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Blandine

Elle avait des yeux en amande dont la couleur hésitait entre le noisette et le vert, selon que le temps était brumeux ou lumineux.
S’il s’installait une journée maussade, où les brumes venues de la mer apportaient une atmosphère épaisse et lourde d’humidité rendant les êtres et les choses grincheux et inopérants, alors, ses yeux se teintaient de noisette, comme si cette chaude couleur pouvait elle seule suffire à évoquer le soleil et la chaleur désespérément absents ; si, au contraire, un vent venu des terres avait donné au ciel cette luminosité et cette transparence qui rendent éblouissante la moindre des lumières, alors, son regard de rivière profonde apaisait et rafraîchissait.
Mais son étrangeté ne résidait pas uniquement dans la couleur changeante de ses yeux, son regard possédait d’extraordinaires pouvoirs qui lui permettaient de tout mener à sa guise et qui la rendaient redoutable aux yeux de tout un chacun!
Pourtant, lorsqu’elle était venue au monde, elle, la dernière de la portée, nul n’aurait cru, tant cette petite boule de poils blanc beige paraissait chétive, qu’elle allait occuper une place aussi importante dans leur vie ; il était même question qu’elle ne pût résister seulement huit jours, tant sa fratrie avait d’acharnement à s’emparer de la mamelle qu’elle avait, après bien des efforts, réussi à atteindre pour s’abreuver du maternel lait nourricier. Il leur fallait alors veiller à ce qu’elle ait sa part de la provende, et ce, huit jours durant, juste le temps qu’il fallut à Blandine pour ouvrir les yeux.

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Blandine était, vous l’aviez deviné, la dernière née des quatre chatons que leur siamoise leur avait offert, la nuit du sept juin, au milieu du lit conjugal.
D’ordinaire calme et pacifique, la chatte avait été cette nuit là prise d’une agressivité qui lui avait fait attaquer à coups de griffes le bas de la porte de leur chambre tandis que de sa gorge d’habitude muette, s’élevaient des miaulements rauques et poignants. Puis, après qu’on lui eût ouvert, elle s’était précipitée entre eux deux dans le lit, et là, blottie contre elle, elle s’était mise à ronronner.
Sentant bien que la naissance était proche, et n’ayant pas le cœur à chasser celle qui lui avait demandé asile, elle improvisa à l’aide de serviettes une litière sur laquelle la parturiente pourrait, sans danger pour la literie, mettre au monde sa progéniture.
C’est ainsi que, sans rien y voir, elle put néanmoins suivre toutes les péripéties de l’accouchement, depuis la respiration haletante qui précédait chaque expulsion jusqu’au contact chatouilleux et léger de petites pattes sur sa cuisse, révélateur d’une naissance qu’un discret miaulement venait confirmer. Elle sut ainsi, à trois heures du matin, que leur maison s’était agrandie de quatre bouches qui tétaient bruyamment une mère qui n’en finissait pas de ronronner.
Ce n’est que beaucoup plus tard, quand les rayons du soleil levant eurent donné suffisamment de lumière à la chambre, qu’elle put contempler enfin ces merveilles, deux noires, une rousse et une blanc- beige que la nuit lui avait apportées.
La portée se composait donc de trois mâles qui, avec le tact qui caractérise la gent masculine, s’employèrent, ainsi que je l’ai déjà dit, à rendre la vie difficile à leur femelle de sœur, les huit premiers jours de leur vie de non voyants. Mais dès qu’ils eurent ouvert les yeux, leur attitude changea, à croire qu’avec la vue ils avaient découvert également un comportement social dans lequel la galanterie occupait une place privilégiée ; car, à partir de ce jour, ils laissèrent désormais à Blandine le choix de la mamelle, attendant même sans mot dire qu’elle se décidât enfin, ce qu’elle ne faisait qu’après maintes hésitations.

