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L'Homme qui croyait tout savoir

image Grâce à une mémoire prodigieuse, il avait accumulé un savoir colossal qui faisait de lui un véritable phénomène. C’était il y a longtemps, à l’époque où les connaissances ne se transmettaient pas tellement sur les bancs des écoles, mais étaient acquises de générations en générations par les expériences de la vie et le savoir des anciens.
Seulement, dans ces villages reculés des hauts cantons, il s’y trouvait toujours quelqu’un ou même quelqu’une qui passait pour être un puits de science.
Et c’était le cas de Gustou.

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Gustou, qui marchait bien sur ses quatre vingts ans, était connu de tous les environs pour avoir réponse à tout. Il avait appris de son métier de berger le sens de l’observation - car, qui mieux qu’un pâtre, qui sait tout de suite s’il manque une bête dans un troupeau de mille et quelle est la manquante, peut avoir cette faculté - et n’oubliait jamais ce qu’il avait un jour remarqué.
C’était un homme sec et droit, quoique, comme souvent le sont les caussenards, de très petite taille, enveloppé été comme hiver d’une grande pèlerine d’un brun indéfinissable qui, disait-il, n’avait pas sa pareille pour le protéger des intempéries.

Il était coiffé d’un éternel feutre noir insigne de sa profession, comme l’était aussi le grand bâton de noisetier gravé que terminait une longue lanière de cuir, et ne s’en allait jamais sans avoir au fond de sa poche, et maintenu à la ceinture par une chaînette, ce couteau à lame large et légèrement courbe dont les bergers font tant d’usages. Ses vieux souliers ferrés, dont le cuir avait été soigneusement entretenu à l’huile de pied de bœuf, le menaient encore d’un pas infatigable derrière le troupeau. Car les moutons qui pâturent sur les causses, doivent parcourir de grandes distances pour arracher à ces terres arides l’herbe rase savoureuse dont ils font leur pitance. Il parlait un patois rocailleux, d’une voix usée d’avoir trop lancé en plein vent ses  « vei ci ve !» pour rallier les bêtes dispersées, et que l’usage d’un tabac gris roulé d’une main experte en de fines cigarettes qui pendaient mollement à la commissure de ses lèvres, n’avait pas arrangée.
Mais il savait également lire le Français.

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De ces courtes années passées sur le banc de l’école de la République, il avait gardé en mémoire, non seulement tous les enseignements que le maître lui avait prodigués, mais avait également hérité d’un penchant très prononcé envers tout ce qui était écrit, au point que c’en était une véritable boulimie !
Il lisait tout ce qui lui passait entre les mains : du journal, aux publicités inscrites sur les boîtes de remèdes ou d’épicerie, jusqu’aux papiers enveloppant les courses, ayant cependant une préférence pour l’almanach Vermot que depuis le temps bien sûr, il connaissait sur le bout des doigts.
Bien entendu, il savait aussi par cœur ses évangiles, ainsi que le calendrier des saints ; il était tout à fait capable également de vous réciter sans se tromper, la longue liste des départements français, préfectures et sous préfectures comprises ; il n’ignorait rien du calendrier lunaire et donnait toutes les phases de la lune pour les dix ans passés ou à venir.
Mais ce qu’il lisait encore le mieux c’était le grand livre de la Nature, car cette dernière lui parlait ! N’allez pas entendre par là qu’il savait déchiffrer les signes annonciateurs de tel ou tel phénomène naturel, comme savent le faire les hommes de la terre, non, les arbres, les plantes, les rochers, le ciel, la lune, les nuages les bêtes même avaient avec lui de réelles conversations ce qui, aux yeux des autres hommes, le faisait passer pour bizarre sinon un peu dérangé.
On disait ainsi qu’une nuit de pleine lune, au printemps, les rayons de l’astre lunaire qui au mois de mars sont redoutables, auraient, alors qu’il dormait dehors, agi sur son cerveau, lui donnant la faculté d’entendre parfaitement la nature sans pour autant être bien compris des humains.
C’est pourquoi, si on le moquait pour sa naïveté, on l’écoutait et le craignait également, car son égale franchise qui révélait les dangers qu’il y avait à aller pâturer dans tel endroit révélait aussi qu’il avait vu un tel et une telle ensembles dans les bois, ce qui n’arrangeait pas toujours les choses…. Mais là n’est pas le propos !
Bref, personne autant que lui ne paraissait aussi ravi de vivre, certain de rencontrer parmi tous ses interlocuteurs naturels celui qui fatalement aurait la réponse à la question du moment. Aussi allait-il toujours chantant et parlant par les landes où il menait son troupeau sans que la vipère ait jamais piqué aucune de ses bêtes, sans qu’aucune n’ait jamais brouté d’herbes abortives ni de luzernes ballonnantes. De fait, le troupeau qu’il gardait, était assuré d’être toujours le plus florissant du plateau !

