miroiter la perspective d’œufs frais à la saveur inégalable, assortie de l’économie ménagère que cet élevage engendrerait, ne s’opposa pas au projet. Il accepta même, sans trop de mauvaise grâce, de lui construire un poulailler.
Il existait de l’autre côté du chemin, le lieu tout à fait adéquat : terrain pentu, ombragé par deux grands frênes, clos par un mur de pierres sèches, contre lequel il adossa la construction. Un toit d’éverite protégeait de la pluie, et, pour prévenir une attaque éventuelle du renard, un grillage encerclait et coiffait tout le terrain.
Une fois le logis fin prêt, il leur fallut chercher des locataires. Qu’à cela ne tienne, le marché hebdomadaire du bourg voisin y pourvoirait ! Mais comment distinguer une poulette prête à pondre, d’une pondeuse chevronnée ? La seule solution étant de vérifier « cum digito » si un œuf s’annonçait prochain, elle dut s’exécuter , lui, ayant décliné comme il se doit, l’invitation du marchand : il lui faisait entièrement confiance !
Trois poules, une rousse et deux noires furent leurs premières pensionnaires, suivies de deux « si jolies petites naines qu’on devrait bien les acheter » flanquées d’un coq, pour que ces dames ne déprimassent point.
Et l’attente du premier œuf débuta .
Les poules, durant les mois d’été sont d’autant plus matinales, que leur poulailler laisse entrer les rayons du premier soleil, et qu’un coq, soucieux de son image, veut être le premier à saluer, d’une voix éraillée, l’apparition de l’astre solaire.
A peine avaient-elles émis le premier de leur caquetage matinal qu’Elle se précipitait au poulailler pour voir l’œuf tant attendu. Et comme les poules sont très bavardes, Elle passait son temps à descendre et remonter les escaliers de la terrasse, ce qui, au bout du compte, finit par lui faire perdre les deux kilos qu’une vie sédentaire lui avait fait acquérir.
Il arriva enfin ce premier œuf ! Et Elle s’aperçut alors que le chant de la poule claironnant sa fierté d’avoir pondu n’avait rien à voir avec son caquetage habituel ! Au bout d’un certain temps elle acquit même une certaine expérience, au point de reconnaître chaque pondeuse à son chant et d’attribuer chaque œuf à sa pondeuse !
Car rien n’est aussi différent d’un œuf qu’un autre œuf quand il provient de votre poulailler ! Il y a le brun roux que donne tous les deux jours, vieille – poule – rousse – à – la – crête – qui – penche, le rose safrané qu’accorde quotidiennement jeune – poule – noire, le beige tacheté de la poule - noire - à - la - si - jolie - collerette dorée, et qui nous réserve parfois l’heureuse surprise d’être double ! Viennent ensuite les beiges rosés de notre intrépide poule naine noire et les blancs que poule naine blanche vante pendant cinq bonnes minutes de sa voix perçante.
Tout allait donc pour le mieux, lorsqu’Elle s’avisa un jour qu’enfermer les poules à la campagne toute la journée était une véritable aberration . Alors qu’elles auraient pu à l’extérieur faire leurs délices d’herbe verte et de vermisseaux, sans compter les économies de grain que cela ferait, elles étaient là prostrées derrière leur grillage, à en devenir neurasthéniques !
Lui, fut plus difficile à convaincre ; Il avait un peu l’impression d’avoir travaillé pour rien, mais puisqu’Elle était certaine de ce qu’Elle avançait….
Nos volatiles comprirent très vite que la liberté leur avait été donnée, et ne tardèrent pas à en abuser.
Les unes prirent l’habitude de grimper l’escalier de la terrasse, de s’engouffrer par la porte laissée ouverte, gratifiant la salle commune des malodorantes traces de leur passage ; une autre fit un festin des capucines qu’ELLE avaient semées dans les interstices des escaliers et dont Elle aimait la chaude floraison ; poule naine blanche , elle, poussa l’audace jusqu’à s’en aller boire du vin dans le verre du voisin ; elle en revint d’ailleurs complètement saoule au point de ne plus pouvoir tenir sur ses pattes tout le temps que dura son ivresse.
