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Le Coustalou ou La Nuit des Crapauds

image La journée avait été belle quoique passablement ventée; mais un coucher de soleil de vapeurs cuivrées avait laissé place à une nuit calme que la lune rousse qui se levait énorme à l’horizon promettait de rendre féerique.
On était à peine à la mi-Mars et cependant il y avait déjà une semaine que les oiseaux avaient repris ce chant nocturne qu’ils émettraient une grande partie du printemps.
Il flottait dans l’air comme une promesse de changement, quand, la nuit, tout à coup, s’emplit de coassements. Ils naquirent d’abord, tout autour, dans les buis, puis parurent s’en éloigner pour gagner sur la gauche l’endroit où ils se multiplièrent, à savoir: le Coustalou.

***

Le Coustalou n’était rien d’autre qu’une toute petite mare, un trou d’eau, que la falaise calcaire contre laquelle il s’appuyait, prenait soin d’emplir par capillarité même les années de grande sécheresse. Il avait une forme de coquille d’huître et descendait en pente douce vers le fond, là où sourdait l’eau. Sa profondeur était réduite, suffisante toutefois pour que des poissons rouges s’y trouvent à l’aise et s’y multiplient.
Jadis, il avait été l’unique point d’eau où venaient s’abreuver les bêtes, et avait du connaître des troupeaux de brebis bêlantes ainsi que des bœufs liés par le joug. Puis un jour, un enfant, un qui marchait à peine s’y était noyé. Maintenant, circonscrit par une margelle surmontée d’un grillage il paraissait inoffensif, inutile, ne pouvant même plus servir de mare à canards.
Pourtant, cette nuit là, c’était manifestement vers lui que convergeait toute une armada de crapauds lourds et patauds.
Il en arrivait de toute part, à ne plus savoir où poser les pieds, à se demander où, l’été, quand se fait entendre «touout, touout» solitaire d’un de ses êtres, avaient pu disparaître tous ses semblables. Car c’était par dizaines, voire par centaines qu’ils s’en venaient là, pour une longue nuit d’amour, mus par cet élan irrésistible qui pousse ces êtres à se rencontrer au mépris même de toute logique - certains mâles enlaceraient la nuit entière un rocher.

***

Soudain, la lune, qui jusqu’à présent était masquée par les maisons, émit le premier de ses rayons, qui allaient, une grande partie de la nuit, éclairer le Coustalou . Alors, il y eut un remous ainsi qu’un reflet lumineux dans l’herbe : tout près de l’eau se tenait un crapaud, qui, contrairement à ses ternes congénères, paraissait enduit, d’une couleur vert-jaune phosphorescent. Il se tenait là, en équilibre sur la margelle, prêt à commettre le geste désespéré de se jeter à l’eau: la surface de la mare se mit alors à frémir, tandis que la volumineuse tête d’un poisson rouge en émergeait :