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L’été, par les drailles embaumées de genêts, il menait les bêtes rassemblées pour l’estive, paître l’herbe de la montagne.
Toutefois cela n’allait pas sans un certain rituel.

La veille du départ, il avait choisi les plus belles, et leur avait décoré le dos de gros pompons de laine rouge ou bleue ; puis il avait suspendu au cou des jeunes agnelles, ces sonnailles au collier en bois de micocoulier peint en rouge, faites de laiton embouti et dans lesquelles tintent si joliment les tympans d’os polis ; enfin, il avait accroché à la meneuse, la grosse cloche dont le son majestueux et grave allait accompagner la marche du troupeau.
Car longue serait la montée, et mesuré devait être le pas que lui-même règlerait en marchant solennellement et fièrement devant. Là haut pendant quelques mois il vivrait éloigné des hommes à partager les joies et les tracas que la montagne lui contait :

***

- Salut Gustou ! Te revoilà donc ! Toujours aussi gaillard à ce qu’il me semble ! Comment s’est passé l’hiver sur le plateau ?
  Alors Gustou racontait que l’hiver n’avait pas été trop rude et qu’on avait sorti les bêtes presque jusqu’à l’agnelage de janvier, agnelage qui avait donné des bessous( jumeaux) comme les bêtes le lui avaient laissé entendre et comme l’herbe qu’il leur avait fait brouter sur la colline du menhir le lui avait garanti.
Le patron avait été content et les agneaux avaient bien profité. C’est pourquoi il s’était vu confier encore une fois, malgré son âge, le troupeau de la transhumance ; la montée s’était bien passée dans l’ensemble, toutefois il lui semblait que certaines jeunes agnelles, toutes à la joie de la nouveauté, avaient grimpé trop vite et que leurs pattes en avaient souffert ; aussi voulait-il savoir si prés de la source du grand chêne poussaient encore ces plantes dont les décoctions étaient si bonnes pour ce genre d’échauffement.
- Non, mon pauvre, répondait la montagne, elles ne sont plus là : il a tellement plu cet automne qu’elles ont été emportées avec la terre ravinée ; tu les trouveras plus bas parmi les châtaigniers. Puis elle ajoutait : tant que j’y pense, il faut que je te dise que cet hiver promet d’être tardif, mais rude, l’oignon des Cévennes n’en finit pas de mettre des peaux, fais provision de bouillon blanc et de bourrache pour soigner la toux de tes bêtes !
- Je vous remercie bien du renseignement lui disait poliment Gustou.
- Avec plaisir ! Si on ne se rendait pas service entre amis alors !
- A propos, ajoutait le berger, est-ce-que, ce serait trop vous demander que de donner à la fonte des neiges un peu plus d’eau à notre rivière ? Le meunier se plaint du peu de débit qu’il y a pour actionner convenablement les meules de son moulin.
- Bien sûr que je vais y veiller, mais ça ne va pas être facile. image Tu comprends, certaines rivières sont plus gourmandes que d’autres et il faut une grande vigilance pour qu’elles ne boivent pas plus que ce qui leur est permis ; or, au printemps j’ai beaucoup de travail et ne peux avoir l’œil à tout. Toutefois, je crois deviner quelle est la coquine et je te promets de la surveiller. - Merci bien, de mon côté si j’apprends quelque chose qui puisse vous intéresser je ne manquerai pas de vous le faire savoir. Adissiatz plan ! Et que Dieu vous garde !
  Ainsi se passait l’été sur la montagne, entre conversations, cueillettes et gardiennage 
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***

Quand les matins de septembre commencèrent à se faire brumeux et que les nuits rendirent la rosée du matin cristalline, Gustou sut que l’agnelage était proche et qu’il fallait redescendre sur le plateau pour retrouver la bergerie aux voûtes protectrices.
Il fallut bien trois jours pour la descente, tant Gustou avait à cœur que les futures mères ne se fatiguent pas trop.
Et puis un soir la ferme fut là au détour du chemin, avec sa cour enserrée de bâtiments, ses terrasses en arcades protégées de toits de tuiles rouges, sa grande bergerie fleurant la paille propre et le foin garnissant les râteliers.
Les brebis ne s’attardèrent pas à la lavogne pour étancher leur soif, on n’eut pas besoin non plus de les pousser pour qu’elles entrent dans la bergerie, c’est dans un concert de bêlements qui disaient leur joie d’avoir retrouvé leur logis qu’elles se précipitèrent dans la grande salle voûtée.
Gustou, quand il fut assuré que les bêtes étaient bien installées et que les chiens avaient eu leur repas, se dirigea vers la maison, où, il en était sûr, l’attendait une soupe odorante.

