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Théodore le chevreuil Prince des Cagnas


Théodore le chevreuil Prince des Cagnas


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Théodore avait pris comme habitude de venir explorer cours et jardins de ce petit hameau, lorsque, la belle saison enfuie, il se voyait abandonné par ses habitants estivaux.
Théodore était un chevreuil brocard de trois ans suffisamment audacieux et curieux pour fréquenter des lieux investis par les hommes.
Pour ce faire, il préférait la première heure matinale, lorsque l’aurore rosit les cieux de l’est et que le soleil, à peine apparu, illumine les prés d’un millier d’étincelles d’eau.
Un terrain qu’il élisait plus qu’un autre, était celui qui dominait cette maison que ses locataires nommaient la biscornue, du fait que ses bâtisseurs n’avaient eu que faire du cordeau, faisant fi des parallèles et angles droits d’ordinaires respectés dans une construction, se contentant d’épouser les courbes du sol.
Outre la vue que l’on avait sur les collines au levant, ce terrain proposait à sa bouche gourmande les seuls fenouils de tout le hameau, qu’un apport en terre viticole du bas pays avait implantés.
Ce matin là, alors qu’il savourait les hampes fleuries de la plante anisée, il fut découvert par la jeune occupante de la si curieuse maison.
image Tout à sa dégustation, il ne l’avait pas entendue sortir. Elle put donc à loisir admirer cet animal, guère plus imposant qu’une maîtresse chèvre, aux cornes découpées et à la robe brun-fauve. Mais quel était-il? Cela, elle l’ignorait.
Se faisant la plus silencieuse possible, ce qu’elle savait parfaitement réussir, elle s’immobilisa.
C’était sans compter sur le flair développé de notre visiteur. Il dressa la tête, pointa ses grandes oreilles vers l’avant, découvrant un museau allongé, terminé par une bouche ourlée d’une moustache blanche, et dont dépassait la tige ombellifère du fenouil, tout prêt à détaller si cela s’avérait nécessaire.
Toutefois, devant l’attitude réservée et admirative de l’adolescente, il marqua un temps d’arrêt, huma l’air de ses narines larges ouvertes, frappa le sol de son sabot gauche, fixa intensément son vis à vis, puis se retournant tranquillement, d’un bond gagna le jardin voisin. Le temps de faire admirer la tâche blanche des poils de son derrière, et il avait disparu.

***

La jeune fille, fortement impressionnée par cette rencontre se précipita chez sa grand-mère pour l’en informer.
- Mamy, mamy, j’ai vu un cerf!
- Un cerf? Où ça?
- Là haut, sur le terrain de la biscornue.
- Tu es sûre?
- Oui , oui. Il m’a regardé puis a tourné le dos et a sauté dans le jardin du voisin. Il avait des bois sur la tête et une tâche blanche sur le derrière.
- Il était gros?
- Pas tant que ça.
- Alors ça ne peut pas être un cerf. Et puis un cerf ne s’approcherait pas autant du village. Je pencherais plutôt pour un chevreuil. Viens, nous allons interroger le dictionnaire.
- Et pourquoi pas Google?
- Google si tu veux…
Pendant que grand-mère et petite fille débattaient, notre chevreuil avait rejoint le fourré de ronces touffues au pied duquel il avait établi sa dernière couchette. Sa cueillette du matin l’ayant pour un temps rassasié, il jugeait qu’une petite sieste serait la bienvenue d’autant que, et quoiqu’il s’en défende, la rencontre matinale qu’il venait de faire l’avait un peu perturbé, pour ne pas dire contrarié.
Eh quoi! il avait ses habitudes, et n’aimait rien tant que contempler le soleil levant en broutant des fenouils!
S’il avait admis qu’il lui fallait éviter le village l’été quand cris d’enfants, aboiements de chiens, interpellations diverses le sur-peuplent, autant avait -il décidé que lorsque les bois endossent leur livrées automnales les lieux désertés de cette population par trop bruyante, lui appartenaient. C’était là sa loi d’occupation des sols:
« - Je vous prête ces terres en été , mais j’en jouis à ma guise tout le reste du temps.»
Il est vrai que Théodore se considérait comme seigneur de ces lieux, et agissait en tant que tel.
Ce n’était pas tout à fait de sa faute, car depuis sa naissance on l’avait installé dans cet état.
Sa mère, après de multiples portées qui ne donnaient que des femelles avait, alors qu’elle n’y croyait plus, donné naissance à un mâle. Un véritable cadeau des dieux, comme le révélait le prénom qu’elle lui avait choisi: Théodore( présent des dieux). De plus il était seul dans cette portée et très certainement son dernier petit: un prince quoi! Et plus tard le roi incontesté des Cagnas. Ce dont elle ne doutait aucunement!
Le prince avait donc grandi choyé et admiré par tout cet aréopage de femelles qui constituait son clan.
Toutefois, cette adulation en devenait parfois trop étouffante pour cet aventurier qu’il avait choisi d’être. Aussi, ses visites au village se faisaient-elles de plus en plus rapprochées au point que sous un taillis de buis bien touffu il s’était installé une couchette.
C’est cette dernière que notre jeune amie venait de découvrir.
- Mamy , mamy je crois que j’ai trouvé l’endroit où se repose le chevreuil !
- Où ça?
- Là haut dans la grande haie de buis qui domine le jardin. L’herbe y est couchée, tassée, parfois ôtée, et sur la ronce qui s’est entremêlée aux buis, j’ai cru voir quelques poils roux accrochés aux épines.
- Ce doit être une de ses couchettes . Il est fort possible alors que tu ne tardes pas à le revoir.
- Quand? Je ne connais pas ses habitudes.
- Tu sais déjà qu’il aime croquer le fenouil au soleil levant…
- C’est ça! Je vais le guetter depuis la petite fenêtre de ma chambre, elle donne juste sur la matte . Ensuite, je n’aurais qu’à descendre pour tenter de l’approcher.
- C’est une idée. Mais il te faudra t’armer de patience et surtout être très silencieuse.