- Que vas-tu faire là malheureux? Interrogea une profonde voix de basse.
- Ben, me noyer pardi ! répondit le batracien surpris, et puis après un gros soupir il ajouta, la vie ne vaut vraiment pas la peine d’être vécue !
- Ah oui?Quelle vie?Quel âge as-tu donc?reprit la voix.
- Moi?Je suis tout juste né de la dernière ponte, et pourtant il me semble qu’il y a mille ans, tellement ma vie a été faite de brimades et de vexations. Aussi ai-je décidé d’en finir en me jetant dans la mare. Et le crapaud un temps arrêté dans son geste, reprit son équilibre précaire au bord de la margelle.
- Il n’y a rien ni personne qui puisse t’en empêcher? L’interrogea à nouveau le poisson?
- Non rien : ma décision a été mûrement réfléchie. Et si tu ne m’avais pas interrompu…
- Bon, bon, alors, mettons que je n’ai rien dit : vas-y saute ! Mais… n’oublie pas que tu es un animal aquatique: il ne te sera donc pas facile de te noyer !
Plouf ! ! Le bruit de la chute du jeune désespéré fut à peine perceptible au milieu de l’assourdissant concert nocturne que donnaient ses frères.
- Tu vois? Ne te l’avais-je pas dit? dit le poisson rouge au crapaud, qui après avoir vainement tenté de couler, se retrouvait, non sans efforts, à nouveau perché sur la margelle, l’air tout déconfit.
- Humpf ! humpf ! éternua ce dernier.
- Voyez moi ce dégourdi ! Il a même bu la tasse ! S’écria le poisson moqueur: puis il ajouta avec une certaine sollicitude : tu ne vas pas pleurer tout de même !… Allons, allons, et si tu racontais au vieux Jules pourquoi la vie ne vaut pas la peine d’être vécue !
- C’est que, lui fut-il répondu en hoquetant, c’est que personne ne m’aime.
- Voyez-vous ça, et pour quelle raison dis-moi?
- Parce que je suis affreux, le plus affreux de tous les crapauds !
- Ah oui? Et qu’as-tu donc de si affreux?
- Ben voyons ! Ma couleur, cette horrible vilaine couleur vert-jaune !
- Elle ne me paraît pas si vilaine que ça cette couleur ! Et puis elle va bien dans l’herbe ! Tu ne crois pas?
- Mais non, tu ne vois pas comme ma peau brille, comme elle est lisse? J’ai pourtant tout essayé : je me suis roulé dans de l’argile pour avoir cette belle couleur de terre, puis dans du migou, pour que les crottes me tiennent lieu de pustules: j’ai même cru un temps que cela allait marcher, mais tout est parti avec la première averse ! Il n’y a rien à y faire : je suis maudit ! Et cela depuis le jour de ma naissance en avril dernier, dans cette mare justement !
- Je sais, je me souviens. Confirma le poisson.
- Il y avait des centaines d’œufs dans la mare et tu te souviens de l’éclosion du mien? Interrogea le crapaud d’un air incrédule.
- Bien sûr que je n’ai pas oublié, affirma Jules : dans ce trou d’eau noirâtre et glauque il y eut comme un éclair jaune, comme un rayon de soleil et tu fus là, jaune translucide d’abord et puis au bout de quelques jours jaune-vert brillant, comme je te vois maintenant.
- C’est bien ce que je disais, déjà têtard image  j’étais affublé de cette couleur maudite, le seul de toute une ponte de printemps ! Répondit pathétiquement le batracien.
- Ce que tu pouvais être gracieux et agile, le ballet incessant de ta flèche d’or égayait mes journées !
- Tu te moques de moi: j’étais le plus minable de tous: d’ailleurs, les autres me le faisaient bien sentir, car aucun ne voulait jouer avec moi ! Alors je m’amusais comme je le pouvais, en sillonnant sans arrêt la surface de l’eau. J’essayais d’inventer des figures de plus en plus compliquées, pensant ainsi attirer l’attention de mes frères, mais ils se contentaient tous de frétiller de leur nageoire caudale afin de monter à la surface et de s’agglutiner contre la margelle en m’ignorant superbement !
- Moi, je ne te perdais pas des yeux. Chaque jour je constatais tes progrès : tiens, aujourd’hui il a découvert la marche arrière sur le dos, ou, il en est maintenant au looping: ou bien: il ne met plus qu’une demi seconde pour atteindre la surface: ou encore, ses pattes postérieures ont poussé ! J’ai tout suivi de ta croissance.
- Comment se fait-il que je ne t’ai jamais vu?
- C’est parce que je me tenais tout au fond, dans un trou !
- Il faut dire que je fuyais tous tes semblables : leur gueule béante ne m’inspirait pas confiance !
- Tu avais raison. Il nous est arrivé de croquer quelques-uns des tiens, surtout sous forme d’œufs : la mare est si petite ! Nous sommes si nombreux ! Et il faut bien vivre ! Mais toi, tu étais si beau ! Et puis, je te devais la vie .
- Tu plaisantes ! Je n’ai jamais rien fait d’utile de ma vie .
- Mais si, mais si. Je vais te raconter :
Et Jules lui narra comment un jour de juillet il l’avait sauvé d’une mort certaine.

