Pendant un moment, seuls furent audibles des bruits de mastication, des claquements de langue et des soupirs de satisfaction.
Puis le silence revint…
Tout à coup, le petit Justin alla vers Monsieur le curé, et lui dit :
- Dites, Monsieur le curé, c’est moi qui, l’autre dimanche, ai bu le vin de messe dans les burettes et l’ai remplacé par de l’eau teintée.
- C’est pas bien grave, répondit le curé, on a tous nos petits défauts : Tiens moi, c’est quand je monte en chaire et que je dis : « Mes bien chers frères…. » en sortant mon mouchoir à carreaux ; en fait je me cache derrière, pour priser.
- Moi, dit l’épicière,
- Moi, dit le charron,
- Moi……
Bertille n’en croyez pas ses oreilles, tous les habitants du village, les uns après les autres, après l’ingestion du fruit, venaient s’accuser d’un larcin commis envers la communauté ou l’un de ses membres.
Hippolyte, que le garde champêtre soupçonnait de braconner sans jamais avoir pu le prendre sur le fait, lui avoua enfin la raison du grand parapluie bleu qu’il faisait toujours suivre quel que soit le temps : en fait, la pointe de l’instrument lui permettait de relever sans se baisser les pièges qu’il avait posés à la nuit, tandis qu’il cachait dans la toile repliée le produit de sa récolte. Ce à quoi le garde rétorquait qu’il le savait bien, puisqu’il lui était arrivé d’aller relever les pièges avant lui !
Antoine révéla à celui qui était devenu son beau-père que c’était lui qui, lors du conseil de révision avait, avec tous les autres conscrits, volé les poules de son poulailler et accroché au coq cette pancarte : « Je suis veuf depuis minuit ! »
…

Pour un déballage, ce fut un grand déballage : tout y passa, l’œuf qui disparaissait tous les jours, la rangée du voisin qui se vendangeait toute seule, le papier d’emballage qui se vendait au prix du beafteak, le lait de vache qu’on coupait d’eau, parce qu’il était trop riche et aurait été indigeste !
Rien ne fut omis, tout fut révélé de ces secrets que Bertille croyait être la seule à savoir et qu’avec le temps elle avait appris à taire.
Et quelque étonnant que cela puisse paraître , ces révélations furent accueillies avec le sourire du pardon, à croire que les fruits de l’arbre magique rendaient les hommes meilleurs !
***
Quand tout le monde y fut allé de sa confession et que les rires se furent éteints, chacun s’apprêta à retourner chez soi. C’est alors que Bianca, la tête basse et les cornes en avant, propulsa Monsieur le Maire, qui cherchait à s’esquiver, sur le devant de la scène. Puis menaçante elle se campa devant lui l’empêchant de passer.
Voulant la faire reculer, ce dernier lui écrasa sur le front la figue qu’il tenait dans la main.
- Dis, monsieur le Maire, tu n’as pas mangé ta figue ! S‘écria Bertille
- Oh ! Moi tu sais, les douceurs, avec mon diabète…
-Dis plutôt fit une voix goguenarde que tu as peur des révélations !
Moi ? Peur ? Je n’ai rien à cacher, vous le savez bien ; cela fait vingt ans que vous votez pour moi ! Allez, allez dispersez-vous, il n’y a plus rien à voir, et toi Bianquetta, laisse moi passer.
***
A ce moment là, il y eut un bruissement de feuilles tandis qu’une voix grave s’élevait de l’arbre bleu.
- Tu crois vraiment n’avoir rien à nous dire, demanda la voix, rien du tout ?
La foule entière était frappée d’étonnement : le figuier, le figuier parlait !
Monsieur le Maire lui, ne voulait pas y croire : quand on a fait longtemps de la politique on sait bien que les miracles ça n’existe pas ! Il se mit donc en devoir de démasquer celui qui, caché dans les branches de l’arbre avait décidé de lui jouer un tour.
- Oh ! Ce n’est pas la peine que tu cherches partout : personne n’est caché; c’est bien moi, le figuier bleu de Bertille qui te parle ; aussi, pour la seconde fois, permets-moi de te demander si par hasard tu n’aurais pas quelque chose à nous confesser toi aussi.
….. !
- Allez, parle on est en famille !
- Bon… , alors c’est vrai, aux dernières municipales, j’ai fait voter le grand-père de Justin qui venait juste de mourir.
- Qui te parle de ça ? D’abord, on ne l’a enterré que le lundi, et de toutes façons tout le monde savait qu’il aurait voté pour toi ! Non, non c’est autre chose, cherche.
- L’éclairage public ? Là tu exagères, j’en ai mis le même nombre dans chaque rue,… seulement, devant ma porte, l’ampoule est un peu plus forte.
- Va pour l’éclairage ! Mais encore ?
- Je ne vois plus…
- Veux-tu que je te rafraîchisse la mémoire ?