***

De la patience il lui en fallut, car Théodore ne se montra pas de trois jours.
Elle désespérait et avait décidé de relâcher sa surveillance quand il parut à nouveau.
Si le soleil qui se levait n’avait éclairé le blanc de son derrière le rendant éblouissant, elle l’aurait manqué, tellement les levers successifs par trop matinaux avaient eu raison de sa vigilance au point de l’assoupir une fraction de seconde.
En un rien de temps elle fut sur pieds, dévala les escaliers sans craindre de réveiller la maisonnée, et fut sur la terrasse.
image Sur le terrain, devant la touffe de fenouil, et lui tournant le dos, Théodore broutait.
Qu’il était beau au soleil levant ! La lumière qui jouait sur son pelage le rendait doré et lustré. Quand à la rosette en forme de cœur qui compensait son absence de queue, son blanc de neige éblouissait.
Subjuguée la spectatrice restait figée sur place retenant sa respiration, afin de ne pas faire s’enfuir l’animal.
De cela il n’y avait aucun risque: en effet Théodore depuis le début était conscient de sa présence et bien décidé à ne pas s’enfuir. Pensez donc une admiratrice de plus et qui plus est étrangère à sa famille n’était pas à dédaigner!
Alors pour se faire admirer il se mit à taper du pied comme s’il voulait chasser des mouches importunes; puis offrit au soleil tantôt son flanc gauche tantôt son flanc droit pour faire valoir une fourrure veloutée et brillante; enfin relevant la tête pour exhiber ses bois aux trois ramifications et sûr de son effet il se retourna et avança délibérément vers notre héroïne.
- Alors qu’en dis-tu? ne suis-je pas le plus beau spécimen de ma race?
Ensuite flairant la main qu’elle avait tendue vers lui:
- C’est tout ce que tu as à m’ offrir? C’est peu. Dans ces conditions, salut… Dit-il en son langage en faisant volte face.
En deux bonds il avait sauté dans le jardin du voisin, en trois il avait disparu derrière la haie.

***

Consciente qu’elle venait de vivre une rencontre assez extraordinaire, notre amie n’eut plus qu’une envie c’est de tout faire pour se gagner les faveurs de l’animal.

(Que le chevreuil lui parlât et qu’elle le comprît ne lui posait pas trop de problème, habituée qu’elle était de voir dans les histoires que lui contait sa grand-mère s’exprimer tous les êtres vivants qu’ils soient végétaux minéraux ou bien animaux. Le merveilleux n’était-il pas lié depuis toujours à ce territoire? Le fabuleux ne pouvait-il donc pas résider dans le fait qu’elle ait été choisie pour converser avec eux? Alors….)