***

Cette année là, le mois de Juillet faisait suite à un mois de Juin qui avait été particulièrement chaud et sec, au point que le Coustalou privé de ces pluies de printemps qui régénèrent ses eaux était presque vide. Il ne restait dans la mare, qu’une eau noirâtre envahie de vase, et qui n’emplissait plus que le fond du trou contre la falaise, laissant affleurer par endroits des roches plates. Privés ainsi de l’oxygène nécessaire à leur métabolisme, ses frères et lui étaient obligés de venir le cueillir, pour ainsi dire, à la surface, quittant les trous de rochers où ils se tenaient à l’abri. Cela n’était pas sans danger : sur les pierres que la sécheresse avait découvertes, guettait la couleuvre vorace ! Car ce reptile, quand il est lassé des mulots et oisillons qui constituent l’ordinaire de ses repas, ne déteste pas, lorsqu’il en a l’occasion, mettre du poisson à son menu ! C’est ainsi qu’il se love sur une roche bien exposée, afin que le soleil accroisse la vivacité de ses mouvements: sa tête, dépassant à peine de ses anneaux, porte à croire qu’il fait la sieste, alors qu’en fait il est à l’affût: il suffit qu’un imprudent sorte la tête de l’eau pour qu’une attaque fulgurante n’aille le frapper de plein fouet : il ne reste ensuite qu’à le happer à l’aide des crochets et le livrer sans défense aux appétits du pêcheur.
La couleuvre avait ce jour là fait bonne pêche, sans pour autant être rassasiée, quand Jules sortit de son trou pour aller respirer en surface. Notre jeune têtard en était lui à son énième tour de bassin et pensait, ce coup là, pulvériser tous ses records de vitesse: aussi, lorsque la couleuvre frappa, un vif et fugace éclair jaune lui fit, de surprise, dévier son coup, laissant à Jules le temps de se reprendre et de filer au fond.
- Cet éclair jaune c’était toi, sans qui je ne serais plus là pour raconter. Donc, je te dois bien la vie ! Acheva d’un ton respectueux le poisson rouge.

***

- Je n’ai rien vu de tout cela. Pourquoi ne m’as-tu rien dit? Interrogea le crapaud. Puis, avec du regret dans la voix il ajouta : nous aurions pu être amis.
- C’était bien là mon intention, dit Jules, mais le même soir toi et tes frères avez quitté la mare pour vivre votre vie de crapauds terrestres. Je ne t’ai revu qu’aujourd’hui !
- Et j’ai passé le reste de l’année, allant de mésaventure en mésaventure sans me douter que j’avais peut être un ami ! Si j’avais su, moi qui me terrais pour échapper aux appétits des reptiles et des rapaces ! Moi qui traversais les chemins au risque de me faire écraser par leurs engins à moteur pour échapper aux moqueries de mes congénères : « Limace, limace ! » ça c’était pour ma peau brillante, « Gros patapouf de ver luisant » et ça c’était pour ma couleur phosphorescente. Car même la nuit on ne voyait que moi, et les enfants s’amusaient à me poursuivre pour voir si par hasard je ne laisserais pas derrière moi une traînée lumineuse ! Et sur terre, tu sais comme nous sommes patauds ! Alors ils me rattrapaient, et quand, pour me défendre, ma peau allait suinter de peur, il y avait toujours quelqu’un pour dire : « Laissez la donc cette vilaine bête, elle est laide, méchante et venimeuse ! » Et ils me jetaient des pierres. J’aurais mieux fait de rester prés de la mare. En fait, je regrette le temps où j’étais têtard et où j’évoluais à plaisir dans l’eau ! Soupira le crapaud.
- Souviens-toi, tu n’y étais pas plus heureux !
- C’est vrai, mais j’y étais libre et agile.
Les deux nouveaux amis se turent un instant.

