.......

Omar

image Il avait ramassé sur le bord de la piste, une de ces cartes enneigées qu’il est de tradition d’envoyer pour les fêtes de fin d’année en Europe. Il se pouvait qu’elle ait été perdue par un de ces aventuriers qui se plaisent à sillonner le désert au bord de leurs machines, sans craindre aucunement d’en gâcher la silencieuse beauté.
Lui, c’était Omar, enfant d’une des dernières familles nomades à déplacer sa tente berbère au gré des pâturages que les arides montagnes sahariennes voulaient bien lui offrir.
Omar était un garçon d’une douzaine d’années, aux cheveux noirs et bouclés, au sourire mélancolique et dont le visage triangulaire était dévoré par des yeux couleur d’encre qu’un trait de khôl soulignait.
Depuis bientôt deux ans lui était échue la garde et le soin du troupeau de chèvres de son oncle : Omar, qui n’avait jamais connu sa mère, avait été recueilli par ce dernier, après le décès de son père. Son oncle était un homme exigeant que la fréquentation du désert avait endurci.
La seule personne à manifester une réelle affection à l’enfant était Zoubeida, sa grand-mère maternelle. Aussi, était-ce tout naturellement à elle qu’il avait décidé de faire-part de sa trouvaille.
Lallah Zoubeida, c’était ainsi que tout le monde l’appelait respectueusement, vivait avec ses servantes sous une tente à l’écart des autres. C’était une femme âgée et révérée parce qu’elle était la gardienne des traditions et de la mémoire de la tribu. Cette charge se transmettait depuis toujours dans la famille de mère en fille.
Imposante dans ses voiles sombres que maintenaient des fibules ornées d’ambre, elle arborait majestueusement un pectoral de pièces d’argent et un tel nombre de bracelets de même matière grimpait à l’assaut de ses bras que le moindre de ses gestes s’accompagnait de délicieux cliquetis. Sa face, présentant sur le front, ainsi que sur le menton les tatouages bleus symboliques des femmes berbères, s’illumina d’un sourire dès qu’elle entendit la voix de son petit-fils.
Quand il pénétra sous la tente, l’enfant, comme à chaque fois, fut saisi par la sérénité qui émanait du lieu.