Tous les regards étaient fixés sur monsieur le Maire dont la belle assurance commençait à s’effriter.
- Souviens-toi, il y a tout juste treize ans…
- Treize ans ?
- Oui, le 24 décembre il y a treize ans.
- Mais, mais… C’est pas le jour de la mort de cette pauvre Marie fit une voix ?
- Si, et celui de la naissance de Bertille ajouta une autre.
- Alors….
- Bon diu !
- Es el !
- Es lo paire !
- Sainte mère de Dieu !
- Cyprien ! Qui l’aurait cru !
- Le fils de Madame Adélaïde !
- Oh !
- Ah !
- Quand même !
Les voix fusaient de toutes parts traduisant la stupéfaction qui était inscrite sur chaque visage.
Un silence d’attente finit par s’installer…
- Alors ? Si tu nous disais.
***
Et Cyprien, blanc comme un linge, parla :
De fait, son histoire était tout à fait banale : avec Marie, ils s’étaient plus, et ils s’étaient aimés, et ce, malgré l’interdiction d’Adélaïde.
- Dans ma famille, on ne s’est jamais marié en dessous de sa condition ; elle en veut à ton argent, et ne saura pas tenir sa place. N’oublie pas que tu dois être maire comme ton pauvre père, et même conseiller général ! »
Et lorsque Cyprien avait insisté, disant que Marie était douce et bien élevée, et qu’elle serait une belle fille aimante, Adélaïde avait hurlé, gémi, tremblé à tel point qu’il avait fallu faire venir le médecin pour lui faire une piqûre.
- Mon pauvre Cyprien, ta mère a le Cœur fragile, lui avait dit le médecin, tâche de la ménager.
Alors avait commencé son calvaire : chaque fois qu’il sortait, elle voulait savoir où il allait, qui il rencontrait, et si elle n’était pas satisfaite des réponses, elle s’écriait : «Aie mon cœur ! »
Bien sûr il avait du renoncer à voir Marie, qui d’ailleurs était partie à la ville habiter chez une tante. Elle n’était revenue que pour mettre au monde sa fille et …mourir. Il aurait bien voulu reconnaître l’enfant, mais Adélaïde avait eu une telle crise qu’elle avait failli en mourir lui faisant même jurer de ne jamais le faire, promesse qu’elle lui avait fait renouveler sur son lit de mort. Voilà pourquoi il s’était jeté à corps perdu dans la politique et avait mis toute son énergie afin d’être un bon maire au service de tous. Il pensait d’ailleurs n’avoir pas trop mal réussi puisque à chaque fois il avait été réélu.
Mais il n’avait pas pour autant oublié Bertille ! Aussi, si Léonie voulait être franche, elle parlerait de ce bidon d’huile que « l’huilier » lui donnait chaque mois, et de ce compte qu’elle avait chez le marchand de vêtements qui venait sur la place et qui se soldait sans qu’elle y soit pour quelque chose. Il ne parlerait pas bien sûr de l’argent qui attendait la petite chez le notaire pour quand elle s’établirait.
Lorsque s’arrêta la confession, beaucoup de nez se mouchèrent et de larmes s’essuyèrent furtivement au coin des yeux.
Le méridional est un grand sentimental qui ne veut pas se l’avouer et qui cache son émotion sous la galèjade.
- On est que le vingt quatre décembre et on dirait que le père Noël est déjà passé pour Bertille. Té, Chandrou, et si tu nous le chantais, là, ton Minuit chrétien, sans attendre ce soir à l’église.
Et voilà que c’était maintenant, les yeux rougis par la forge très certainement, ce grand mécréant d’Honoré le maréchal ferrant, lui qui ne mettait jamais les pieds à l’église, même pas pour les enterrements, qui réclamait le Minuit chrétien !
Décidément le monde marchait à l’envers !
Puis il ajouta, s’adressant pour la première fois en vingt ans à Monsieur le curé :
- Vous n’y voyez pas d’inconvénient Monsieur le curé ? et à Chandrou :
- Et tâche moyen de pas faire ta voix de chevrette que Bianca elle t’encornerait !
Ce qui sur le champ déclencha une hilarité générale.
***
Si jamais vous passez un jour par le village de Bertille, vous verrez, devant la porte d’une petite maison qu’il ombrage généreusement, le figuier bleu.
Bleu ? Me direz-vous ? Et vous aurez raison , avec l’âge, il a perdu de sa superbe et ressemble assez à tous les autres figuiers ; d’ailleurs il ne produit plus que des figues grisettes en septembre comme tous les autres.
Toutefois, il se peut qu’un soir, les rayons du soleil couchant ourlent ses feuilles de bleu et teignent ses fruits de rouge. Alors, sans trop savoir pourquoi, vous vous sentirez le cœur plus léger, et vous le reconnaîtrez à coup sûr le figuier bleu de Bertille.
Michèle Puel Benoit