***

La lune, qui maintenant s’était tout à fait vêtue de blanc, trônait majestueuse dans le ciel, paraissant recevoir, tel un dû, l’hommage musical des batraciens, d’autant que leurs yeux dorés semblaient rivés en extase sur elle, comme hypnotisés. De fait, l’astre nocturne, comme on le sait, par la douceur de sa clarté et la magie de son rayonnement, favorise grandement les échanges amoureux, qu’on soit du reste, animal, ou bien humain.
Mais nos amis, le premier à cause de son grand âge, le second parce que trop jeune encore, étaient peu sensibles à ces sortes d’effets lunaires. Aussi reprirent-ils bientôt leur conversation :
L’univers clos de la mare t’aurait bientôt pesé, reprit Jules comme s’il n’y avait pas eu d’interruption. Tandis que tu as pu aller à la découverte du monde. On dit qu’il est si grand ! Or, moi je n’en connais que ce que l’on a bien voulu m’en dire, ou ce que j’avais pu en apercevoir derrière la paroi déformante de mon bocal.
Car je dois te dire que je n’ai pas toujours habité cette mare: j’ai vécu longtemps dans un bocal posé sur le réfrigérateur d’une cuisine, nourri de nombreuses pincées d’aliments séchés très nutritifs, qui accélérèrent ma croissance au point qu’un beau jour ma maison s’avéra trop étroite : quelqu’un eut alors l’idée de me rejeter dans cette mare.
J’y vécus bien seul durant quelques années, jusqu’à ce que prenant en pitié ma solitude, on m’adjoignit une compagne avec laquelle j’ai commencé à repeupler l’endroit. Hélas ! Ma compagne a péri dans l’estomac de la couleuvre, depuis, je laisse à mes enfants le souci de la reproduction, m’adonnant à la seule méditation…Cependant, n’ayant pas beaucoup de distractions, c’est d’un intérêt toujours renouvelé que j’assiste chaque année à l’éclosion des œufs des tiens, certain d’être pour un temps égayé par le ballet aquatique des têtards jusqu’à leur métamorphose en crapauds. Car le printemps est bien de toutes les saisons celle que je préfère ! L’été, je dois me garder de la couleuvre: l’automne, la surface du Coustalou est encombrée de feuilles empêchant les rayons du soleil de parvenir jusqu’à mon trou, et l’hiver, la glace recouvre la mare me plongeant dans une profonde léthargie ! Mais si tu deviens mon ami, et que tu veuilles bien venir bavarder avec moi chaque jour, il se pourrait que j’aime aussi les autres saisons.
- Evidemment que je veux être ton ami, répondit avec empressement notre jeune crapaud, et que me faudra-t-il faire pour cela?
- Rien d’autre que tu ne fasses déjà.
- Mais je ne fais rien !
- Oh si ! Tu es Toi, et c’est déjà beaucoup : un rayon de soleil dans l’herbe, un éclair jaune qui m’a sauvé la vie, celui qui vit hors de la mare et qui peut me raconter le monde où je ne vais pas !
- S’il s’agit de raconter, je suis prêt, il y a tellement longtemps que je me tais ne trouvant personne qui veuille m’écouter. Et pour ce qui est du monde, je braverai tous les dangers pour te rapporter fidèlement tous les soirs ce que j’y aurai vu.