***

- Salut la compagnie ! , lança-t-il à la volée, en regagnant la place qui lui était dévolue, à la droite du maître.
- Salut Gustou ! lui fut-il répondu par de multiples voix, mais il sentit bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas.
D’ailleurs personne ne parlait et tous les visages étaient tournés vers une drôle de petite boîte carrée qui trônait sur le bahut, là où autrefois et durant tout l’été, Noémie, la patronne gardait dans un vase l’herbe au vent qu’il cueillait pour elle au début juillet et dont elle aimait tant le rose bleuté.
A l’intérieur de la boîte, un homme en costume de ville parlait avec un accent pointu qu’il eut du mal à comprendre. Si bien que pour compenser, il se mit tout naturellement à s’exprimer en patois :
- Cal es aquel monsur que manja pas ambe nos autres ? Venetz aqui monsur, vos farai un pauc de plaça ; et puis se tournant vers la patronne  mestra, balha i de sopa al paure qu’a talent .
( Qui est ce monsieur qui ne mange pas avec nous? Venez ici monsieur je vous ferai un peu de place) - Voyons Gustou, cet homme n’est pas là en réalité, ce n’est qu’une image. En vérité, il se trouve à Paris dans les studios de la télévision. Ceci est un poste de télévision que nous avons acheté pendant que tu étais à la montagne  répondit cette dernière.
- Je l’avais bien vu, vous savez, reprit vite le vieux berger qui s’en voulait de s’être laissé prendre en flagrant délit d’ignorance, puis il ajouta , il y a le même sur Le Chasseur Français !…. il bougonna ensuite: Si on peut plus rigoler alors ! 
Le reste du repas fut plutôt silencieux, les uns, captivés par ce qui se passait sur le petit écran, l’autre, vexé qu’on lui ait ravi la vedette.

***

De fait c’était bien de cela qu’il s’agissait, car l’étranger dans la boîte parlait de choses dont Gustou, qui croyait pourtant tout savoir, n’avait jamais entendu parler. Et certains, d’un air goguenard ne se privaient pas de le lui faire remarquer :
-  Eh ! Gustou, tu le savais toi que la terre avait tremblé cette nuit à Téhéran ? 
Il avait beau répondre que Téhéran était la capitale de l’Iran , pays qui jadis avait été la Perse, personne n’était dupe ; en vérité, il ignorait tout de l’événement, mais pour rien au monde il n’aurait voulu l’admettre : il avait sa fierté après tout !
Seulement, ces vexations répétées agirent sur son caractère : il se fit plus taciturne, refusant de donner des conseils aux gens venus le consulter sur tel ou tel problème lié aux brebis : «  Demandez donc à la télévision, disait-il, il paraît qu’elle sait tout ! » Il ne voulait même plus chanter à la fin du repas du dimanche, comme il savait si bien le faire ; le soir , à table il tournait ostensiblement sa chaise pour ne pas voir l’écran et faisait des remarques désobligeantes sur ces messieurs de Paris qui envahissaient le midi et qui bientôt s’assiéraient à votre table et mangeraient votre soupe sans y avoir été invités !
Ce n’était que lorsqu’il parcourait ses chères pâtures avec son troupeau qu’il redevenait lui-même, comme si l’antique sagesse de notre mère Nature déteignait sur lui ; alors, il retrouvait son entrain et ses longs conciliabules.