Ce n’était pourtant qu’une tente berbère semblable à beaucoup d’autres, noire et tissée à partir des laines de dromadaires et de chèvres ; mais, était-ce dû à la texture même de sa toile qui, en tamisant la vive lumière extérieure, la transformait en une sorte d’oasis de fraîcheur, ou bien à l’odeur enivrante des herbes qui emplissaient de nombreux couffins, ou encore au souvenir des moments heureux qu’y avait connus son enfance, il ne savait pourquoi, et pourtant, aucun autre endroit ne l’émouvait autant !
De nombreux mats disposés au centre et sur le pourtour, divisaient l’espace en plusieurs emplacements aux vocations bien définies.
A gauche en entrant, se trouvait la cuisine et ses multiples corbeilles en paille d’alfa; des plats en terre cuite rouge étaient disposés sur une natte : ils allaient du très grand pour pétrir le pain, jusqu’à celui pour le tajine au curieux couvercle conique. En son milieu trônait un poêle dont le four exhalait une bonne odeur de pain chaud.
A droite le salon avec ses matelas de laine garnis de coussins bariolés, son tapis aux motifs berbères colorés oranger, jaune, turquoise, et sa table basse.
Sa grand-mère, assise en tailleur sur un matelas, le dos bien calé par des coussins l’accueillit en ces termes :
- Approche, lumière de ma vie, comment va le fils adoré de la préférée de mes filles ? Que Dieu ait son âme ! 
- Bonjour, grand-mère, que la paix d’Allah soit avec toi, puisse-t-il te maintenir toujours en bonne santé ! 
- Merci mon fils, que Dieu te protège  puis   Assieds-toi, nous allons boire le thé. 
Zoubeida prit alors la bouilloire posée à côté d’elle sur les braises du kanoun et versa de l’eau chaude dans la théière pour l’ébouillanter. Devant elle, sur un plateau que soutenaient des pieds de bois sculptés, étaient disposés, outre la théière ventrue, des verres à thé décorés de motifs de couleur. Un plateau plus petit portait la boîte contenant les précieuses feuilles ainsi qu’un pain de sucre déjà entamé mais encore enveloppé de papier bleu. Après avoir reversé l’eau dans la bouilloire, elle plaça au fond de la théière un nombre précis de pincées prélevées dans la boîte, auxquelles elle ajouta de la menthe fraîche et quelques blocs de sucre détachés à l’aide d’un marteau de cuivre ouvragé. Elle compléta ensuite avec l’eau frémissante.
Personne ne parlait, le cérémonial réclamant une observation scrupuleuse du rituel. Quand elle estima que le breuvage avait assez infusé, de ce geste traditionnel, elle en versa dans son verre une petite quantité, prenant bien soin de le verser de très haut afin de mieux juger de sa teinte et faire entendre un joli bruit de cascade. Ensuite elle goûta, puis, satisfaite, elle servit l’enfant. D’une corbeille recouverte d’une serviette elle sortit un pain blond, rond et chaud qu’elle rompit et offrit accompagné, Ô luxe inouï, d’une assiette remplie d’un mélange d’abricots confits et d’huile d’olive. 
- Tiens, mange, c’est pour toi.  Dit-elle en poussant l’assiette devant Omar.
Celui-ci trempa sans plus attendre son pain dans la savoureuse friandise et se mit à manger.
Une fois bus les deux verres de thé obligatoires, le garçon osa enfin aborder le sujet pour lequel il était venu.
- Grand-mère, regarde ce que j’ai trouvé, dit-il en tendant la carte. N’est-ce pas qu’il est beau ce paysage ? Et la mosquée pointue recouverte de neige ? Pourquoi ne neige-t-il jamais au Sahara ? 
- Ce n’est pas une mosquée, mon fils, répondit-elle, mais une église : la mosquée des chrétiens, ensuite il n’est pas vrai qu’il ne neige jamais chez nous. Ma mère m’a raconté, elle le tenait de sa grand-mère, que cette dernière lui aurait dit qu’à l’époque de sa propre grand-mère, il était tombé un soir du ciel de drôles d’innombrables petites plumes aussi blanches que du lait de chamelle.  Cela avait duré toute la nuit et au matin les tentes disparaissaient sous une couverture blanche qui masquait même l’ocre des dunes. De mémoire d’homme on n’avait jamais vu pareil phénomène ! On en chercha l’explication et ce fut encore une fois la sage aïeule qui en eut la révélation. En observant le troupeau de chèvres, elle constata qu’il y avait parmi les bêtes une chèvre qui ne ressemblait à aucune autre : elle était un peu plus grande, possédait un pelage d’un roux sombre, d’étranges cornes palmées ornaient son front, et surtout sa queue courte, dressée et toute blanche possédait la curieuse faculté de faire neiger quand elle tournait ! Les mouvements circulaires plus ou moins rapides de cette dernière donnaient naissance à une infinité de petites graines blanches duveteuses aussi légères que duvet de poussin, qui voltigeaient un moment dans l’air avant de se poser.
C’était bien là, sans aucun doute, l’animal fabuleux dont parlaient toutes les légendes berbères ! Il resta un jour entier avec le troupeau et puis, au matin, il avait disparu.
-  Le soleil revenu l’avait chassé avec la neige ! Pfuit ! Jamais plus il n’a réapparu ! Et pourtant, moi je l’attends toujours, j’aimerais tellement le voir! Conclut Zoubeida en soupirant : E-wah ! 
- Moi aussi grand- mère, moi aussi, répondit l’enfant tout rêveur. 