***

Ainsi fut fait.
Dès le lever du jour, notre jeune batracien, oubliant pour un temps ses mœurs nocturnes, se faufilait un peu partout pour pouvoir alimenter sa gazette du soir.
Un jour ce fut le jardin, dont il parcourut minutieusement toutes les allées  : ici les salades craquantes, là, les haricots verts nains, plus loin la forêt de plans de tomates, le tapis de persil frisé, les oignons blancs et dodus : il notait tout, désireux de ne rien omettre: il est vrai que sa motivation était double, car il savait le jardin regorgeant de ces larves et insectes dont il faisait ses délices et qu’il prenait aussi le temps de croquer.
Un autre jour il entra par mégarde dans le poulailler.
Il y eut la peur de sa vie : à peine avait-il pénétré au travers d’une maille du grillage, qu’il vit se précipiter vers lui tout un escadron de volatiles vociférant, l’œil luisant de convoitise, la tête et le bec en avant, décidés à ne faire qu’une bouchée de l’intrus: il n’eut que le temps de faire marche arrière, évitant de justesse le bec vorace dont la maille élargie avait permis le passage. Le soir, il emprunta au style épique pour narrer à Jules son combat acharné et victorieux contre les belliqueux pensionnaires du poulailler.
Vers la fin de l’été il s’enhardit jusqu’à s’en aller de l’autre côté de la route rendre visite à la bergerie. Elle était pour l’heure presque vide, le troupeau étant dehors à pâturer, mais il eut la surprise d’y découvrir un agneau nouvellement né, qui, pas effrayé pour deux sous, vint le renifler de ses naseaux humides et chauds, lui procurant un frisson de plaisir. Or, notre jeune batracien ne pouvant répondre à l’invite d’aller sauter et gambader avec lui, ce dernier lui tourna le dos pour aller de sa démarche bondissante gagner le fond de la bergerie tout en frétillant de la queue !
Cette rencontre le laissa heureux et déçu à la fois, car si la Nature ne l’avait doté de pattes inadaptées au saut, il sentait bien qu’il aurait pu avoir là, un nouvel ami.
L’été et l’automne s’achevèrent sans que le jeune crapaud n’aille chaque nuit faire à son ami poisson le compte rendu fidèle de ses multiples découvertes.
Bientôt, les nuits fraîchirent au point de vêtir la campagne au petit matin de ses dentelles de cristal. Notre jeune ami comprit alors qu’il lui fallait hiberner. Ne voulant toutefois pas être trop éloigné de son ami Jules, il choisit de se terrer dans une anfractuosité du mur de soutènement de la mare.

***

Ainsi passèrent trois années.
La belle saison voyait Casimir ( c’est ainsi que Jules avait décidé d’appeler son ami ) partir vers de nouvelles découvertes dont il faisait le soir le compte rendu fidèle.
Fidèle ne serait pas tout à fait le terme exact, car, avec le temps, notre aventurier avait pris goût au reportage dont il enjolivait le récit, selon son humeur, avec un réel talent de conteur méridional.
Trois rapaces, disait-il, l’avaient attaqué et il les avait vaincus: il avait failli périr dix fois: il s’était régalé d’un lombric qui faisait bien deux mètres: toutes vantardises qui ne portent pas à conséquence chez les gens du midi habitués à ce que l’on exagère ( l’auditeur divisant autant de fois que le conteur, lui, multiplie.)
Jules, en vieil habitué, savait faire la part des choses, et puis ce n’était pas tellement que le monde fût tel que le lui racontait Casimir qui importait, mais l’art qu’il avait de le mettre en scène, faisant succéder les évocations poétiques, aux anecdotes comiques, et aux épisodes dramatiques à vous faire frémir jusqu’à la fin du suspense !
Bref, nos deux compères avaient établi une relation qui de jour en jour affirmait leur amitié.

