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La Horde

image Cela faisait bien huit jours qu’ils marchaient. Ils s’étaient enfuis quand les montagnes, après avoir grondé toute une nuit s’étaient au matin mises à cracher des rivières incandescentes, des nuages de cendres brûlantes et des roches en fusion. Ils avaient fui leur village lacustre et leurs huttes sur pilotis, la mort dans l’âme, sans savoir s’ils retrouveraient jamais un lac aussi poissonneux.
Depuis quatre générations déjà, leur horde s’était sédentarisée auprès d’un lac pour y vivre de pêche et de cueillettes que la clémence relative du climat leur permettait.
Ce n’était plus maintenant qu’un groupe humain hirsute et affamé qui se traînait sur le plateau, résistant comme il le pouvait à l’âpre vent qui le transissait de froid. Car, après l’ardente fournaise, ils avaient du braver une tempête de neige et affrontaient maintenant cette cruelle bise qui leur giflait le visage. Aussi allaient-ils courbés, en file, de ce pas machinal qu’on adopte quand la fatigue s’est emparée de vos pensées.
Soudain, Nor qui marchait en tête poussa un grand cri: le plateau se terminait brusquement sur une falaise abrupte . N’était-ce son instinct très développé qui lui avait fait pressentir le danger, et sa course ainsi que sans doute celle de tout son clan, se serait achevée là, dans une chute vertigineuse et mortelle.
Ils se regroupèrent tous haletants, trop épuisés toutefois pour jouir du spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Ils se trouvaient en haut d’une falaise de calcaire blanc qui surplombait une longue plaine; dans le lointain scintillait une étroite bande brillante qui paraissait la franger toute.
Descendre, leur apparut trop périlleux, d’autant que le soleil n’était pas loin d’achever sa course dans le ciel. Il était donc urgent de trouver un abri pour passer la nuit sans avoir à redouter d’éventuels prédateurs.
Nor regarda autour de lui: il était entouré d’une végétation plutôt rase, n’offrant aucune possibilité d’asile; il fallait rebrousser chemin, le terrain traversé quelque temps auparavant lui avait paru boisé et parsemé de gros rochers prés desquels on pourrait sûrement s’abriter; ils repartirent donc quoique fourbus, obéissant à l’injonction gutturale de leur chef.
Il ne leur fallut guère de temps pour découvrir un gros rocher enfoui dans la végétation et qui révéla à une recherche plus minutieuse une cavité creusée à son pied et susceptible de leur fournir un abri suffisamment sûr pour un soir.
Il était temps: l’obscurité avait déjà envahi les lueurs du couchant.

Nul ne songea cette nuit là au feu protecteur, nul ne parla de tour de veille, nul n’osa même écouter sa faim: ils s’endormirent, blottis les uns contre les autres, trop fatigués pour songer à ce que leur réserverait le lendemain.

***

Le soleil qui, passant à travers le feuillage, traçait des ronds de lumière sur sa joue , éveilla Nor. Sans bruit, il se fraya un passage à travers les buissons et ce qu’il vit, pour la première fois depuis bien longtemps, réjouit son cœur.
Il se trouvait au pied d’un grand rocher dominant une combe entourée de bois touffus qui la protégeaient du vent: le soleil, levé depuis peu, argentait de ses rayons obliques les graminées qui en tapissaient le fond: en face de lui on devinait entre les arbres un éboulis que son instinct lui disait révélateur de grotte: sur le pourtour droit se dressaient d’autres grands rochers ne laissant qu’un seul passage étroit par lequel ils avaient pénétré. Son apparition avait fait fuir quelque menu gibier, la journée promettait d’apaiser la faim qui depuis des jours tiraillait leur clan.
Nor sut alors qu’ils pourraient arrêter ici leur course.

***

Il décida de faire plus ample connaissance avec la clairière, la parcourut de long en large, scrutant le bas des rochers à la recherche de quelque repaire d’animal dangereux, et ce faisant son oreille fut agréablement flattée du gazouillis d’une source: sous le plus gros des rochers qui se trouvait à l’opposé de celui au pied duquel ils avaient dormi, coulait une gentille source, certes modeste, mais qui pourrait suffire à leur besoins: en suivant le cours du ruisselet il découvrit entre des buis touffus une sorte de trou d’argile où l’eau retenue formait une petite mare. Son exploration le conduisit ensuite en haut de l’éboulis vers cette grotte dont il avait pressenti l’existence.
Il s’agissait d’une grotte pas très grande dont l’entrée se trouvait bien dissimulée et qui pourrait servir de refuge, sinon d’habitat, si le besoin s’en faisait ressentir: dans le fond se trouvait une cheminée permettant d’accéder sur le plateau qui dominait la combe. Vue de l’entrée de la grotte cette dernière lui apparut l’endroit rêvé où installer son clan, d’autant que le soleil, devenu plus chaud au fur et à mesure qu’il s’élevait, la baignait d’une chaude lueur accentuant le caractère protecteur de l’endroit. Alors, la rude face de Nor s’éclaira d’un sourire, et, rejetant en arrière sa longue chevelure, il entonna pour l’astre bienfaiteur un chant qui disait sa joie et sa gratitude.

Les saisons passèrent, le printemps succèda à l’hiver étoilant de blanc les poiriers et les cerisiers sauvages, assurant le clan d’une future cueillette savoureuse, tandis que la forêt de chênes blancs se révélait riche en gibiers de toute sorte. Les pierres de l’éboulis leur servirent à construire aux pieds des grands rochers des abris sûrs, et chaque homme y logea sa famille, si bien que l’été s’écoula dans la joie et l’espoir retrouvés.

***

Trois fois quatre saisons se succédèrent et Nor vit prospérer son clan : la combe connut des naissances sans déplorer aucune mort. Alors, tous surent qu’il fallait en remercier les dieux. A quelques lieux de leur domaine se dressait une colline sur laquelle le printemps était plus beau qu’ailleurs : son orientation à l’abri des vents glacés de l’hiver, faisait qu’une végétation odoriférante la recouvrait au printemps d’une multitude de fleurs jaunes et bleues, tandis qu’à l’été, quand le soleil était brûlant, il soufflait toujours à son sommet un petit air rafraîchissant. Sa situation élevée qui permettait un grand regard sur la plaine et sur les monts lointains la rendait chère aux yeux de Nor. Car c’était là qu’il aimait à venir méditer et emplir son âme de la beauté du monde.
Nul site ne pouvait mieux convenir à leur offrande. De plus, non loin de là, gisait de grandes dalles de calcaire blanc. Ils en détachèrent un grand bloc qu’ils amenèrent à grands efforts jusqu’au sommet et là l’orientant au sud, ils le dressèrent en témoignage de reconnaissance envers les dieux. Puis ils entamèrent un long chant hululé de gratitude.
L’habitude fut vite prise, dès qu‘un événement heureux survenait au clan, de venir célébrer par le chant auprès de la pierre leur merci.

***

Les années passèrent : le clan s’étoffa puis se scinda. Les clans nouvellement nés investirent des lieux proches, et à leur tour érigèrent des grandes dalles de calcaire en témoignage de gratitude envers la terre hospitalière qui les avait accueillis. Et c’est ainsi que, sur les grands Causses, les hommes s’établirent.

Michèle Puel Benoît

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