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Le Menhir

image L’une des collines qui constituent les terres de l’Escandorgue était celle qu’ils préféraient. Orientée au sud, elle était couverte au printemps de jonquilles, les naines du Causse, celles dont la couleur jaune enchante et dont le violent parfum enivre. Y poussaient aussi des iris nains, blancs, jaunes et violets, qui, au hasard du ruissellement des eaux et grâce au travail d’abeilles botanistes, étaient devenus, au fil des saisons, blancs tigrés de bleu, bleus tigrés de jaune et même violets et jaunes panachés.
C’était également sur ses pentes, qu’en avril elle venait cueillir la laitue vivace qu’ici on nomme « breuda », dont la feuille dentelée, d’un vert bleu, à la saveur légèrement anisée fait le régal des gourmets !
Mais plus que tout, ce qui glorifiait la colline était la parure d’asphodèles orgueilleux et dressés qui la revêtaient tout entière de leurs hampes fleuries en mai.
Comme il n’aimait pas la cueillette, qu’elle au contraire adorait, il lui restait la découverte, lorsque le temps ne permettait pas une sieste au «  cagnard » dans les buis.
Et c’est ainsi qu’il découvrit, au beau milieu de leur végétation touffue, une grande pierre allongée,

qui, dressée, avait dû, autrefois, être un majestueux menhir.
Depuis ce jour, sa principale préoccupation fut de trouver les moyens de le redresser.
Il entreprit tout d’abord de le dégager des buis qui le recouvraient, ce qui révéla une dalle de trois mètres de long, cinquante centimètres de large et autant d’épaisseur, blanche, et que les intempéries avaient creusée de mille petites crevasses.
Un rapide calcul fit évaluer au scientifique qu’il était, sa masse, et il réalisa qu’il ne pourrait seul venir à bout de l’entreprise.
Que faire donc dans ces cas là ?

***

Aucune hésitation : faire appel à l’Ami ! L’Ami de toutes les entreprises hasardeuses, l’Ami de tous les paris un peu fous, l’Ami enfin qui seul trouverait l’idée absolument géniale et pas du tout risquée ni difficilement réalisable !
Vinrent alors les soirées de cogitation :
- Et si on utilisait un palan ?
Le problème étant de savoir où l’attacher.
- Il faudrait se servir d’un levier, dégager un creux sous la dalle afin de placer les barres à mine…
Mais, quand on en vint à la réalisation, tous les efforts conjugués ne parvinrent pas à faire seulement frémir le monolithe!
On eut alors l’idée de recourir à la traction des véhicules.
Le trou creusé précédemment permit de glisser une sangle qui enserra le menhir ; puis grâce à des mousquetons et autres sangles ( toutes les affaires de spéléo et escalade y passèrent ) on harnacha le 4/4 de l’Ami et leur J5 comme bêtes de trait chargées de tirer à l’amble afin de soulever la pierre : le but étant de glisser au-dessous un échafaudage servant à maintenir ouvert l’angle que la traction allait peu à peu créer.
Et le miracle se produisit : le menhir osa sortir de sa gangue et nous faire face un moment, tout ensommeillé de ses siècles de nuit, puis, était-ce qu’il ne se sentait pas encore prêt à affronter notre monde ? Etait-ce que notre équipe avait crié victoire trop tôt ? Ou que l’échafaudage n’était pas prévu pour supporter une telle masse ? Patatras, le monolithe s’en retourna d’un seul coup dans ses limbes, entraînant sous son auguste poids l’échafaudage laborieusement installé !
Ce fut la consternation, sinon le désespoir, et l’équipe déconfite s’en retourna se sustenter de l’agneau pascal qui l’attendait à la maison ( nous étions le jour de Pâques ) pensant que les idées lui reviendraient, une fois le ventre plein !
Le repas comme à l’ordinaire fut très animé, car il est rare que l’Ami et lui-même s’avouent vaincus.
On décida donc d’un nouvel essai.

***

Entre temps, les nouvelles se propageant vite, surtout celles qui font état de projets farfelus, tout le hameau était au courant de la tâche à laquelle ils s’étaient attelés. Et les avis d’aller bon train :
-   Vous n’y arriverez pas  disaient les défaitistes.
-  Pourquoi donc vouloir redresser cette pierre ?  Disaient les conservateurs.
-  Pourquoi n’essayerez-vous pas le Cric qui sert dans les caves à redresser les foudres ?  Dit une voix avisée.    Si vous voulez, j’en ai un dans la remise, je vous le prête.
  Bien sûr la sagacité vient de l’expérience et la voix en question savait de quoi elle parlait, car elle appartenait à quelqu’un qui avait, sa vie durant, transporté dans son camion des charrois pesant parfois fort lourd. Ils se rallièrent bien vite à cette proposition. Et l’équipe regonflée d’enthousiasme s’en repartit.
La pierre fut à nouveau sanglée, les véhicules reprirent leur rôle de bêtes de trait, et le menhir commença à se redresser.

On glissa alors sous son énorme masse le cric, et, au son de la musique grinçante de la crémaillère le monolithe se mit à revenir à la vie. Poussé, tiré, soulevé, il se dressa enfin glorieux et phallique, nouvel emblème d’une colline qui, désormais, jouirait de l’appellation incontestable de «  colline du menhir."
On plaça de chaque côté de la base les deux morceaux qui s’étaient fragmentés lors de la manœuvre, et qui servirent à le maintenir dresssé, et tous, quelque peu surpris et émerveillés de leur réussite, entamèrent concert de louanges et série de questions :
- Qu’il est beau ! Qu’il est grand ! Qu’il est majestueux ! Quel dommage qu’il se soit brisé à la base ! Et puis : qu’a-t-il connu de la vie des premiers hommes ? Que venaient-ils faire à ses pieds ? Aimaient-ils aussi le paysage que l’on découvre ?
L’Amie, toujours friande de mystères, proposa qu’on enfouisse à sa base un témoignage de leur action afin de satisfaire les éventuelles recherches des archéologues futurs. Ce fut une bouteille de coca cola qui devint la gardienne du message ainsi libellé :
«  Nous, ci-dessous signataires, avons de nos mains et de nos efforts conjugués, redressé, afin qu’il renaisse, ce témoin de l’existence d’une vie antérieure sur cette colline. Ce jour de Pâques de l’an…. »
Déjà le vent fraîchissait, le soleil à son déclin, dora un instant de ses derniers rayons la pierre avant d’aller se blottir derrière une autre épaule de l’Escandorgue.
L’heure fut au retour.

Il y a de cela quelques années déjà.
Depuis, la forêt a poussé au pied de la colline.
Le menhir glorieux et dressé est devenu un point de repère et un but de promenade pour les randonneurs à pied comme à cheval.
Les jonquilles, les iris nains, et les asphodèles se sont multipliés au point que la colline paraît être devenue leur lieu de prédilection. Et quand il lui arrive, assise au pied du grand menhir de se laisser aller à la rêverie, elle se dit que Nor, Gustou, Marcel, Réglisse, Emmanuel, Marinette et tant d’autres avant elle, ont tellement aimé ce Causse, qu’elle ne peut que souhaiter à de nouveaux découvreurs, d’éprouver, à leur tour, le sentiment de plénitude qui l’emplit.

Michèle Puel Benoit

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