***

Or, le quatrième printemps bouleversa quelque peu cette vie bien réglée.
Lorsque Casimir sortit de sa longue hibernation, il se sentit tout drôle: il mit cela sur le compte de l’hiver, qui avait été très rude, et l’avait donc fait dormir et jeûner trop longtemps. Mais même après qu’il eût apaisé sa faim, il ne put se défaire de cet état de langueur et de mélancolie dont il se sentait imprégné. Bien sûr, il reprit pour Jules sa série de reportages, mais le cœur n’y était pas, et il constata qu’il avait du mal à s’éloigner de la mare. Jules, auquel le malaise de son ami n’avait pas échappé, aborda un jour de mars la question.
 - Ca n’a pas l’air d’aller très fort n’est-ce pas mon petit Casimir?
- Non pas très. Je n’arrive plus à me concentrer sur un travail qui pourtant me passionnait hier: je me sens à nouveau attiré par le Coustalou sans avoir toutefois le désir de m’y jeter dedans. Je n’y comprends rien.
- Oh ! Tu ne vas pas être long à comprendre ! Répondit le poisson d’un air entendu. Si mes calculs sont exacts il ne te reste que trois jours avant d’être fixé !
- Pourquoi trois jours? Que veux-tu dire?
- Je veux dire que dans trois jours ce sera la pleine lune.
- Oui? Et alors?
- Alors? Il se pourrait bien que cela ne te laisse pas indifférent.
- Qu’a-t-elle à voir la lune là dedans? - La lune? Mais c’est elle qui t’attire irrésistiblement vers le Coustalou ! Tu n’as pas remarqué que depuis quelques jours tu n’es plus tout seul auprès de la mare.
- C’est vrai: j’y ai aussi vu certains de mes frères d’éclosion. Mais tu dois savoir que je n’ai pas de bonnes relations avec eux, et que, s’ils me laissent maintenant en paix, ils m’ignorent toujours autant et que je le leur rends bien.
- Tes frères oui ! Mais tes sœurs?
- Mes sœurs, mes sœurs répondit le crapaud gêné, elles ne m’intéressent pas, et cela vaut mieux.
- Tu le crois vraiment dis-moi?
- Bien sûr que oui ! Ton amitié ne m’a pas fait oublier ma laideur, tu sais ! Parfois, lorsque j’y pense…
- Ta laideur, ta laideur, la vraie laideur, c’est celle de l’âme. Or, la tienne est belle ! Sinon tu n’aurais pas pu me faire voir le monde comme tes récits y ont réussi !
- Tu dis ça parce que tu m’aimes bien, mais tu es bien le seul ! Et il poussa un grand soupir.

***

- Hum ! Hum ! Pardonnez-moi de prendre part à la conversation sans y avoir été invitée, mais ne seriez-vous pas Casimir, le grand reporter de la Gazette du Coustalou? Interrogea une douce voix mélodieuse.
- Oui, c’e… c’est moi, répondit Casimir abasourdi en se retournant pour faire face à une jeune femelle crapaud toute rougissante.
- Je suis ravie de faire votre connaissance ! Continua la voix, on ne parle plus ici que de vous et de vos reportages ! Il paraît même que vous battez tous les records d’écoute !
- Vous devez faire erreur: je n’ai jamais fait que des comptes rendus privés à mon seul ami Jules que voici. Répondit le crapaud en désignant le poisson rouge dans la mare.
- En êtes -vous bien sûr? Ce n’est pas du tout ce qu’il se dit ça et là dans la société crapaud : il y est de bon ton d’avoir suivi au moins une de vos conférences. Tenez, moi qui vous parle, j’ai adoré celle du jeune agneau et j’ai frémi à celle du poulailler.
- De quoi parle-t-elle? Jules, je ne comprends pas. Et Casimir de se retourner l’air interrogateur vers son ami.
- Je crois que je te dois une explication dit le poisson: eh bien voilà : ..