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Blandine, comme le font les Siamois, avait vu son museau, ses oreilles et sa queue se teinter de noir au bout de quelques jours, tandis que son pelage, lustré en permanence par la langue râpeuse de sa mère, prenait des reflets mordorés. Il leur parut alors évident qu’elle deviendrait une magnifique chatte siamoise dont on attendit avec impatience l’ouverture de grands yeux d’un bleu de porcelaine. L’attente fut assez longue : ce fut d’abord l’œil droit qui se fendit, laissant deviner une sorte de raie liquide, puis le gauche se mit à cligner, enfin , un matin les deux furent grands ouverts, mais tellement brouillés de larmes qu’il était bien difficile d’en déterminer la couleur. Il apparut bien vite qu’ils ne seraient pas bleus, toutefois, quelques jours furent nécessaires à déterminer quelle était leur vraie teinte.
image La première fois que l’ayant prise dans ses mains en coupe, elle plongea son regard dans le sien, leur chaude couleur noisette pailletée d’or l’émerveilla au point qu’elle se trouva transportée dans les sentiers des bois feuillus quand l’automne les pare de teintes rutilantes. Elle y retrouvait les bouleaux et leur toupet d’or jaune, les flammes rouges des érables, les bruns dorés des chênes, tels que les avait aimés son enfance, quand, au cours de longues promenades familiales, son père lui en révélait tout le charme poétique :
- Vois, comme le bouleau ressemble à une danseuse qui se dresse sur les pointes afin de faire admirer sa robe tissée d’or! » ou encore : « Ne dirait-on pas que le vent anime le feuillage de l’érable comme la tempête le fait du feu dans l’âtre! et aussi Tu vois combien le chêne mérite bien son titre de roi de la forêt puisqu’il porte à lui seul toutes les couleurs des autres arbres!
De même retrouvait-elle avec délice les senteurs musquées des sentiers jonchés de feuilles que leur danse paresseuse lente et feutrée avait l’instant d’avant illuminés de leurs nuances ensoleillées. Il n’était jusqu’au cri guttural et lointain du corbeau que son âme avide de souvenirs ne parvenait à entendre. Il fallut qu’elle fermât les yeux tant l’émotion était intense!
Quand elle les rouvrit, elle fut tout étonnée de se voir là, assise sur le tapis du salon avec entre les mains une petite boule de poils gigotante et qui semblait dire : - Me lâcheras-tu à la fin ! Laisse moi donc aller jouer avec mes frères ! 
 - Pardon petite Blandine, je ne sais où j’avais la tête : va, va ! répondit elle en la reposant à terre.
Ce que cette dernière fit, la tête haute, telle une déesse outragée.
Cet événement avait eu lieu un jour de fin juillet quand il arrive que monte de la mer, le soir, un brouillard lourd et mouillé qui rend toute chose poisseuse et donne du vague à l’âme. Heureusement, chez nous, dans le midi, ces périodes ne durent guère, et le lendemain un vent du nord, aussi matinal que le soleil, avait tôt fait de rendre au ciel ce bleu lumineux qui semble avoir été créé pour que le pin parasol y découpe parfaitement sa gigantesque silhouette de champignon vert sombre.
Blandine avait repris ses occupations favorites : se tapir sur le sol pour, lorsqu’ils passaient à sa portée, sauter sur le dos de l’un ou l’autre de ses frères et entamer une lutte dans laquelle les coups de pattes, les cris et les morsures dépassaient souvent le simple jeu ; ce qui avait pour conséquence un concert de miaulements soufflés et crachés, paraissant réclamer une intervention, mais qui, curieusement, s’arrêtaient à chaque fois, lorsque Blandine de ses grands yeux innocents fixait son adversaire.
Cette fois là, la dispute lui avait paru si sérieuse qu’elle était intervenue pour tancer sévèrement la provocatrice en la fixant droit dans les yeux avec sévérité. Mais qu’elle ne fut pas sa surprise de découvrir, alors que son regard rencontrait le sien, deux lacs d’un vert profond dans lesquels elle ne put que se perdre. Il lui semblait en effet qu’elle voguait à bord d’un modeste mais rapide voilier sur un lac de montagne dont les rives pentues et boisées, se mirant dans ses eaux les teintaient de vert. Au-dessus des forêts, des arrêtes déchiquetées portaient à leur sommet des neiges éternelles dont la blancheur, après avoir découpé le bleu du ciel, venait se refléter dans l’eau ajoutant à la féerie du spectacle ; le chuintement du vent dans la voile laissait entendre par moment le chant monotone du coucou ; c’étaient là les seuls bruits qui rompaient le silence, et l’on se laissait envahir par une intense sensation de paix.
Sa colère s’était brusquement évanouie, si bien qu’elle ne se souvenait plus de la raison pour laquelle Blandine se trouvait entre ses mains. La petite chatte d’ailleurs avait fermé les yeux et ronronnait en se pelotonnant sur la poitrine contre laquelle elle s’était blottie .