***

Le temps passa. Pour Omar, nulle journée ne s’écoulait qu’il ne songe à cet animal mythique aux pouvoirs si extraordinaires. Dès son réveil il accourait vers le troupeau pour voir si, grâce à la complicité de la nuit, le fabuleux animal ne s’y était pas introduit. Mais son espoir était toujours déçu.
Or, il arriva qu’un jour de janvier, le ciel se charge d’une curieuse manière ; le soleil se trouva voilé non pas par une de ses nuées jaunâtres annonciatrices de quelque vent de sable, mais d’une sorte de brume aérienne et blanchâtre qu’il n’avait jamais vue auparavant. L’air fraîchit, et se fit immobile. Alors se mirent à pleuvoir des milliers de petites plumes aussi blanches que lait de chamelle. Elles volaient, tournoyaient, virevoltaient accompagnées d’un doux murmure pour venir, en fin de course, s’écraser sur le nez de l’enfant y produisant une curieuse sensation de baiser mouillé. Il neigeait !
Bientôt sa djellaba fut saupoudrée d’une fine pellicule blanche. Revenu de son étonnement l’enfant scruta les bêtes pour voir s’il ne se trouverait pas parmi elles l’animal tant attendu.
Il eut tout d’abord du mal à dénombrer le troupeau tellement les chèvres s’étaient agglutinées les unes aux autres à la recherche d’un semblant de chaleur ; de plus, leur pelage avait pris une teinte uniformément grise, et elles portaient toutes la tête basse comme accablées par le mauvais temps.
Et soudain, il le vit : cent mètres à l’écart, il se tenait là, la tête dressée humant l’air rafraîchi. Il était plus haut sur pattes que le plus grand des boucs, la neige qui recouvrait son dos rendait plus crémeuse encore la peau lainée de son poitrail et de ses flancs. Son front s’ornait de cornes larges et plates étrangement festonnées. Et, surmontant ses puissantes pattes arrières, sa queue, qui ne s’arrêtait pas de tourner, faisait naître des nuées de particules duveteuses qui, depuis la dune où il était perché, descendaient paresseusement jusqu’à l’endroit où se trouvait l’enfant. Le spectacle était étonnant !
 Omar, subjugué, n’osait aucun mouvement : il restait là, figé, le nez en l’air, la bouche ouverte, le souffle suspendu ! Mais il fallait prévenir grand-mère !
Alors, pour ne pas effrayer l’animal, l’enfant amorça une lente marche arrière, et, dès qu’il s’estima hors de vue, courut le plus vite qu’il put jusqu’à la tente de Lallah Zoubeida, et là, sans sacrifier aux salutations usuelles, hors d’haleine il s’écria : - Grand-mère, grand-mère, il est là, il est revenu, viens voir, je suis venu te chercher ! 
Alors se produisit une chose stupéfiante, Zoubeida, que son grand âge et son embonpoint avaient rendue presque impotente, se leva de ses coussins, congédia d’un geste ses servantes qui se précipitaient, et s’appuyant sur son petit-fils, sortit magnifiquement altière de la tente. Elle traversa ainsi tout le campement, laissant les gens trop abasourdis pour la suivre, et guidée par Omar se dirigea vers les pâturages et les dunes.
L’animal était toujours là, en haut de la dune la plus élevée, remplissant consciencieusement son rôle de faiseur de neige. Tournant la tête au bout d’un moment il remarqua l’étrange groupe que formaient Omar et sa grand-mère immobiles. Alors, majestueusement il descendit vers eux. Quand il ne fut plus qu’à quelques mètres il leva vers eux sa tête fière cherchant le regard de l’aïeule, puis il la baissa par trois fois, comme en signe d’allégeance, s’ébroua et disparut au milieu de la bourrasque qu’il avait provoquée. Ce furent les voix courroucées de son oncle et de ses tantes qui tirèrent le garçon de la rêverie dans laquelle il était tombé :
- Omar, hchouma, tu n’y penses pas, faire sortir Lallah Zoubeida par un temps pareil ! Et vous Hajja, courir le désert, ce n’est plus de votre âge, vous allez prendre froid ! 
Et tandis qu’on expédiait le jeune berger à la garde d’un troupeau

qu’il n’aurait jamais du quitter, on ramena l’aïeule sous la tiédeur des couvertures où elle fut contrainte d’avaler plusieurs verres consécutifs de thé brûlant.
Le soir même le ciel se dégageait et le soleil dès son lever s’occupa à faire disparaître toute trace d’une si extraordinaire journée.
Zoubeida ne se remit jamais tout à fait de son escapade dans la neige : sa santé déclinant petit à petit, elle fit venir Omar et lui dit :
- O mon fils, ne t’entête pas à persuader les autres de la réalité de ce que tu dis avoir vu ; cela ne sert à rien ; qui croirait un enfant orphelin ou une vieille femme ? Garde plutôt pour toi l’émerveillement que tu as éprouvé afin que tu saches goûter de la même manière tous les moments de bonheur que t’accordera la vie. Qui peut dire ce que l’avenir nous réserve ? -
La mort de sa grand-mère plongea l’enfant dans le chagrin. Quand il en ressortit, il était devenu un homme bien décidé à occuper une place dans la vie. Et c’est ce qu’il fit.

***

Il quitta la tribu et suivit une caravane pour apprendre le dur métier de caravanier. Son amour des bêtes, lié à son sens du commerce lui permirent de posséder un jour sa propre caravane et il passa sa vie à sillonner le désert porteur de sel, d’épices ou d’étoffes.
Il ne revit jamais l’animal légendaire, - était-ce que son âme d’homme inflexible avait étouffé son cœur d’enfant ? -
Pourtant, un jour qu’il avait plu deux jours durant dans les montagnes du Hoggar, le soleil revenu fit éclore en l’espace de quelques heures, des milliers de petites fleurs, au point que les sommets déchiquetés en devinrent teints d’un rose pourpré. Alors, ému de tant de beauté qu’il savait éphémère, il s’assit par terre, et il pleura !

Michèle Puel Benoît

Retourner en haut