***

Et Jules raconta ce qui était arrivé à l’insu du jeune crapaud.
Un soir que Casimir relatait avec son enthousiasme habituel, les évènements du jour à son ami, ce dernier s’aperçut qu’un crapaud d’un âge respectable était resté à l’écouter, tout le temps du récit, caché dans le grand buis qui surplombait la mare. Le lendemain il y était à nouveau ainsi que le surlendemain et puis également les jours suivants. Au bout d’une semaine ils étaient deux, puis trois, puis quatre, chaque jour le nombre d’auditeurs subjugués et silencieux augmentait.
Jules se demanda un temps s’il devait prévenir Casimir, mais, image  soit qu’il craignît que le conteur ne perde de son naturel, soit qu’il pensât que c’était là la meilleure façon qu’il se fasse accepter de ses congénères, il ne dit rien. Bien au contraire. Quand la gazette ne lui paraissait pas assez étoffée par manque d’évènements importants, il demandait à Casimir de raconter à nouveau quelques-unes de ses meilleures aventures, certain de régaler un auditoire de jour en jour grossi et acquis au conteur. Bientôt, les animaux à vie nocturne que comptait le hameau, grands ducs, mulots, lérots et lapins de garenne, prirent l’habitude de venir, comme par hasard, à l’heure de la gazette, s’abreuver au Coustalou, veillant à ne point déranger le conteur, sans toutefois perdre une miette de ce qu’il disait.
- Il ne faut pas m’en vouloir, conclut Jules, cela s’est fait si naturellement et si vite ! Et tu paraissais si heureux !
- Pardonnez-lui, pardonnez-nous: ajouta la demoiselle crapaud en baissant les paupières sur deux grands yeux d’ambre jaune, pour n’en laisser fuser qu’un chaud rayon énamouré.
- Pardonnez-lui, pardonnez-nous reprirent en chœur des centaines de voix.
Le jeune crapaud n’en croyait pas ses yeux, toute la gent crapaud se trouvait là autour de la mare et leurs yeux d’or qui le suppliaient, semblaient béats d’admiration !
Alors, au moment même où une lune encore imparfaitement ronde commençait à éclairer de ses rayons le Coustalou, Casimir, ivre de bonheur, se juchant sur la roche la plus élevée, reprit à voix plus haute, afin que tous entendent, le compte rendu de la gazette du jour.
Sa voix portait loin, claire et triomphante, assurée de l’affection et de la reconnaissance des siens. Il parait qu’il fut ce soir là particulièrement brillant: et quand il se tut, les coassements qui suivirent dépassèrent en intensité et en durée tous ceux qu’on avait connus précédemment !

***

Deux jours après, la lune pleine, à son apogée embrasait la mare tout entière, y attirant en foule les batraciens fous d’amour…
On dit que Casimir n’y fut pas le dernier, et qu’il eut les faveurs de beaucoup de belles, comme le prouvèrent les nombreuses naissances de têtards de couleur jaune-vert phosphorescent.
On dit aussi que certains d’entre eux, se révélèrent avoir des dispositions que Casimir, dans l’école d’art oratoire qu’il avait fondée, sut mettre à profit.
On dit qu’ainsi le vieux Jules fut assuré jusqu’à la fin de ses jours d’un compte rendu journalier d’un monde sans cesse exploré.
On raconte également que d’éminents zoologistes consultés, n’ont pas su expliquer cette arrivée inopinée de crapauds chanteurs phosphorescents sur le Causse.
Certains ont parlé de mutation génétique de l’espèce indigène du coin, d’autres de nuages amazoniens qui auraient déversé sur cette terre aride une pluie de batraciens exotiques: il en est même qui sont allés jusqu’à supposer qu’un vent stellaire, profitant du trou d’ozone, dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles, aurait pénétré notre atmosphère, et déposé sur notre sol cette semence extra terrestre !
Peu importe !
Il n’en demeure pas moins que, depuis quelques années, les nuits de la belle saison dans le hameau du Causse où se trouve la petite mare du Coustalou, sont enchantées par le concert mélodieux de crapauds à l’étrange couleur phosphorescente.

Michèle Puel Benoit

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