Cette liberté nouvellement acquise s’accompagna de la grève de l’œuf.

Du jour où on leur avait ouvert la porte, le nid, pourtant confortablement garni de paille, demeura désespérément vide. Elle avait beau laisser les poules enfermées une grande partie de la matinée, elles n’y pondaient pas. Ce n’était qu’une fois qu’on les avait libérées et qu’on avait abandonné toute surveillance et tout espoir que retentissait le chant révélateur de la toute récente ponte. Alors commençait la quête !
Car, qui n’a jamais eu de poules ne peut imaginer les ruses qu’elles sont capables d’inventer afin de protéger leurs œufs !
Jeune – poule – noire , avait découvert dans le mur de la bergerie une ancienne ouverture, certainement mal obturée, et que la chute de pierres mal jointes avait creusée d’un trou, profond de la longueur d’un bras, dans lequel elle déposa pendant huit jours entiers, sans qu’on l’en soupçonnât seulement, le fruit de sa ponte quotidienne. ELLE eut besoin d’une semaine entière d’espionnage pour comprendre que la poulette ne chantait l’œuf que lorsqu’elle s’était éloignée d’une bonne centaine de mètres ! Par la suite ELLE eut soin de laisser toujours un œuf dans la cachette afin d’inciter la pondeuse à ne plus changer d’endroit.
Vieille – poule – rousse choisit pour sa ponte l’abri d’un grand massif d’orties : et il ne fallut pas moins d’une bouteille entière de vinaigre pour calmer les démangeaisons qu’avait engendrées la collecte de sa production.
Poule – noire – à – la – jolie – collerette – dorée ne pondit pas, ou du moins s’ingénia à le lui faire croire.
Quand aux deux poules naines, on ne les apercevait plus que le soir à la distribution de grains.
La rentabilité de l’élevage commença à paraître contestable, d’autant que la distribution de grains vespérale s’avérait être la manne providentielle de toute la gent ailée .
Ainsi passa l’été entre désespoir et collecte. Toutefois, ELLE eut cependant la joie de découvrir au milieu du champ du voisin de quoi ravir son désir d’élevage.
Un beau matin, poule – naine – noire, qui avait décidé une fois pour toutes qu’elle ne dormirait plus dans le poulailler, disparut. On accusa le renard d’être venu prélever sa dîme, il y eut même des enfants pour dire qu’ils l’avaient entendu, sinon vu l’emporter. ELLE, pleura sa naine noire qui avait une façon amusante de pencher sa tête tantôt sur un côté tantôt sur l’autre lui laissant croire qu’elle l’écoutait. Trois semaines passèrent ; dix huit jours à dire vrai, et ce fameux dix huitième Elle vit, sortant du champ voisin, poule – naine – noire accompagnée d’une demi douzaine de poussins nouvellement nés ,bruns, jaune paille et beige clair, piaillants et sautillants autour d’une mère glousse qui avait changé son caquetage pour un « glou, glou » de fond de gorge. La mère poule s’avança crânement, s’arrêtant de temps à autre pour gratter le sol de ses pattes et pousser un « glou » bref qui avait pour résultat de faire rouler vers elle ces drôles de balles duveteuses qui exploraient avec de petits cris le sillon brun nouvellement tracé . Quand elle estima le repas achevé, de ses ailes étendues elle creusa une sorte de nid, au beau milieu du chemin, dans la poussière, et, rassemblant sous ses ailes gonflées toute sa progéniture s’apprêta à faire la sieste devant des paires d’yeux éberlués !
Après cela, Elle n’eut guère le loisir de vaquer aux autres soins du ménage : car veiller sur la jeune basse cour lui prenait une grande partie de son temps ! Elle ne se lassait jamais de voir courir dans tous les sens ces petites boules piaillantes, et quand elles eurent changé leur duvet en plumes ce fut la question de savoir lesquels étaient poulets, lesquelles étaient poulettes qui La retint des heures entières assise sur les escaliers de la terrasse, d’autant que l’une d’entre elles, plus audacieuse que les autres, allait même jusqu’à grimper sur son épaule et pincer son oreille pour réclamer les grains dont Elle bourrait intentionnellement ses poches.