***

Le temps passa…
L ‘automne cette année fut d’une douceur exceptionnelle et Gustou put sortir le troupeau jusqu’à la mi-Décembre.
En janvier, la semaine au cours de laquelle se fit l’agnelage fut radieuse : le soleil anormalement chaud soutenait l’euphorie qu’une kyrielle d’agneaux bondissants et bêlants avait fait naître dans tous les cœurs.
Février fut du même acabit au point qu’on croyait le printemps arrivé, et l’on fit pression sur Gustou pour qu’il ressorte le troupeau augmenté des jeunes agnelles que l’on avait gardées. Mais le vieux berger ne voulait rien entendre, et il ne cessait de grommeler dans sa moustache : « Ieu vos disi que l’ivern nos a pas d’oblidat ! » ( Moi je vous dis que l'hiver ne nous a pas oublié)
Sur le petit écran c’était toujours le même étonnement : personne n’était capable d’expliquer pourquoi janvier, février et maintenant mars étaient si doux.
Les météorologues n’en finissaient pas de consulter leurs archives, en vain, jamais pareil phénomène ne s’était produit. Gustou résista jusquà la mi avril, après les Rameaux, car il ne fallait pas fâcher le Bon Dieu. Et, quoiqu’on fût dans la semaine sainte, il ne put désobéir à l’ordre donné par le maître :
- Maintenant cela suffit, demain le troupeau sortira, et si Gustou ne veut pas le mener c’est moi qui irai avec les bêtes. 
Gustou aurait préféré mourir plutôt que de voir un autre que lui, fût-il le maître, avec ses brebis ! Aussi répondit-il très vite :
- Oc, sortirai deman  matin ! ( d'accord je sortirai demain matin) puis il ajouta tout bas : « se podi ! »( sije peux)

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Nul n’entendit la réflexion, occupé qu’on était à suivre comme tous les soirs le bulletin météorologique que diffusait la télévision : une belle journée de printemps était annoncée !

On se sépara pour la nuit, et Gustou s’en fut avec les autres employés de l’autre côté de la cour vers le bâtiment qui leur était dévolu . Le ciel au dessus de leur tête était fourmillant d’étoiles ; il faisait une douceur de terre qui fermente, de sève qui bout.
- Fara bel deman per anar campestre, e Gustou ! » dit une voix goguenarde.( Il fera beau demain pour sortir les brebis)
- Veirem ben ! » lui fut-il répondu.( On verra bien)
Or cette nuit, commencée sous de si heureux hospices, fut loin d’être celle qui avait était prévue !

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Vers les trois heures du matin se mit à soufler en tempête un vent de grec humide et anormalement glacé ; le ciel se chargea, et vers les quatre heures il se mit à tomber une neige lourde et givrante qui eut tôt fait d’ensevelir toitures , buissons et chemins sous une épaisse couche blanche.
Quand un jour blafard se leva embrumé de flocons qui tombaient dru, impitoyablement, la ferme et ses alentours étaient à peine visibles ! Au réveil, la stupéfaction était dans tous les yeux, l’étonnement sur toutes les lèvres :
- Ca par exemple, qui l’aurait cru ? Et la télévision qui disait…. 
Gustou jubilait sous sa moustache, d’autant que les fils électriques s’étant rompus sous le poids de la neige il savait sa rivale muette pour un bout de temps ! A la ferme autour de lui c’était l’affolement : on ne sait plus rien faire sans électricité ! Même si l’on vit à l’écart , on n’aime pas se sentir coupé du reste du monde !
Il fallut recourir à la bougie pour s’éclairer, à la cheminée pour se chauffer, à la main pour traire.
La journée et celle qui suivit parurent à tous longues et harassantes. Mais le lendemain, au soir, quand tout le monde fut serré autour de la table chichement éclairée par une lampe à pétrole qu’on avait fini par retrouver, les conversations allèrent bon train : on fit d’abord des commentaires sur cette époque où rien n’allait comme avant, puis sur la journée qui, somme toute, ne s‘était pas trop mal passée, enfin sur la télévision qui n’y entendait rien. Et, l’on se tourna vers Gustou :
- Tu avais raison Gustou, encore une fois !  lui dit le maître.
Et le vieux berger, savourant le compliment qui le restituait dans sa qualité d’homme de savoir, d’un coup de langue colla sa cigarette puis l’ayant allumée à la forte flamme de son briquet d’amadou, repoussa sa chaise :
- Ara, me cal anar en léit que deman fara bel et me caldra campestre ! ( Maintenant il me faut aller au lit parc que demain il fera beau et je sortirai les bêtes) et sur ce il ajouta en rejetant d’un doigt son feutre vers l’arrière :
- Adissiatz plan a totes ! ( bonsoir à tous)
Le soleil d’un matin radieux révéla que la neige avait presque fondu partout !

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Depuis ce jour, Gustou retrouva prestige et respect . Quand à la télévision, on continua à s’enquérir des nouvelles qu’elle diffusait mais jamais plus on ne regarda le bulletin météo !

Michèle Puel Benoit

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