Voyons, voyons, que lui avait-il dit? Que les quelques tiges de fenouil étaient vraiment peu de chose. Il lui fallait donc flatter sa gourmandise.
Mais au fait de quoi un chevreuil était-il friand? Elle l’ignorait.
Heureusement il y avait Google.
«Au printemps, il mange des jeunes pousses, des feuilles tendres, des herbes, des fleurs, des bourgeons et des ronces. Parfois, les jeunes pousses peuvent le saouler, ce qui le rend moins méfiant ; il se laisse alors facilement approcher et fait plein de bêtises, perdant toute notion de méfiance.»
D’accord, mais en automne?
«A l'automne, le chevreuil mange beaucoup de fruits allant jusqu'à chaparder dans les jardins. Il mange les fruits de merisiers, des baies d'aubépines, des noisettes, des faînes, des champignons et des myrtilles…»
Des myrtilles? Il n’y en a pas chez nous mais des mûres je vais lui en cueillir tout un couffin, j’y mettrai aussi des morceaux de pommes et j’ajouterai quelques grains de raisins.
Ce qui fut dit fut fait, et au matin, au lever du soleil, bien emmitouflée dans une couverture elle l’attendait au bord de la terrasse.
- Tu m’attendais? J’aime bien ça. Le Prince des Cagnas se fait toujours attendre. Car je suis le prince de ces bois touffus et reconnu comme tel par toute la confrérie des chevreuils qui hantent ces domaines.
- Vous êtes prince? Tenez Monseigneur j’ai cueilli ce couffin pour vous.
- Voyons, voyons: des mûres? j’adore, des pommes? Miam! Par contre je ne reconnais pas ces baies ovales et blondes qui crissent sous la dent. Un régal toutefois!
- Ce sont des raisins ils viennent du pays d’en bas.
- Connais pas. Il est vrai que ce territoire me suffit largement: peu de chasseurs, pas de chiens féroces, le loup s’il y a, y est très discret et semble préférer les moutons; quand aux promeneurs ils sont émerveillés chaque fois qu’ils m’aperçoivent. Seuls les jardiniers me boudent et me maudissent pour mes chapardages. Mais après tout ils n’ont qu’à mieux clore leurs jardins. Qu’irais-je faire dans ce pays d’en bas? Ma mère me l’a répété assez souvent: « Il n’y a pas mieux que les Cagnas et tu en es le prince appelé à devenir roi». Mais toi, tu le connais ce pays d’en bas?
- Bien sûr puisque j’en viens.
- Tu pourrais m’en parler? Anatole le grand Anatole, mon père, racontait qu’il y était né. J’étais alors un tout jeune faon et j’ai malheureusement très peu de souvenirs de lui. Mais aujourd’hui qu’il a quitté notre harde victime d’une balle perdue lors d’une battue, j’aimerais tant qu’on m’en parle de ce pays d’en bas. Ma mère mes tantes et mes sœurs, je suis le seul mâle, ne veulent seulement en parler que comme fournisseur d’assassins. Il est défendu d’en prononcer le nom, et notre domaine se limite au bois des Cagnas, zone décrétée par elles protégée, et dont je porterai un jour la couronne. Mais avant cela il faut que mes andouillers poussent, ils en sont tout juste à leur première ramification. De plus ils vont tomber à l’entrée de l’hiver. Aussi dès que je peux m’échapper de ce bien trop petit royaume, je file, et cet endroit est celui que je préfère. J’y ai d’ailleurs établi une couchette.
image - Je sais, je l’ai découverte là haut dans les buis, mais n’ayez crainte Monseigneur je n’y dérangerai jamais votre repos, j’aurais trop peur de perdre un ami.
- Un ami? c’est quoi?
- C’est un être avec lequel on aime parler, partager se confier et se découvrir..
- C’est intéressant. Et tu voudrais bien devenir mon amie?
- Bien sûr mon Prince, je vous raconterai le pays d’en bas et vous me parleriez de votre domaine si touffu et inextricable que dans ma famille nous l’avons appelé le labyrinthe.
- Entendu. On commence quand?
- Maintenant si vous voulez.
- Non, ma harde va se réveiller, il faut que je file. Demain, même heure, même endroit, fit-il. Un saut, un éclair blanc, et il avait disparu.