***

Ils se félicitèrent donc d’être les heureux possesseurs d’une siamoise aux yeux changeants ! Cependant, ce n’est qu’au bout d’un certain temps que leur fut révélé le pouvoir étrange de son regard.
Ces deux escapades dans le pays des rêves, elle les avait imputées à une distraction dont elle était coutumière et n’avait pas cherché au-delà.
Blandine grandit avec les mimiques et les attitudes qui rendent les jeunes chats si attachants : autant paraissait-elle angélique quand elle dormait la tête pendante hors de la corbeille et la bouche entrouverte, attitude qu’elle conservait même alors qu’on l’avait saisie dans les mains, autant dès qu’elle était réveillée s’adonnait elle à toutes sortes de jeux plus drôles les uns que les autres. C’est ainsi qu’au beau milieu de la plus effrénée des galopades, soudain elle s’arrêtait net, arquant le dos et dressant une queue toute hérissée, pour effectuer sur ses quatre pattes tendues des bonds de côté accompagnés de miaulements crachés d’un effet des plus effrayants ! D’autres fois, elle et ses frères, bravant les interdits, s’en prenaient à la paille des chaises ou encore aux franges du tapis sous lequel ils rampaient se cacher y formant de comiques bosses mouvantes, quand, mécontente, elle élevait la voix.
Or, ils remarquèrent un jour qu’ils la grondaient moins que les autres, non qu’elle ne fût aussi coupable, mais après qu’elle avait levé les yeux vers eux, ils avaient oublié le motif de leur mécontentement, et ne sortait de cette sorte d’état de grâce qu’avec la curieuse impression de s’éveiller d’un rêve. Certes la répétition du phénomène commença à leur paraître bizarre, toutefois il fallut qu’arrive cette matinée du treize octobre pour que le pouvoir étrange de l’animal leur parût inquiétant.
Les jeunes mâles avaient quitté pour des familles d’accueil la maison au mois d’août, mais ni lui ni elle ne s’étaient résolus à se séparer de Blandine tant elle était câline et savait, d’une caresse de sa patte sur la joue où d’un petit coup de langue sur le nez, démontrer son affection à ceux qu’elle avait élus et qui ne pouvaient ensuite qu’accéder à tous ses désirs.
Ce jour là donc, la chatte avait comme d’habitude réquisitionné ses genoux pour une petite sieste qu’elles aimaient bien partager toutes deux, quand le téléphone se mit à sonner ; elle voulut alors se lever pour aller répondre et s’apprêtait, sans doute un peu trop brutalement, à déposer Blandine sur le sol, quand cette dernière, courroucée, vrilla son regard dans le sien.
Ses yeux, qui tout à l’heure étaient couleur de rivière ( il faisait cette année là un bel automne ) , avaient pris une teinte vert jaune qu’elle ne lui avait jamais vue auparavant et qui tout de suite la glaça : il s’était levé sur cette rivière d’ordinaire calme et limpide, un brouillard opaque, couleur d’absinthe, qui flottait sur les eaux, estompant les rives, ou bien, quand par endroits il s’effilochait, rendant les silhouettes des arbres inquiétantes comme autant de spectres maléfiques ; des algues, dont les lanières mouvantes ondulaient dans le courant, lui parurent même vouloir s’agripper à ses chevilles et la tirer par le fond, si bien qu’elle se retrouva en train de quêter de l’air et d’agiter les bras frénétiquement ; puis la vision s’estompa tandis qu’une voix flûtée résonnait dans sa tête :
- Tu vois ce que je peux faire quand on me contrarie !  Et Blandine d’offrir à nouveau son regard de sérénité.
Alors c’était elle, cette petite chatte à peine née, qui s’intronisait maîtresse de leurs songes ! Elle n’osait y croire ! Et la petite voix reprit :
- Mais je peux aussi jouer avec tes joies et te donner à vivre tout ce que tu aimes ! Il ne tient qu’à toi ! Pour moi, je sais seulement que je déteste que l’on me contrarie.
  Et la jeune siamoise se remit à sa toilette : patte droite, museau et oreille droite , patte gauche, museau et oreille gauche, comme si rien ne s’était produit, sans plus se préoccuper de sa maîtresse pourtant assez bouleversée.
Sa grande pratique des chats fit cependant comprendre à cette dernière qu’elle n’aurait rien à gagner à provoquer une confrontation qui ne tournerait pas à son avantage, les chats prenant toujours un malin plaisir à feindre la plus totale incompréhension quand ils désirent qu’on les laisse tranquilles.
Elle choisit donc un soir où Blandine en quête de câlins, et ayant décidé que ce serait maintenant le moment, n’avait cessé de la suivre en ondoyant entre ses jambes et en s’y frottant au risque de la faire trébucher.
- Bon, j’ai compris, tu veux des caresses, allez, viens ici ma toute belle,lui avait-elle dit en la prenant dans ses bras. Puis elle avait ajouté : - Mais tu sais, je n’ai pas beaucoup aimé le cauchemar éveillé que tu m’as fait vivre l’autre jour. Comment peux-tu parfois être aussi redoutable, toi d’ordinaire si câline ?
- C’est ta faute, tu cèdes toujours à mes caprices, répondit une petite voix ronronnante, et puis, il ne fallait pas me réveiller alors que je dormais si bien.
- Donc, à l’avenir, il faudrait que je sois plus sévère, constata-t-elle.
- Il est trop tard maintenant, voyons, tu vois bien que c’est moi qui commande ! Répondit la voix, tandis que deux yeux couleur noisette illuminaient d’un halo doré les moindres recoins de la pièce.
Puis elle ajouta :
- Tu ne comprends pas que c’est moi qui t’ai apprivoisée !
Et sur ces derniers mots, Blandine, foulant de ses pattes, non dépourvues de griffes, le creux des bras dans lesquels elle se trouvait, s’apprêta à y faire la sieste qu’elle avait décidée.