Puis, la couvée grandit en même temps que s’achevaient les vacances : il fallut songer à rentrer !
Comme il était hors de question qu’on abandonnât la basse cour loin de Ses soins vigilants, Elle suggéra qu’on l’emmenât à la ville, un coin du jardin pouvait bien lui être dévolu !
Donc on se décida à attraper les poules à la nuit tombante les sachant plus « malléables », quand le soleil a disparu. L’entreprise ne fut pas trop malaisée pour celles qui dormaient dans le poulailler, et Il s’en acquitta fort bien, mais pour les autres….
Il faut savoir que les poules naines ont de commun avec les oiseaux le fait qu’elles volent, et pour cette raison, les leurs avaient pris l’habitude de se percher, à la nuit, dans le grand frêne. Le problème fut vite résolu : on appliqua sur le grand frêne la grande échelle et Il grimpa les attraper, une lampe électrique entre les dents car la nuit était devenue tout à fait noire. Oui mais voilà : était-ce que les poules naines sont méfiantes ou peut être bien farceuses , on ne saurait dire, mais à chaque fois qu’Il croyait leur saisir les pattes elle s’envolaient sur les branches supérieures non sans avoir d’un « cot, cot » indigné manifesté leur mécontentement . Force lui était donc de les suivre sous les encouragements de tous les habitants du hameau assemblés et ravis du spectacle ! L’échelle s’avéra trop courte, Il en redescendit donc furieux, estimant que, puisque ces stupides volatiles se prenaient pour des oiseaux, ils n’avaient qu’à rester dans les arbres et que Lui dorénavant se désintéressait de la question ! Elle n’osa trop rien dire songeant que demain serait un autre jour, ce qu’il fut.
Les poules, dès le soir, avaient été enfermée dans des cagettes, elles mêmes placées dans la voiture mise en break. Cette façon cavalière de traiter sa basse cour n’avait pas dû plaire au coq, car il avait aussitôt le soleil apparu, libéré ses compagnes de leur prison afin qu’elles pussent à leur gré envahir tout l’habitacle du véhicule, constellant les sièges et le volant de déjections pestilentielles.
Cette fois c’en était trop ! Il La somma de réparer les dommages et de tout nettoyer à l’eau javellisée ; Elle obéit sur le champ sans mot dire….
On enferma à nouveau les poules , on réussit à attraper naines et poussins à l’aide du filet à papillon après une course acharnée , et l’on partit.
Le voyage de retour se fit sans histoire :personne ne parlait.
L’installation du poulailler dans le jardin de la ville se fit. Les poules y restèrent parquées, quelque malheureuses qu’elles parussent, quelque vert et tendre que fût le gazon tout autour.
L’année passa ; il ne fut plus question d’estive pour la basse cour, mais cependant cette dernière retrouva la campagne.
Comme une de leurs amies citadines partait s’installer dans les Cévennes, Il suggéra qu’Elle pourrait bien lui faire cadeau de ses volatiles, cela l’aiderait à démarrer et elles seraient plus heureuses à la montagne ! Ils en achèteraient d’autres !
Il y a quinze ans de cela.
Le poulailler s’est écroulé sous les intempéries ; la maison a grandi d’un étage ; le mot poule est devenu tabou ; d’ailleurs il n’y en a plus une seule en liberté dans tout le village . Alors pour paraître avoir le dernier mot, Elle a fait poser sur les murs de la cuisine des faïences sur lesquelles picore toute une basse cour.
Mais, quand vous tient le virus de la terre ! ! ! Il vient de remettre en état de marche un gros tracteur, car : « Si l’on remettait en valeur les terres cultivables, non seulement on pourrait faire un grand jardin mais on pourrait aussi mettre de la luzerne et semer des céréales et pourquoi pas clôturer la colline et y faire paître des chevaux ou des moutons…… » « Et si on leur adjoignait un âne a-t-Elle aussitôt ajouté, il aiderait au ramassage de bois pour la cheminée, on dégagerait l’écurie pour l’y installer comme cela on pourrait…….. »
Mais cela sera une autre histoire.
Michèle Puel Benoit