Alors commencèrent pour nos deux nouveaux amis des journées fertiles en évènements: car il leur avait paru très vite évident que l’action était préférable à la parlote.
Pour notre jeune prince, seul vivre le moment présent avait valeur à ses yeux, de plus il ne savait pas raconter. Quand à notre jeune demoiselle elle n’avait pas hésité une seconde à accepter la proposition qui lui avait été faite d’aller voir sur place. Arpenter landes et bois elle n’aimait rien tant, quand à découvrir cette zone mystérieuse et inexplorée portant le nom de labyrinthe elle en rêvait depuis toujours.
Ils partirent donc dès le soleil levé, après un bref:
-Je prends mon petit déjeuner et vais le manger sur la colline.Tchao!
-Tu es assez couverte lui fut-il demandé?
-Ne rentre pas trop tard.
-Je porte la chemise polaire de Pépé.
-Oui Oui.
Bien entendu il était hors de question de suivre les chemins. Théodore escalada en un rien de temps le chaos de rochers au dessus de la grande mare, fila comme un éclair à travers la sauvageonne avec un:
- Grouille toi un peu on est à découvert
A celle qui s’époumonait à le suivre, enfin dévala en bonds prodigieux la colline pour s’arrêter juste à l’entrée des Cagnas.
Là il huma le vent et dit:
- Parfait. Elles sont de l’autre côté du bois. Nous explorerons donc cette partie.
- Attendez laissez moi souffler un peu.
- Petite nature va!
Et là il fonça droit dans un fourré.
- Eh? Qu’est ce que je fais moi avec les ronces?
- Les ronces? Quelles ronces?
- Celles qui se sont agrippées dans mes cheveux elles m’empêchent d’avancer.
- C’est de la salsepareille, c’est pas mauvais tu sais dit-il en commençant à les brouter. Tu veux goûter? Bon te voilà libérée.
image - Merci.
- J’ai compris: tu n’as pas de bois sur la tête pour te faire le chemin. On va prendre par les buis, ça ne pique pas, et je te ferai la trace. C’est touffu au début et après tu verras il y a des clairières.
Si la traversée du fourré fut un peu rude, la découverte de l’après fut un enchantement.
Imaginez une succession de petites clairières enherbées, ceintes de murets dont un soleil levant, rasant la surface faisait étinceler les gouttes de rosée. Une atmosphère de paix se dégageait de ces lieux d’autant que le vent y était absent, arrêté qu’il était par les grands chênes protecteurs qui les entouraient.
- Jamais je n’aurais rêvé plus bel endroit s’exclama notre amie ! C’est ma-gni-fique.
- N’est- ce pas ? Bienvenue dans mon royaume des Cagnas.Tu en es la première invitée.
- Je suis très touchée de ce grand privilège Monseigneur. Merci infiniment.
- Viens, suis moi je vais te faire découvrir mon futur royaume.
Et d’un bond il avait franchi le muret.
Comme il n’était question que d’une succession de clairières et de murets il ne fut pas trop difficile à notre férue de course et d’escalade de le suivre se fiant à la rosette blanche de son arrière train.
image - Tu vois? La capitelle tout là bas et la petite lavogne juste à côté, c’est la limite à ne pas dépasser.
- Pourquoi?
- Parce qu’au de là il y a les chasseurs et leurs armes meurtrières et nous serions trop à découvert.
-Oh! Je me reconnais c’est la plaine de Saint Michel, nous la longeons lors de la promenade que nous appelons «le grand tour».
- Retournons dans le bois, ces aboiements de chien ne m’inspirent pas confiance.
- A moi non plus.
- De plus, il faut que je te présente à un autre seigneur, un être unique dans ce domaine. Tiens toi bien derrière moi, à partir d’ici les bois sont si enchevêtrés qu’on les croirait infranchissables, sauf pour moi qui connaît toutes les coulées.
Les passages ne furent pas toujours aisés à suivre pour notre héroïne en raison de toutes ces plantes épineuses qui se prenaient dans ses cheveux.
- Baisse la tête, tu es trop grande, c’est plus large en bas. Nous y sommes presque.
La coulée tracée par le chevreuil s’avéra plus facile à suivre une fois qu’elle eut accepté de se plier en deux. Toutefois elle ne pouvait alors se rendre compte du chemin qu’elle parcourait si ce n’est qu’il comportait un certain nombre d’obstacles variés à franchir.
Aussi lorsque Théodore lui dit:
- Nous sommes arrivés tu peux te redresser. Permets moi de te présenter à l’autre roi unique et vénérable des Cagnas sa majesté le grand Houx. image


A suivre



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