***

Le temps passa…. Il y avait déjà longtemps qu’ils avaient tous deux admis que Blandine était maîtresse de leur foyer, quand leur fille, que ses études avaient exilée, revint pour des vacances. Celle ci fut à la fois surprise et ravie devant les avances que lui manifestait la jeune chatte. En effet, cette dernière s’était attaché à la séduire et ce par tous les moyens : tantôt, quand elle se sentait observée, elle se roulait sur le dos, offrant aux caresses qui ne manquaient pas de suivre, la fourrure blanche soyeuse et douce de son ventre, tantôt elle grimpait sur ses genoux, et là, après avoir placé ses pattes sur ses épaules, elle lui prodiguait toutes sortes de câlins qui allaient du reniflement du nez, au coup de langue sur le menton et au mordillement de la joue.
Un jour cependant, comme cela devait arriver, la démonstration se fit un peu trop affectueuse et fut interrompue par un cri : - Vilaine ! Tu m’as fait mal !
Et tenant la chatte dans ses mains, elle s’apprêtait à la gronder vertement, quand naquit dans les yeux de cette dernière l’inquiétante lueur ! - Attention tu ne sais pas ce dont je suis capable, semblaient dire les yeux de la chatte !
- Sais-tu que tu ne me fais pas peur, et que je puis être moi aussi redoutable, paraissait répondre le regard de la jeune fille !
Et pendant une minute, ils assistèrent, médusés, à la confrontation de ces deux regards qui jetaient des éclairs jaunes dans toute la pièce. Puis, Blandine reprit son regard de rivière paisible et se mit à ronronner tandis que la même eau verte coulait dans celui de leur fille.

***

Ils comprirent alors pourquoi la petite chatte les avait autant subjugués : c’était qu’elle possédait les grands yeux changeants de leur fille, d’autant que cette dernière tournant vers eux son regard noisette pailleté d’or et de vert leur dit : -Vous l’éduquez mal cette chatte ; il ne faut pas lui laisser faire n’importe quoi !
Alors, ils furent tout de suite rassurés : cette chatte avait trouvé à qui parler, de plus, elle n’était pas aussi redoutable qu’ils l’avaient cru ; après tout, il y avait belle lurette que leur fille les avait apprivoisés, et ils ne s’en portaient pas plus mal !

Michèle Puel Benoit

Pour l’anniversaire de Magali sa Fille

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